— Eh bien, passons à table ! dit celui-ci qui ajouta aussitôt : Où est Adam ? Il n’a pas entendu la cloche... ou bien n’est-il pas encore rentré ?

Du seuil des salons, une voix grave, un rien solennelle même, se chargea de la réponse :

 — Il est dans la buanderie où Béline est en train de le récurer. Il était tellement sale en revenant d’Escarbosville que Lisette lui a interdit l’escalier et Mme Bellec sa cuisine.

Arthur se retourna pour voir qui venait de parler et pensa que ce bonhomme-là semblait sorti tout droit d’un livre de contes fantastiques, fidèle en cela à l’originalité dont chaque habitant de cette maison paraissait tenir à faire preuve. Brun de peau, le menton en galoche, les sourcils en surplomb et le nez cassé, il avait une vraie tête de flibustier encore aggravée par une énorme paire de moustaches noires dont les pointes remontaient presque jusqu’à ses yeux et qui contrastaient furieusement avec ses cheveux d’un blanc de neige portés à l’ancienne mode, ramassés sur la nuque dans une bourse de cuir nouée d’un ruban. A l’ancienne mode aussi l’habit de velours violet sou taché de noir, les culottes noires et les bas blancs disparaissant... dans une vaste paire de pantoufles marron dont l’une, découpée, donnait de l’aise à un volumineux pansement.

La protestation du médecin acheva de renseigner le jeune garçon :

 — Qu’est-ce qui vous a pris de vous lever, Potentin ? Vous devez souffrir le martyre ?

C’était sans doute vrai : deux ou trois gouttes de sueur perlaient au front du vieil homme. Cependant un sourire farouche retroussa encore davantage les fameuses moustaches façon Grand Moghol dont le majordome prenait le plus grand soin en souvenir des princes rencontrés dans sa jeunesse (trouvant d’ailleurs qu’elles blanchissaient par trop, il les teignait désormais afin de leur conserver tout leur volume).

 — Votre nouvel onguent fait merveille, monsieur le docteur. Et vous n’auriez tout de même pas voulu que je reste dans mes couettes comme une vieille femme le jour où un nouveau Tremaine vient habiter les Treize Vents ? Je tenais à lui ouvrir moi-même les portes de la salle à manger !

Touché malgré lui, Arthur s’avança et, ne sachant trop que faire, tendit une main hésitante :

 — Je vous remercie pour cette attention, monsieur Potentin et...

 — Pas « monsieur » ! Je suis Potentin tout court... et à votre service, Monsieur Arthur !

 — Voilà qui est bien ! approuva Guillaume, mais comme c’est tout de même à moi que tu dois obéissance, tu vas me faire le plaisir de retourner te coucher ! Tu as fait assez d’héroïsme pour ce soir et Lisette nous servira.

Sur un coup d’œil, le docteur et lui s’emparèrent de Potentin et, le portant plus que l’aidant à marcher, ils lui firent remonter les deux étages dont la descente avait dû causer une rude souffrance... On les entendit rire et plaisanter dans les hauteurs. Quelques minutes plus tard, on passait à table.

L’incident avait un peu déridé le maître des Treize Vents. Cependant, il fut vite évident qu’il restait soucieux et que le docteur Annebrun partageait son inquiétude. Bien que tous deux s’efforçassent de le dissimuler en parlant de choses et d’autres. Ce qui finit par agacer Elisabeth :

Père, demanda-t-elle, ne nous direz-vous pas au moins si vous avez pu sauver cette malheureuse et attraper les bandits ?

Ils courent toujours, malheureusement, et je ne vois pas bien comment on pourrait les prendre. Sur les ordres du département, la. gendarmerie de Valognes a bien installé un petit poste au Vaast pour tenter de lutter contre l’insécurité qui grandit depuis quelque temps, mais l’aide qu’ils représentent est surtout morale : ils ne sont que trois et les malandrins le savent bien. Néanmoins, nous les avons prévenus...

 — Mais la servante ? Elle était encore vivante ?

 — Oui, dit le docteur. Elle a subi les violences des deux hommes mais elle s’en remettra. Nous l’avons confiée aux gens du château de Pepinvast. Ils vont mettre quelqu’un pour s’occuper de la ferme avec l’autre servante qu’on a retrouvée dans les bois en compagnie de son gamin à moitié morts de peur.

 — Et les pauvres Mercier ?

 — On les enterrera demain, reprit Guillaume. Bien entendu nous irons tous. De toute façon, je comptais emmener Arthur à Varanville. Nous pousserons jusque-là après la cérémonie. Nous y sommes allés tout à l’heure mais... la baronne était absente. Nous n’avons vu que Félicien Gohel... Pas bien surpris, d’ailleurs ! Paraîtrait que ces bandits ont déjà fait des leurs du côté de Boutron et Gonneville. D’après ce que nous a dit la fille, ce seraient des chouans de la bande de Mariage.

 — Ça ne tient pas debout ! grogna Pierre Annebrun. Cet homme qui se faisait appeler la Grenade quand il servait au régiment d’Aunis a été fusillé en Bretagne en 97. Quant aux chouans, il n’en existe plus guère depuis que Hoche a fait fusiller M. de Frotté, et surtout pas par ici où l’on était plutôt pour le Roi et où les connivences sont nombreuses.

Pendant cinq années, en effet, de 1795 à 1800, la chouannerie qui avait dévasté le sud de la Manche, traquant les pourvoyeurs de la Terreur, partisans jurés de la Révolution que l’on appelait les « patauds », poursuivant les prêtres « jureurs », saccageant les bureaux municipaux et coupant les arbres de la Liberté, n’avait eu que peu de résonance dans le nord de la péninsule où il n’y eut guère de grands excès et où l’on ne connut pas la sinistre guillotine. Les « chasseurs du Roi » ne s’aventurèrent pratiquement jamais au-dessus de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Par contre, certaines bandes se réclamant de la foi royaliste se composaient surtout de véritables brigands, tel ce Jean Mariage dont Guillaume venait de prononcer le nom et dont les exploits faisaient encore trembler dans les chaumières.

 — Tu es bien certain, reprit Guillaume, que ce bandit a été tué ? On a dit qu’il était passé en jugement, condamné, mais personne n’est vraiment certain, par ici, qu’il ait été exécuté. J’ai d’ailleurs trouvé bizarre qu’il demande à être jugé par le tribunal militaire de Saint-Brieuc, mais, quoi qu’il en soit, et même s’il a vraiment été passé par les armes, rien ne dit qu’un frère, ou un cousin, ou simplement un ancien lieutenant n’a pas repris le flambeau.

 — J’admets que c’est toujours possible, concéda le médecin.

 — Dans ces conditions, il faut prendre les mesures nécessaires, former une troupe pour donner un coup de main aux gendarmes, et sans attendre qu’une autre catastrophe se produise. La seule idée que ces misérables pourraient s’en prendre à Rose me met hors de moi.

 — Il y a tout de même du monde à Varanville et, d’autre part, il est possible que la bande ne soit pas très nombreuse. Ces malandrins n’étaient que deux chez les Mercier...

 — Mais bien armés. Pour un vieillard, trois femmes et un enfant, c’était plus que suffisant. Le reste était peut-être occupé ailleurs. Il y a tellement de petites fermes isolées, de maisons mal défendues... et encore tellement de bois trop épais où peuvent se cacher indéfiniment ceux qui préfèrent leurs propres lois à celles de l’État. En admettant que celui-ci se décide à en promulguer d’intelligentes 1...

 — J’ai bon espoir de ce côté-là. Le Premier consul n’est pas seulement un génie militaire : il a aussi la main lourde à ce que l’on dit, et il est bien décidé à rétablir l’ordre.

 — Ce n’est pas moi qui m’en plaindrais...

Guillaume se versa un verre de vin mais ne le but pas tout de suite. Adossé à son fauteuil, il en mira le pourpre profond à la lumière du grand chandelier d’argent qui éclairait la table :

 — Curieux homme que ce Bonaparte surgi d’une île à moitié sauvage où personne n’aurait jamais eu l’idée d’aller le chercher et qui semble s’être donné pour tâche de ramener la France à la raison ! J’avoue que j’aimerais bien le connaître et il se peut que j’aille un de ces jours à Paris dans ce but. Bougainville, qui a ses entrées chez lui, prétend qu’il est fascinant : un champion de la morale par-dessus le marché !

 — Qui a cependant épousé une femme, ravissante peut-être, mais de réputation douteuse.

 — Tous les grands hommes ont leur faiblesse et tu as prononcé le mot qui résume tout : elle est ravissante...

Puis, changeant soudain de ton, Guillaume se tourna vers sa fille :

- A propos, qu’est-ce que cette histoire, de pari avec Caroline de Surville ? J’aimerais une explication.

Elisabeth devint ponceau. Elle espérait bien que, grâce à l’arrivée d’Arthur, on n’en reviendrait pas à son équipée du matin. D’autant qu’elle avait permis de découvrir un crime et peut-être de sauver une femme. Mais c’était compter sans la propension de son père à vouloir toujours aller au fond des choses. Elle n’échapperait pas à l’algarade.

 — Je sais que j’ai eu tort, Père, mais avouez qu’un pari n’est pas quelque chose de bien répréhensible.

 — C’est selon ! S’il s’agit d’un pari en l’air, j’en suis à peu près d’accord, mais si on l’intéresse je ne le tolère plus. Étiez-vous convenues d’un enjeu ?

Il y eut un silence. En dépit de sa résolution, Élisabeth détournait la tête, ne se sentant pas le courage d’affronter le regard paternel.

 — Eh bien ? insista Guillaume froidement.

 — J’avais parié... l’un des bibelots de jade de ma chambre contre un livre... mais je ne pouvais pas perdre. Je monte Sahib sans la moindre difficulté...

 — Vraiment ? Tu l’as blessé et il aurait pu te tuer. Lorsque je défends quelque chose, j’ai, en général, de bonnes raisons. Et c’était quoi ce livre ? Je pensais que tu pouvais trouver ici largement de quoi satisfaire ta passion de la lecture...

De rouge Élisabeth devint pâle. Ses prunelles grises se firent implorantes :

 — S’il vous plaît... permettez que je ne vous le dise que tout à l’heure... quand nous serons seuls.

Tremaine connaissait la fierté de sa fille. Déjà ce règlement de comptes public représentait pour elle une dure épreuve. Il ne voulut pas l’humilier tout à fait en face de ce jeune garçon qu’il lui imposait comme frère.

 — Entendu. Nous en finirons tout à l’heure...

Pierre Annebrun, désireux d’aider l’adolescente, ouvrait la bouche pour parler d’autre chose quand Arthur choisit de déclarer :

 — Pensez-vous vraiment, monsieur, qu’un pari soit tellement répréhensible ? Dans toute l’aristocratie anglaise, on ne cesse de parier et sur n’importe quoi...

L’étroit visage de Guillaume Tremaine se ferma, cependant que son regard fauve s’embrasait :

 — C’est très chevaleresque de vouloir défendre une jeune personne en péril, mais nous ne sommes pas en Angleterre, Arthur, et je souhaiterais que vous vous en souveniez à l’avenir...

 — Comme vous voudrez, monsieur !

Tremaine ne releva pas le mot qui le blessait d’autant plus que le jeune garçon venait de l’employer par deux fois mais, en fait, celui-ci ne lui avait jamais donné d’autre nom et même s’il souhaitait profondément s’entendre donner le nom de père, il admettait qu’il lui fallait compter avec l’éducation anglaise du garçon. Lord Astwell, qui avait veillé sur sa petite enfance, n’obtenait aucune autre appellation que « sir » ou « mylord ». Sans doute faudrait-il beaucoup de temps pour amener Arthur à penser français et surtout à se comporter en fils...

Ce fut cet instant un peu tendu qu’Adam choisit pour faire son entrée. Récuré, poncé, briqué, coiffé, flanqué de l’ombre inquiète de Béline qui n’osa d’ailleurs pas s’aventurer au-delà du seuil, il marcha d’un pas tranquille vers son père auprès duquel il s’arrêta en marmonnant quelque chose d’incompréhensible mais où il était vaguement question d’excuses. Il débita le tout du ton paisible d’une simple formalité.

 — Eh bien ? fit Guillaume dont les épais sourcils demeuraient froncés. Comment expliques-tu ton retard ? Tu sais pourtant bien que j’exige l’exactitude !

 — Voui ! fit Adam, coutumier de ce genre d’affirmation où il voyait plus de force que dans la forme normale. Seulement on a beaucoup travaillé avec Julien... Puis, l’œil pétillant d’un enthousiasme qu’il ne pouvait plus contenir, il lança :

 — Figurez-vous que monsieur l’abbé, en herborisant, a découvert un morceau de vieille poterie près du ruisseau d’Escarbosville. Il a alors commencé à creuser, à creuser. Quand je suis arrivé là-bas, ce matin, ils étaient déjà à l’ouvrage et monsieur l’abbé a même déterré un morceau de bronze. Il a dit que c’était une « hache à douille » provenant de la tribu des Unelles qui étaient chez nous bien avant les Romains... Il dit qu’il doit y en avoir d’autres, beaucoup d’autres peut-être... que ça servait de monnaie d’échange et même quelquefois...