— Je gage qu’il vous ressemble...
— Auriez-vous des dons de voyance ? C’est vrai, il me ressemble. Trop ! C’est, je pense, ce qu’Adam n’a pas supporté.
— Aussi, il était impossible, bien sûr, de l’accueillir chez vous en le faisant passer pour un cousin, comme c’eût été peut-être, sinon la sagesse, du moins le meilleur moyen de vivre en paix...
— Cette fois, c’est Arthur qui ne l’aurait pas supporté. Comment voulez-vous qu’un enfant méprisé par sa grand-mère et son frère, hostile à son intégration aux miens, accepte de surcroît l’humiliation d’un faux nez ? Je savais que je rencontrerais des difficultés. Je les attendais plutôt d’Élisabeth, et voilà que c’est Adam, toujours dans les nuages cependant, qui ne retombe sur terre que pour entrer en révolte !
— Qu’allez-vous faire ?
— Le retrouver, bien sûr, mais ensuite, je vous avoue que je n’en sais rien. Et à présent, je me demande où je pourrais bien chercher ? Sil n’est ni chez les Rondelaire ni chez vous...
La fêlure dans la voix de Guillaume toucha son amie. Tirant sa chaise auprès de lui, elle posa une main légère sur la sienne qu’elle sentit trembler un peu :
— Vous êtes dévoré d’angoisse, Guillaume, sinon vous ne vous décourageriez pas si vite. Il y a mille endroits où l’enfant peut être caché. A force d’herboriser, de fouiller, de gratter, il connaît notre coin comme sa poche...
— Vous pensez qu’il se cache ? Et s’il était parti au loin ?
— Par quel chemin ? Pas celui de la mer : il en a une peur horrible. Et d’ailleurs pour aller où ? En dehors des gens d’ici, il ne connaît personne sauf Me Ingoult son parrain et ma cousine Flore qui est sa marraine, mais je ne le vois pas s’engager sur la route de Paris sans argent, sans monture et avec le seul secours de ses jambes. Pas même sur celle de Cherbourg où d’ailleurs Joseph Ingoult n’est certainement pas... Vous avez prévenu les gendarmes bien entendu ?
— Oui. J’ai envoyé aussi Daguet à Saint-Vaast pour informer les autorités et avertir le docteur Annebrun, ils vont sans doute fouiller le littoral...
Il s’était levé et rejoignait la porte vitrée donnant directement sur le jardin, attiré par le bruit d’un cheval au galop qui se rapprochait. Guillaume se tourna vers son amie :
— Vous aviez raison de penser que Joseph n’est pas à Cherbourg : il vient tout juste de sortir de la grande allée...
Rose bondit :
— Il est ici ?
— Si ce n’est pas lui, c’est son sosie parfait...
C’était bien l’avocat cherbourgeois qui tombait de cheval plus qu’il n’en descendait devant l’entrée du château. Mais dans quel état ! Boueux, crotté, son magnifique carrick taillé à Londres selon la dernière mode des cochers anglais couvert de tout ce que les ornières et les flaques d’eau avaient pu y précipiter :
— Mon Dieu ! Il a une mine affreuse ! remarqua Rose déjà inquiète. Il a dû se passer quelque chose chez les Bougainville !...
Elle et Guillaume se précipitèrent au-devant du voyageur qu’un petit paysan aidait à retrouver son équilibre sur la terre ferme. A mesure qu’ils avançaient, les traits tirés et les yeux rougis d’Ingoult devenaient de plus en plus évidents.
Depuis des années, en effet, un lien étrange, ténu mais solide, l’unissait à l’amiral et surtout à sa jeune épouse, Flore de Montendre, cousine de Rose. Cela ressemblait à ce service d’amour courtois que les chevaliers du Moyen Age vouaient autrefois à la dame de leurs pensées.
Ainsi, depuis le jour où il put contempler les cheveux d’or, la taille de nymphe et les yeux d’azur de la jeune Mme de Bougainville, Joseph, avocat paresseux mais riche, célibataire et indépendant, choisit-il de ne vivre que pour elle. Virevoltant entre le rôle de sigisbée et celui d’ami de la famille, il réussit à se tailler une place dans le ménage. Sans s’autoriser d’ailleurs la moindre espérance. Flore, il le savait, adorait son époux, cependant beaucoup plus âgé qu’elle, et, durant ses longs séjours au château de Suisnes en Ile-de-France ou à la Becquetière en Cotentin, l’avocat ne se fût jamais permis d’entretenir la jeune femme d’une passion dont elle n’aurait eu que faire. De plus, il se doutait bien qu’elle l’eût jeté dehors au moindre mot déplacé. Alors, entre deux parties d’échecs avec le grand navigateur, il suivait Flore à cheval durant ses tournées charitables dans le village ou sur les vastes plantations de rosiers du domaine. Ou encore, il lui tenait ses écheveaux de laine pendant qu’elle les dévidait, simplement heureux d’un sourire ou d’une caresse des beaux yeux qu’il aimait tant.
Les enfants, dont il était l’ami, le traitaient en vieil oncle bien qu’il fût nettement plus jeune que leur père. Cela tenait à ce que, dès ses vingt ans, Joseph Ingoult ressemblait assez à un précoce vieillard, avec son visage dont la mobilité allait jusqu’aux tics et sa perruque blanche, totalement passée de mode à présent, mais qu’il s’obstinait à conserver afin de pouvoir se raser le crâne et s’éviter ainsi les inconvénients d’une nature de cheveux particulièrement rebelle. Résultat : depuis des années il paraissait avoir le même âge ce qu’il commençait à apprécier maintenant que la cinquantaine était proche.
Ce matin-là, Ingoult était visiblement parvenu au bout de ses forces. Il tomba presque dans les bras de Tremaine avant de poser sur le poignet de Rose un baiser respectueux mais incertain.
— Madame, exhala-t-il enfin, je viens vous chercher ! Votre cousine est accablée de la plus cruelle douleur et vous réclame... Elle a de votre affection un besoin extrême...
— Mon Dieu ! gémit Mme de Varanville, croyant deviner. Est-ce que son époux est...
— Non. Grâce à Dieu, notre ami Bougainville se porte bien, encore que, pour lui aussi, le coup soit terrible. Il s’agit de son second fils, le jeune Armand...
Et de raconter le drame dont le château de Suisnes venait d’être le décor. Quelques jours plus tôt, le corps de l’adolescent, âgé de seize ans, avait été retrouvé noyé dans l’étang de la propriété sans que l’on puisse savoir ce qui s’était passé au juste. La version officielle voulait qu’étant en train de pêcher Armand eût perdu l’équilibre et fût tombé à l’eau. En effet, une petite barque flottait non loin du corps.
— En réalité, dit Joseph, dont les yeux habituellement si froids se mouillaient de larmes, il pourrait s’agir d’un chagrin d’amour...
Rose eut un cri d’horreur et de douleur tout à la fois :
— Cet enfant se serait... oh non ! C’est impossible !
— Malheureusement, c’est possible et c’est aussi ce qui est en train de tuer Mme de Bougainville. Elle est presque folle de désespoir et son époux ne sait plus que faire pour lui rendre un peu de paix. Il ne cesse de répéter qu’il s’agit d’un accident, et défense formelle a été faite à sa maisonnée de parler d’autre chose. Armand a été victime d’un accident ; un point c’est tout !
Cela permettait la sépulture chrétienne : le corps du jeune noyé demeura à Suisnes mais le cœur enfermé dans une urne rejoignit le tombeau des Bougainville dans l’ancien cimetière Saint-Pierre de Montmartre, dit du Calvaire13, réouvert depuis l’année précédente.
— Mme de Bougainville, conclut l’avocat dans un soupir, a grand besoin du secours d’une femme qu’elle aime. Il n’y a que des hommes autour d’elle ! Je sais bien que la mauvaise saison arrive et qu’un voyage n’est guère agréable, mais Noël aussi approche et l’amiral s’en épouvante. L’absence d’Armand n’en sera que plus cruellement ressentie...
— Le premier Noël carillonné depuis tant d’années ! dit Rose, songeuse. Ce Bonaparte en signant le Concordat avec Rome nous a rendu nos prêtres et nos cloches. Pourquoi faut-il qu’elles aient sonné en glas pour cet enfant ? Vous avez raison de penser que la Nativité sera douloureuse à ma pauvre Flore qui aimait tant cette fête !... Vous avez bien fait de venir me chercher, mon ami. Je vais tout disposer pour pouvoir prendre après-demain la diligence de Paris. Cela vous permettra de vous reposer un peu car vous repartez avec moi, j’imagine ?
— Bien entendu... si je ne suis pas importun ?
— Est-ce bien raisonnable ? intervint Guillaume. Qu’allez-vous faire de votre maisonnée ? Voulez-vous me confier vos filles ?
— Vous trouvez que vous n’avez pas encore assez de problèmes ? Merci, Guillaume, mais je vais les envoyer à Chanteloup. Ma tante, qui les adore, sera enchantée de les avoir. Pour le reste, Félicien s’en tirera parfaitement sans moi : il nous a déniché de bons valets de ferme...
Elle s’agitait à présent et Guillaume comprit qu’il fallait la laisser à ses préparatifs. Il devinait que Rose, dont le cœur débordait toujours peur ceux qu’elle aimait, avait hâte d’en déverser les trésors sur sa cousine Flore devenue une mère désespérée. Peut-être aussi — mais cela elle ne l’avouerait pas, jugeant sans doute qu’en de telles circonstances il y aurait là de l’égoïsme et un peu d’indécence — pensait-elle qu’en se rendant à Paris elle pourrait aller embrasser son fils, son Alexandre dont elle était si fière ! D’abord parce qu’il était charmant, ensuite parce qu’il possédait une belle intelligence et manifestait pour l’étude un goût prononcé. Comme tous les enfants nobles il avait d’abord eu un précepteur mais celui-ci, M. Herbet, âgé seulement de vingt-cinq ans, avait été pris par la conscription. Pendant les jours noirs de la Terreur, les petits Varanville reçurent l’enseignement d’une ancienne religieuse bénédictine de l’abbaye Notre-Dame-de-Protection, à Valognes. Celle-ci, Marie-Gabrielle de Maneville, était filleule de Mme de Chanteloup. Chassée comme ses compagnes en 1792, elle avait trouvé asile à Varanville où elle se cachait sous des habits de paysanne. Très cultivée, elle assuma sans peine le relais de M. Herbet, et continuait à assurer l’instruction des deux filles de Rose : Victoire et Amélie.
Quant à Alexandre, depuis environ un an, il vivait à Paris, chez Mme de Baraudin, la sœur de Bougainville, en compagnie de Hyacinthe, le fils aîné du navigateur. Celui-ci, en effet, ayant découvert les capacités de ce jeune cousin, obtint de Rose qu’elle le lui confiât : il lui fallait des maîtres de valeur devenus introuvables aux confins du Cotentin. Et, en effet, grâce à sa position dans le monde scientifique et à ses relations — il était membre du Bureau des longitudes et surtout de l’Académie des sciences depuis le glorieux 26 février 1795 — , il avait pu faire admettre son fils d’abord puis le jeune Varanville dans la toute nouvelle Ecole polytechnique, fondée par la Convention en 1794 grâce à l’impulsion de Monge et de Carnot14 sous l’appellation d’École centrale des travaux publics, rebaptisée l’année suivante et dont les cours se donnaient à l’hôtel de Lassay, dans les dépendances de l’ancien Palais-Bourbon15.
Aussi, tandis que Guillaume Tremaine, le cœur plus lourd que jamais, regagnait les Treize Vents dans l’espoir d’y apprendre des nouvelles, Rose confia le cavalier exténué aux bons soins de Marie Gohel et se mit à la recherche de ses filles. Elle les trouva en compagnie de sœur Marie-Gabrielle, dans la petite salle d’études aménagée au premier étage, près de la tourelle octogone où tournait le vieil escalier de pierre.
On faisait une dictée. Les plumes grinçaient en crachant un peu sur le papier tandis que la voix douce mais précise de l’ancienne religieuse détaillait soigneusement le texte tiré des Caractères de M. de La Bruyère :
« Imaginez-vous l’application d’un enfant à élever un château de cartes ou à se saisir d’un papillon : c’est celle de Théodote pour une affaire de rien et qui ne mérite pas qu’on s’en remue... »
Les deux fillettes se donnaient du mal, un bout de langue rose coincé entre leurs dents et elles se gardèrent bien de lever les yeux quand leur mère pénétra dans la pièce, le plus doucement possible : Rose savait sœur Marie-Gabrielle très stricte sur l’application de son programme scolaire ainsi que sur le respect dû aux bons auteurs. Aussi attendit-elle patiemment, debout derrière les petites, s’accordant le loisir de les contempler en les comparant mentalement à leur frère aîné. S’étonnant toujours d’ailleurs de leurs différences...
A quinze ans, Alexandre, casqué de courts cheveux noirs brillants et bouclés, ressemblait à un jeune dieu grec. Victoire, onze ans, proclamait son ascendance viking avec ses cheveux d’un blond pâle, lisses et soyeux mais raides à décourager tous les fers à friser ; ses yeux avaient la couleur des noisettes pas tout à fait mûres. Quant à la petite Amélie, plus jeune d’un an, elle ressemblait à un chaton avec son petit visage triangulaire où les yeux s’étiraient comme de jeunes pousses vertes. Le tout recouvert d’une toison châtaine, brillante mais indisciplinée et qui lui arrachait des hurlements lorsqu’il s’agissait de la coiffer. Avec elle c’étaient les peignes qui souffraient. D’autant plus que la fillette montrait une grande attirance pour la vie sauvage, n’aimant rien tant que courir les bois, les champs et grimper aux arbres. Tels qu’ils étaient, cependant, leur mère les adorait, voyant en eux le sel de la terre et la lumière du ciel. Et plus encore bien sûr depuis la disparition de leur père.
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