La dictée terminée, sœur Marie-Gabrielle leva sur la jeune femme un regard souriant :
— Merci de respecter mes manies et d’avoir bien voulu attendre. D’autant que vous avez certainement quelque chose à nous dire ?
— Sans doute, mais il eût été dommage de couper la parole à M. de La Bruyère... A présent voici : chère amie, je dois me rendre à Suisnes auprès de ma cousine Flore qui vient de subir une perte cruelle...
— Elle a perdu quelqu’un ? demanda Victoire.
— Oui... Je sais que vous en aurez de la peine mais il est inutile de vous laisser dans l’ignorance : votre cousin Armand a été victime d’un accident...
Il y eut un concert d’exclamations attristées et aussi des larmes versées par les deux enfants, mais Victoire, plus froide que sa sœur et sachant déjà garder la maîtrise d’elle-même, ne s’attardait jamais à de trop longues considérations :
— Cela veut dire que vous nous envoyez à Chanteloup, Maman ?
— Oui, ma chérie, et je venais demander à sœur Marie-Gabrielle si elle voulait bien vous y accompagner. J’espère que cela ne vous ennuie pas ? Vous aimez beaucoup Chanteloup...
Cela était indubitable pour Victoire. Si elle détestait être séparée de sa mère, la perspective de deux ou trois semaines chez la plus charmante des douairières l’enchantait positivement. Même sœur Marie-Gabrielle, qu’elle craignait un peu, relâchait sa surveillance : la vieille dame s’entendait comme personne à la distraire de ses devoirs en évoquant avec elle un passé auquel toutes deux étaient très attachées. Lorsque l’on allait au château, Mme de Chanteloup et l’ancienne bénédictine — qui d’ailleurs ne tarderait sans doute guère à rejoindre un couvent de son ordre dès qu’il se serait regroupé — , consacraient des heures à bavarder en buvant force tasses de chocolat ou de café, égrenant des souvenirs et commentant les nouvelles du jour. La vieille dame en oubliait de s’évanouir à tout bout de champ lorsque la moindre contrariété s’annonçait, manie qui lui était un peu passée avec les affreux moments vécus durant la Terreur : perdre connaissance pour un vase brisé se pouvait concevoir, mais il était impensable, lorsque l’on était de bonne race, de s’affaler sur un tapis quand un rustre malodorant venait fouiller votre demeure, mettre votre cave au pillage et vous menacer, si vous osiez protester, de vous traîner en prison. Dans ces cas-là, on se devait de faire face !
Ce fut donc avec un certain enthousiasme, tempéré par le sens des convenances, que Victoire et sa gouvernante provisoire quittèrent la salle d’étude pour s’occuper de leur départ. Amélie, elle, était plongée dans les affres inhérents aux grandes catastrophes. Qu’allait-elle pouvoir faire, à présent, de son ami Adam venu, aux premières lueurs du jour, se réfugier dans le vieux colombier de Varanville et qui comptait sur elle pour la tirer d’une situation vraiment difficile ?
Au fil des années, une espèce de complicité sétait nouée entre la plus jeune des Varanville et le futur maître des Treize Vents. Rien à voir, bien sûr, avec la relation quasi passionnelle unissant Alexandre à Élisabeth ! Ces deux-là, on ne savait jamais très bien s’ils s’adoraient ou se détestaient, tant ils mettaient d’ardeur et d’éclats dans leurs disputes et leurs réconciliations. Impérieuse, volontaire, Élisabeth — Amélie s’avouait volontiers qu’elle ne l’aimait pas beaucoup ! — considérait depuis toujours le jeune Varanville comme une espèce de chevalier façon chanson de geste voué au service de sa dame. Prétention qui faisait ricaner Alexandre bien qu’il lui arrivât parfois de lui donner raison.
Quoi qu’il en fût, les liens entre eux étaient forts et lorsque le jeune garçon quitta le pays pour se rendre à Paris, l’adolescente se déclara malade — mais refusa farouchement de voir le docteur Annebrun ! — et s’enferma dans sa chambre pendant deux jours. Lorsqu’elle en ressortit, ce fut pour se consacrer exclusivement aux écuries où un poulain venait de naître, mais elle accepta tout de même le petit flacon d’eau de bleuet que Clémence lui glissa dans la main en murmurant :
— Essayez ça, mais je me demande si vous ne devriez tout de même pas consulter, Mademoiselle Élisabeth ? Un mal qui vous rougit les yeux relève peut-être bien de la médecine, et si ça devait continuer...
— Ça ne continuera pas...
Et de fait les paupières reprirent leur teinte normale.
Aucun de ces sentiments excessifs n’existait entre Amélie et Adam. Ils étaient tous deux des calmes, des contemplatifs, capables même de rester des heures assis côte à côte sur le bord de la Saire à pêcher des écrevisses quand c’était la saison ou, tout simplement, à regarder sauter les truites et tourner les roues des moulins à papier dégoulinant de gouttelettes étincelantes. Il leur arrivait aussi de discuter gravement, perchés sur la même branche, de la structure d’un nid et de l’évolution des oiselets. Évidemment, la petite fille ne ressentait pas la même attirance que son compagnon pour les couleuvres, orvets et autres bêtes rampantes. Seuls les petits lézards verts trouvaient grâce à ses yeux :
— Un jour, lui disait-elle, tu te tromperas et tu ramasseras une vipère...
Adam arborait alors le sourire de celui qui sait. Amélie n’insistait pas. Elle éprouvait une sorte de révérence pour son ami et pas seulement parce qu’il avait deux ans de plus qu’elle. Pensez donc ! Il savait du latin mais surtout du grec, et la petite s’émerveillait lorsque Adam, prenant une plume ou un crayon, commençait à tracer des caractères inconnus qui lui paraissaient relever d’une étrange cryptographie. Elle était certaine qu’il serait un jour un grand savant, l’une des lumières de son temps à n’en pas douter...
N’empêche que ce matin-là, quand, se rendant à la rivière comme elle en avait l’habitude, elle s’entendit héler discrètement depuis l’ancien colombier, elle éprouva une petite émotion. Qui s’aggrava lorsqu’elle le reconnut dans l’entrebâillement de la porte vermoulue. Naturellement elle le rejoignit après s’être assurée, d’un coup d’œil machinal, qu’il n’y avait personne en vue.
— Que fais-tu là... et à une heure aussi matinale ? demanda-t-elle, stupéfaite de constater qu’il y avait un balluchon posé par terre à côté du parpaing sur lequel il était assis. Tout de suite d’ailleurs, elle ajouta, tendant un doigt vers l’objet :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait que tu pars en voyage ?
— C’est un peu ça mais je ne voulais pas m’en aller sans te dire au revoir. Tu comprends... nous sommes amis, toi et moi, et je ne veux pas que tu t’inquiètes. Seulement, il faut que tu me promettes de ne rien dire à personne...
Elle eut de la peine. Il s’en allait ? Mais pourquoi, mais où ?
Elle comprit qu’elle avait pensé tout haut quand il répondit :
— Mon père est rentré d’Angleterre hier., Il a ramené avec lui un garçon... le fils de cette femme qui était en train de mourir...
— Cela doit vouloir dire qu’elle est morte. Mais pourquoi est-il revenu avec ce garçon ?
— Parce que c’est son fils à lui aussi, bien sûr ! fit Adam soudain rouge de colère.
— Mais tu savais qu’elle avait un enfant puisqu’il en a parlé à Élisabeth avant de partir et qu’elle t’a tout raconté. Maman aussi est au courant...
— Bien sûr je le savais mais je n’imaginais pas qu’il allait revenir avec cet Arthur ! écuma le jeune garçon. Il a une famille là-bas, ce... ce... cet intrus ! Et il n’a jamais été question de l’amener chez nous !
— Plus bas ! intima la fillette. Si tu cries comme un âne tout le monde va t’entendre... et Élisabeth, qu’est-ce qu’elle dit de tout ça ?
— Rien du tout ! Elle a même l’air de trouver que c’est très bien. Quand je suis rentré hier soir, il était un peu tard et tout le monde était à table. J’aurais voulu que tu voies ! On aurait dit que le garçon avait toujours été là. Et le pire... c’est qu’il ressemble à Père... beaucoup plus que moi !
Colère et chagrin, il y avait tout cela dans la voix d’Adam qui éclata soudain en sanglots :
— Tu ne peux pas savoir... l’effet que ça m’a fait... de le voir installé là... comme chez lui ! Et il me regardait... ce voleur... il me regardait comme s’il se moquait... Je... je n’ai pas pu... le supporter.
Amélie vint s’asseoir près de son ami, tira de la poche de son tablier un petit mouchoir pas trop propre et entreprit d’essuyer ses larmes. La douleur d’Adam la bouleversait. C’était la première fois qu’elle le voyait pleurer et un début de rancune à l’égard de Guillaume commençait à gonfler dans son cœur.
— Qu’est-ce que tu as fait alors ?
J’ai quitté la table et j’ai... couru m’enfermer... dans ma chambre.
— Et personne n’est venu te rejoindre ?
Si... mon père d’abord mais je ne lui ai même pas répondu... Après... il y a eu Élisabeth. J’ai dit que... je voulais qu’on me laisse dormir...
— Mais comment as-tu fait pour t’échapper ? Personne ne t’a vu ?
— C’était dans la nuit. J’ai attaché mes draps à ma fenêtre et je suis descendu...
— Et tu es venu ici tout de suite ?
— Oui. Je te l’ai dit : je voulais te voir...
— Comment ça se fait que tu n’aies pas été d’abord à Escarbosville ? Julien de Rondelaire n’est plus ton meilleur ami ?
— Si mais, justement, c’est là qu’on me cherchera en premier. Et puis, il y a l’abbé. Rien à faire pour lui cacher quelque chose : Julien ne bouge pas un doigt sans son avis et on m’aurait ramené. Et moi, je ne veux pas...
Amélie se sentit un peu désemparée. Une détermination aussi farouche chez un garçon toujours si paisible et si aimablement farfelu la désorientait. Elle avait l’impression qu’en une seule nuit Adam venait de vieillir de plusieurs années. Et qu’il était en train de faire une grosse bêtise. Mais, peut-être qu’en essayant de le raisonner ?...
— Et où veux-tu aller ?
— J’y ai beaucoup pensé cette nuit en préparant mes affaires. Le mieux est que j’aille chez ma marraine. Elle m’aime bien et je suis certain qu elle pourra comprendre pourquoi je suis parti.
— Tante Flore ? s’écria la fillette stupéfaite. En voilà une idée ? Tu sais bien qu’en cette saison elle n’est jamais à la Becquetière ?
— Bien sûr. Elle habite un château à côté de Paris. Seulement je ne sais pas où. C’est aussi pour ça que je viens te voir : il faut que tu me donnes son adresse.
— Tu ne lui écris jamais ?
— Si, mais je remets toujours ma lettre à Père et c’est lui qui l’envoie avec un billet de sa main...
Amélie se sentait de plus en plus mal à l’aise. Elle avait très envie d’aider Adam mais se demandait tout de même si, sous le coup du chagrin, il ne perdait pas l’esprit. Elle lui dit que Paris était loin, à des jours et des jours de diligence et que, de toute façon, il fallait de l’argent pour y prendre place :
— J’en ai. Tu penses bien que j’ai emporté mes économies.
Il sortit de sa poche une petite bourse de soie verte contenant cinq louis d’or. En effet, dès qu’ils atteignaient l’âge de sept ans — l’âge de raison — , Guillaume, pour habituer ses enfants à la valeur de l’argent, leur remettait solennellement une pièce d’or à chacun de leurs anniversaires en accompagnant son présent d’un petit discours plein de sagesse.
Amélie ouvrit de grands yeux. Chez les Varanville, et bien que Rose eût réussi à sauvegarder une partie de sa fortune, on n’avait pas de ces munificences. Sauf pour Alexandre en tant que fils aîné. Les filles, si on leur donnait un peu d’argent, recevaient surtout des présents de coquetterie. La fillette admira donc le trésor sans envie, mais éprouva tout de même un peu d’inquiétude.
— Surtout ne montre ça à personne : tu risques de te faire voler. Maman dit toujours qu’il y a de plus en plus de malandrins...
— Sois tranquille, je ferai attention. Alors, s’il te plaît, essaie d’obtenir qu’on t’explique le chemin pour aller chez ma marraine ! Oh... et puis si tu pouvais me donner quelque chose à manger. Je crois que je n’ai jamais eu aussi faim...
— D’autant que tu n’as pas dû manger grand-chose au souper d’hier... Je vais voir ce que je peux te trouver mais surtout ne bouge pas d’ici et ne fais pas de bruit...
Au moment de franchir la porte branlante, Amélie s’arrêta :
— J’ai dans l’idée que tu vas parcourir beaucoup de chemin pour pas grand-chose. Je sais bien que Tante Flore t’aime beaucoup mais il y a son époux qui est l’ami de ton père. Il va te renvoyer à la maison.
— Je ne crois pas. Ma marraine fait ce qu’elle veut de M. de Bougainville et quand je lui aurai expliqué que je veux aller dans une grande école comme ton frère pour devenir un vrai savant, je suis certain qu’elle m’aidera. Et puis, quand j’en saurai assez, je partirai pour un pays lointain...
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