Etait-ce seulement possible ? Le prince errant s’en était allé sur la mer et la mer n’avait renvoyé aucun écho, aucune nouvelle...

La seule qui eût couru la France était, pour Élisabeth, impossible à croire : en 1795, les gazettes annoncèrent que « l’enfant du Temple » venait de mourir. La jeune fille en avait souri. son ami ne lui avait-il pas appris qu’un autre enfant un bâtard du prince de Monaco dont un tailleur de Saint-Lô avait épousé la mère — lui avait été substitué. C’était celui-là sans doute que l’on avait enterré. Guillaume d’ailleurs partageait ce point de vue et pour cause : le Roi, selon lui, respirait quelque part dans le vaste monde et, ce soir, Elisabeth se demandait si l’on allait devoir se poser la même question pour un petit Adam irremplaçable...

Pourtant, elle était prête à l’aimer, cet Arthur venu d’Angleterre, mais c’était, aujourd’hui, plus difficile qu’hier parce que durant toute la journée il avait bien fallu s’occuper de lui et de son précepteur alors qu’Élisabeth aurait tant voulu suivre la quête de son père. Mais comment abandonner les nouveaux venus à Clémence, Lisette, Béline ou même Potentin qui errait d’une pièce à l’autre étayé par les anciennes béquilles de Tremaine ?

Le dîner avait été une rude épreuve. Comme la veille, elle s’était trouvée seule avec Arthur et Mr Brent mais, cette fois, dans le décor un peu solennel et si froid tout à coup de la salle à manger. Il y régnait un silence que la jeune fille ne se sentait pas le courage de rompre. Les yeux dans son assiette, Arthur ne desserrait pas les dents. Il ruminait Dieu sait quelles pensées noires ! Et ce fut seulement lorsque l’on sortit de table qu’il lança à sa jeune hôtesse :

 — Une fameuse idée que ça a été de m’amener ici, n’est-ce pas ? Mais on dirait que votre père n’écoute jamais que ce qu’il a envie d’entendre !...

Sur ces mots, il sortit de la pièce en courant et on ne le revit pas de tout l’après-dîner mais Élisabeth, accablée, n’essaya même pas de savoir ce qu’il pouvait bien devenir...

CHAPITRE V

LA « MARIE-FRANÇOISE »

Et pourtant, Adam n’était pas sous la pluie.

Contrairement à ce qu’imaginaient son père, sa sœur, sa petite amie et tous ceux qui l’aimaient, le gamin, dès le premier coup de vent, s’était hâté de se procurer un abri. Il connaissait trop sa région pour ne pas savoir ce que signifiait cet avertissement survenu alors que la nuit s’installait. Il savait qu’il y en aurait au moins jusqu’au lever du jour. Donc pas question de courir les chemins sous une cataracte à moins de souhaiter en sortir épuisé et peut-être malade...

Avant de quitter Varanville et ainsi qu’il l’avait annoncé à la petite Amélie, le fugitif s’était accordé un long temps de réflexion. C’était une folie de vouloir gagner Paris. En admettant que Mme de Bougainville se fût déclarée sa protectrice — et ce n’était pas absolument certain — , il retomberait tôt ou tard sous la coupe de son père : il faudrait bien que quelqu’un paie ses études dans cette école où il prétendait être admis. Sans en avoir vraiment envie ! En tout cas, pas de celle d’Alexandre. Cette École polytechnique ne l’attirait en aucune façon. Les mathématiques n’étaient pas son fait. Ce qui l’intéressait, c’étaient les sciences naturelles, les fleurs, les plantes, les animaux, les pierres : ce qui se passait sur la terre ou en dessous. Il en vint même à voir un signe du destin : la catastrophe survenue chez sa marraine opposait à ses projets une barrière quasi prophétique. Mais où aller dans ces conditions ?

Et puis, tout à coup, un souvenir perça le déprimant brouillard qui semblait prendre un malin plaisir à s’épaissir autour de lui. Celui d’un déjeuner aux Treize Vents qui avait eu lieu plusieurs années plus tôt. Guillaume recevait le capitaine de l’Élisabeth tout juste revenu — par miracle d’ailleurs ! — de la Martinique où il avait pu échapper à la flotte anglaise qui occupait l’île. L’autre navire aux armes de Tremaine — l’Agnès — eut moins de chance et coula par le fond entraînant une perte sensible en hommes surtout, ce qui était le plus cruel pour Guillaume. Le dommage financier se trouvait compensé par l’exploit du capitaine Lécuyer qui revint les cales pleines, ayant échappé non seulement aux canons britanniques mais aussi aux pirates de tout poil qui écumaient alors l’océan Atlantique.

Or, s’il était un excellent marin, l’officier était aussi une manière de poète passionné par la faune et la flore de ces pays lointains où il jetait l’ancre. Entre autres, il adorait cette Martinique dont il parlait avec une tendresse convaincante :

 — Je n’ai d’autre famille que la mer, monsieur Tremaine, disait-il. Aussi, lorsque je serai trop vieux pour mener convenablement la course d’un bateau, j’aimerais retourner là-bas et m’y fixer dans une espèce de carbet que je connais dominant la baie de Fort-Royal, qui est bien l’un des plus beaux lieux du monde. Espérons que, d’ici là, nous aurons réussi à en chasser les damnés Habits rouges.

En fait, s’il n’avait pas de famille, Lefèvre gardait dans la grande île une amie, Claire-Eulalie, auprès de laquelle il trouvait tout ce qui pouvait rendre heureux un homme aux goûts simples. Elle le nourrissait de « z’habitants », les énormes écrevisses du pays, de « coffres », des poissons beaux comme des œuvres d’art, de « tourlourous », gros crabes de terre que l’on servait avec du riz, et de tous les fruits qui poussaient à foison sur une terre singulièrement riche : des bananes, des prunes et surtout ces ananas que l’on qualifiait du nom de « France », synonyme là-bas de délicieux et de beau.

Il ne faisait pas mystère de cette amitié et c’était avec un bizarre enrouement qu’il décrivait la maison où l’on accédait par un chemin touffu bordé de cocotiers et d’arbres à pain dont une seule branche suffisait à nourrir une famille. Dans le jardin, où la moindre barrière de piquets fraîchement taillés ne tardait guère à porter racines, branches et feuilles, d’énormes touffes d’hibiscus luttaient vaillamment contre les lianes des orchidées et des fleurs de vanille. Il parlait aussi d’un ruisseau clair bondissant au milieu d’éboulis de rochers où il était si agréable de se prélasser par les fortes chaleurs de l’été. En résumé, un vrai paradis qui faisait rêver Adam...

Il y avait aussi le pays natal de Père, l’immense Canada dont celui-ci parlait avec tant d’émotion lorsqu’il lui arrivait de laisser les souvenirs d enfance remonter à la surface : le majestueux Saint-Laurent, le grand estuaire peuplé de baleines soufflant des geysers d’eau scintillante, les profondes forêts où on l’avait autorisé deux ou trois fois à suivre l’Indien Konoka, ce héros rouge d’un autre âge dont il conservait, au bout d’une chaîne d’or pendue à son cou, la griffe de loup offerte au jour de leur séparation...

Certes, Adam aimait profondément son coin de terre et sa maison, mais il lui était arrivé plus d’une fois de rêver à ces contrées lointaines qui parlaient à son cœur autant qu’à son imagination. Sans d’ailleurs s’y attarder vraiment car entre elles et lui se dressait un obstacle bien plus redoutable qu’une flotte anglaise : le vaste océan, la mer sans cesse recommencée dont il avait une peur affreuse.

Il n’éprouvait pas pour autant de répulsion pour les côtes, les plages, les rochers et leurs habitants, les beaux oiseaux et les longues traînes luisantes du varech et du goémon dont il lui arrivait d’aider à la récolte. Et puis il y avait l’immense paysage marin que l’on découvrait des fenêtres de la maison : infini et toujours différent, changeant, nacré, irisé, scintillant, glacé d’azur ou d’or par les jours de beau temps mais semblable à l’enfer déchaîné lorsque soufflaient bourrasques et ouragans. L’enfant avait des yeux pour voir et admirer, mais son optique devenait singulièrement différente dès qu’il s’agissait de pénétrer dans cet univers fantasque et incertain ou même de mettre le pied sur un bateau ; outre le mal de mer, Adam éprouvait une véritable panique depuis le jour où il était tombé d’une barque de pêche. Il eut, à la suite de cet incident, des cauchemars, des convulsions même, et son père renonça à lui apprendre à nager. Cette seule idée faisait pousser de véritables cris de terreur à l’enfant.

 — On ne peut même pas le qualifier de poule mouillée ! soupirait Élisabeth qui, elle, nageait comme une otarie. Il se considère comme perdu dès qu’il a de l’eau jusqu’aux genoux !

A présent, cette peur posait un véritable problème au jeune fugitif. Lorsqu’il avait quitté Varanville, sa détermination était ferme : le seul endroit où on le chercherait mollement était le bord de mer, donc c’était là qu’il devait se rendre mais, bien sûr, pas à Saint-Vaast où tout le monde le connaissait. Barfleur, d’ailleurs beaucoup plus proche du château d’Amélie, convenait parfaitement : six ou sept kilomètres, pour compter selon le nouveau système métrique établi par le gouvernement en 1795.

Seulement, à mesure qu’il approchait de son but, et surtout quand le vent se leva, il sentit faiblir sa résolution : où allait-il trouver le courage de se cacher dans l’un des bateaux dont il avait entendu dire chez les Rondelaire qu’ils devaient se rendre au Havre pour porter des pétitions et aussi quelques présents au Premier consul dont la visite était attendue pour le 4 ou le 5 novembre. C’était le grand événement qui agitait toute la Normandie et, incontestablement, il y avait là une occasion.

Tapi dans la paille d’une grange où il avait réussi à se faufiler, Adam, tout en mangeant le reste de son fromage et de son pain, songeait tristement que la liberté demandait parfois de bien grands sacrifices et c’en serait un terrible que d’affronter les flots de la baie du Cotentin pour gagner le grand port du Havre où il était à peu près certain de trouver une aide.

Deux ans plus tôt, en effet, il avait rencontré, chez les Rondelaire, une extraordinaire vieille fille, Mlle de La Ferté-Aubert, qui, pendant les plus durs moments de la Terreur, avait trouvé refuge à Escarbosville. Elle était la marraine de Julien et possédait un caractère dont le moins que l’on pût dire est qu’il était difficile. Naturellement, l’ombre de la guillotine définitivement écartée, Mlle Radegonde était rentrée chez elle pour y veiller à ses intérêts : ceux d’une affaire d’armement naval qu’elle avait réussi à tenir à bout de bras tant qu’il n’avait pas été question d’y laisser sa tête. Le calme revenu, elle s’était hâtée d’y retourner mettre de l’ordre. Non sans offrir de généreux remerciements pour l’asile reçu, ce qui permit à ses cousins, à peu près ruinés, de se remettre à flot. Mais les liens si étroits lorsque le danger menace ont tendance à se relâcher quand revient la quiétude. Le dernier séjour, estival celui-là, de la vieille demoiselle s’était soldé par un désastre : une de ces brouilles familiales suscitées par une broutille qui l’avait renvoyée de l’autre côté de la baie écumante de rage et jurant ses grands dieux qu’on ne la reverrait jamais sur la côte est du Cotentin.

Cependant, durant ce dernier séjour, elle s’était prise d’amitié pour Adam. Aussi, au moment de monter en voiture, elle lui avait déclaré :

 — Je ne reviendrai jamais ici, petit, mais je t’aime bien. Sache donc que si, un jour, tu as besoin d’aide, tu en trouveras toujours dans ma maison, sur le quai Notre-Dame ! Et n’oublie pas de saluer ta famille pour moi !

Sur le moment, Adam n’attacha guère d’importance à une invitation destinée peut-être à offenser les Rondelaire, mais à présent, et alors qu’il tentait de mettre le plus de distance possible entre lui et les siens, il se reprenait à y songer.

Comme il arrive lorsque l’on est très malheureux, l’enfant s’efforçait d’oublier sa grande peur pour s’accrocher à une image : celle du jardin de la Martinique, le petit paradis de Claire-Eulalie fleuri, feuillu, parfumé, exubérant où tout le monde devait vivre à l’aise depuis les fourmis jusqu’aux oiseaux du ciel. Que le drapeau anglais flottât présentement sur cet éden lui importait peu. Il savait seulement que Mlle de La Ferté-Aubert possédait des navires et que, grâce à eux, il devait être possible d’approcher son rêve. Évidemment, ses connaissances géographiques étaient assez vagues mais il estimait, en gros, la situation de l’île et, d’un seul coup, il se sentit envahi d’un immense courage. De toute façon, l’important était de fuir...

Non qu’il eût cessé d’aimer lés siens. S’il souffrait tant, c’était justement de les quitter mais sa détermination restait intacte : elle ressemblait tellement à celle de sa mère, Agnès de Nerville faisant démolir son château ancestral pour en engloutir les pierres dans les fondations de la grande digue de Cherbourg17 : il voulait à tout prix tourner définitivement le dos à ses souvenirs.