— Et combien faudra-t-il que je donne au geôlier qui va m’enfermer dans une basse-fosse de cette sacrée vieille tour ?

Afin de mieux manifester sa compréhension de l’humour français, le douanier découvrit d’épaisses gencives rouges de mangeur de bœuf.

 — Nous ne sommes pas si méchants. Nous partons seulement du principe que tout service doit être rétribué. Ainsi, n’oubliez pas votre pilote ! Ce sera...

 — Ce que je voudrai ! Je n’ai pas besoin de vos conseils pour récompenser un bon marin...

La pièce d’or qu’il offrit à son guide fit ouvrir de grands yeux au douanier mais il jugea plus prudent de ne se livrer à aucun commentaire. Cependant, ce fut avec une déférence nouvelle qu’il conduisit le voyageur jusqu’à la barque venue à l’échelle de coupée...

Un long moment plus tard — il lui fallut en effet attendre son tour — , Tremaine, une fois franchies les grilles entourant le vaste bâtiment de Custom’s House, se retrouva en face d’un fonctionnaire assis derrière une table tachée d’encre et qui, avant de tremper dans l’encrier la plume traditionnellement perchée sur son oreille, lâcha sa première question :

 — Quelle nationalité, gentleman ?

 — Je suis français. Rien contre ?

 — Du tout... duuuu tout ! psalmodia le fonctionnaire.

 — Vous parlez ma langue ? s’étonna Tremaine.

 — Plus deux ou trois autres dialectes mais ici c’est moi qui interroge. Alors si vous voulez bien me confier vos nom, prénoms, qualités, profession et lieu de domicile pour commencer.

Guillaume s’exécuta non sans faire observer que s’il avait été en possession de son passeport, les choses s’en seraient trouvées facilitées, l’homme de l’Alien Office riposta qu’il détenait ledit passeport mais que les informations gagnaient à être répétées. Il se mit à écrire avec autant de solennité que s’il rédigeait une convention d’armistice puis demanda :

 — Date et lieu de naissance ?

 — 3 septembre 1750 à Québec.

Une lueur sadique s’alluma dans l’œil du bureaucrate :

 — A Québec ? Alors vous n’êtes pas français mais un indigène du Canada : donc sujet britannique...

Il eut à peine le temps d’achever sa phrase. Tremaine, devenu tout rouge, venait de se pencher sur le bureau et, empoignant le policier par son habit, l’arracha de son siège pour amener son visage à quelques centimètres du sien :

 — Écrivez ça et je vous casse en deux, espèce de malotru ignare ! Apprenez votre histoire ! Quand je suis né c’était en Nouvelle-France et pas dans une de vos colonies.

 — Ne vous fâchez pas ! gargouilla l’autre. C’était... c’était... pour plaisanter....

 — On ne plaisante avec Guillaume Tremaine que s’il le veut bien ! Quant à votre humour je ne demande qu’à vous dire où vous pouvez le mettre !

 — S’il... vous plaît, lâchez-moi !

L’un des voyageurs qui faisaient la queue derrière Guillaume s’interposa.

 — Lâchez-le, monsieur, sinon ni vous ni moi ne sortirons jamais de ce bureau. Vous n’en avez pas fini avec ses questions...

Guillaume obtempéra. Puis, tandis que sa victime reprenait souffle et remettait de l’ordre dans ses vêtements, il considéra son nouvel interlocuteur. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, bâti en force quoique de taille moyenne. Son visage, qui offrait les belles couleurs d’une santé florissante et d’une certaine habitude de la vie au grand air, était rond, aimable et, sous le chapeau qui coiffait des cheveux d’un blond grisonnant, les yeux bleu gentiane pétillaient d’une joie surprenante en accord parfait avec le large sourire. Guillaume avait l’impression que, pour une raison difficile à saisir, cet inconnu était incroyablement content de le voir. De son côté, Tremaine ressentit une bouffée de plaisir : l’homme parlait avec un fort accent canadien. Il lui rendit son sourire :

 — Vous êtes de là-bas vous aussi ?

 — Ça s’entend, hein ? Vous, par contre, vous l’avez perdu le parler de chez nous.

 — J’ai quitté Québec après le siège et beaucoup voyagé avant de me fixer en Normandie.

 — En Normandie ? L’est pourtant bien cousin du nôtre, l’accent de là-bas ?

 — Oui mais, entre-temps, j’ai longtemps séjourné aux Indes...

Le fonctionnaire, qui reprenait à la fois ses esprits et une teinte normale, toussa pour s’éclaircir la voix et déclara d’un ton mécontent :

 — Tout ça est fort intéressant, mais il y a du monde derrière vous, gentlemen, alors finissons-en ! Si vous voulez bien, « monsieur », me confier le motif de votre présence en terre britannique, je vous en serais fort obligé. Business, n’est-il pas ? proposa-t-il d’un ton engageant.

 — Non. Visite privée !

 — A qui ?

 — A des amis, bien sûr. Même un Français peut en avoir ici et d’ailleurs je ne vois pas en quoi cela vous regarde !

 — Ça me regarde directement ! Si vous ne pouvez pas me fournir le nom et l’adresse de ces amis, vous ne pénétrerez pas dans Londres. C’est la loi !

 — Il faut vous résigner ! souffla le Canadien qui avait l’air de beaucoup s’amuser.

Comprenant enfin la raison de l’espèce d’attestation que lord Astwell avait jointe à sa lettre, Tremaine produisit l’une et l’autre. L’époux de Marie-Douce devait être connu car l’homme, après avoir levé les sourcils avec un étonnement révérencieux, hâta la fin des formalités. Jugé définitivement dignus intrare, nanti d’une sorte de passeport provisoire qu’il devrait rendre avant son départ en échange du sien, il fut invité à s’entretenir avec un autre employé qui étala d’abord sous ses yeux un plan de Londres en indiquant quelques hôtels. Puis, s’étant enquis de sa destination finale, il la lui montra sur une carte de la région de Cambridge en mentionnant les divers moyens de s’y rendre et les routes qu’il convenait d’employer. Cette sollicitude inattendue constituait une formalité obligatoire et laissait à un troisième employé tout le temps nécessaire pour relever le signalement du voyageur. Après quoi celui-ci fut prié de gagner l’immense salle où ses bagages lui seraient remis. Après fouille bien entendu. C’était au tour du Canadien de se faire passer au crible.

Mais si Guillaume pensait en avoir fini avec l’attente et les tracasseries administratives, il se trompait. Avant d’atteindre la salle en question, on l’introduisit dans une pièce nettement plus petite et réservée aux voyageurs qui devaient y patienter — étrangers et Anglais confondus — jusqu’à ce qu’on les appelle un par un pour aller reconnaître leur bien. Or, cette espèce d’antichambre était bondée : plusieurs dizaines de personnes appartenant à des navires arrivés avant l’Élisabeth s’y morfondaient. Encore n’y avait-il là que des hommes, les femmes se trouvant isolées ailleurs.

Il régnait là-dedans une touffeur humide où s’épanouissait une sorte de pot-pourri d’odeurs humaines allant de la sueur à l’urine en passant par la crasse, la laine mouillée, le tabac refroidi sur quoi flottait, comme une enseigne, une senteur de whisky. Des quinquets fumeux éclairaient vaguement cette assemblée hétéroclite d’où montait par instants un bruit de conversation mais subissait plutôt son sort avec une placidité toute britannique, les étrangers se montrant bien entendu les plus agités.

Tremaine prit place sur un banc auprès d un homme à la mine austère qui avait l’air d’un clergyman. Il lui demanda s’il attendait depuis longtemps.

 — Trois heures et quarante-quatre minutes, déclara celui-ci après consultation d’un gros oignon en argent bruni, mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter : la dernière fois que je suis venu de Hollande, je suis resté ici cinq heures et douze minutes. Il faut seulement s’armer de patience.

 — Vous semblez trouver ça normal ? Moi je suis pressé. Très pressé même !

 — Les hommes le sont toujours trop et c’est tellement inutile ! Priez ! Vous trouverez le temps moins long.

Tremaine haussa les épaules et s’écarta. Une relation plus suivie avec le pieux personnage ne le tentait guère, bien qu’il se demandât comment il allait pouvoir employer cette éternité. Aussi fut-ce avec plaisir qu’il vit venir à lui le Canadien. Celui-là au moins était sympathique ! Il lui fit place à son côté en observant qu’il avait eu bien de la chance que son interrogatoire ne dure pas plus longtemps.

 — Oh, moi, je suis un habitué, fit l’arrivant avec bonne humeur. C’est mon douzième voyage. Tous les ans, à l’automne, je viens à Londres avec un bateau chargé d’huile de baleine, de fourrures mais le plus souvent de bois de charpente. La Marine, qui a besoin de construire des vaisseaux, en réclame beaucoup. Or, depuis 1770, nous pouvons apporter librement nos bois en Angleterre. Alors je passe l’hiver ici pour recharger avec des produits anglais, hollandais,... français quand c’est possible et je repars au printemps afin d’arriver à Québec à la fonte des glaces.

Il sortit une pipe de sa poche, la bourra en silence, l’alluma, tira une bouffée et, enfin, se tournant vers son voisin, il plissa les yeux en déclarant :

 — C’est toujours un beau spectacle chez nous quand paraissent les premiers navires venus de l’autre côté de l’Atlantique...

Il prit un temps puis ajouta en regardant Guillaume bien en face :

 — Je ne sais pas si tu te souviens, Guillaume, mais on ne le manquait jamais toi et moi. Dès que les guetteurs signalaient les premiers huniers on dégringolait sur le port...

Le tutoiement inattendu accrocha l’attention flottante de Tremaine. Muet de stupeur, il scruta son compagnon, essayant de dégager un visage enfantin de cette figure pleine et colorée, s’attachant surtout aux yeux bleus et rieurs :

 — François ? articula-t-il enfin totalement abasourdi. François Niel ?... Est-ce que c’est vraiment toi ?

 — Qui d’autre pourrait te rappeler ça ? J’ai changé plus que toi, apparemment. Tu as toujours ta tignasse rouge, ta figure en lame de couteau et ton caractère abrupt... mais tu es beaucoup plus élégant qu’autrefois.

 — François ! soupira Guillaume envahi par une joie d’une qualité oubliée depuis longtemps. Je me suis bien souvent demandé ce que tu étais devenu depuis... Ça fait combien de temps ?

 — C’était en 59 et nous sommes en 1802. Le calcul est facile : quarante-trois ans !

 — Eh bien ! On peut dire que c’est un vrai miracle !

Une même impulsion les jeta dans les bras l’un de l’autre sous l’œil surpris et vaguement scandalisé du pasteur qui, du coup, se tassa un peu plus contre son voisin sans que les deux autres s’en soucient. En retrouvant l’ami de son enfance, le joyeux compagnon de tant de belles virées dans les rues de la Basse-Ville, dans le port et la fabuleuse campagne au cœur de laquelle la rivière Saint-Charles rejoint le maître-fleuve, le royal Saint-Laurent, Tremaine avait la sensation de serrer sur son cœur tout le cher, le vieux pays qu’il croyait à jamais perdu. C’était prodigieusement exaltant mais aussi d’une infinie douceur au point qu’il sentit les yeux lui piquer comme s’il allait se mettre à pleurer. Sa consolation fut de constater que François, lui, pleurait sans retenue :

 — Tu ne peux pas savoir ce que j’ai été heureux, tout à l’heure, en te reconnaissant, murmura celui-ci, étouffant le reste de son émotion dans un vaste mouchoir à carreaux.

 — Oh, je juge très bien par moi-même ! fit Guillaume en riant.

Ils avaient le même âge, à quelques mois près, et leur amitié s’était nouée jadis le jour où tous deux avaient effectué une entrée simultanée au collège des Jésuites de la Haute-Ville avec un enthousiasme équivalent : ni l’un ni l’autre ne se sentaient de dispositions pour les études. Singulièrement pour le latin, que Guillaume détestait, lui préférant les mathématiques et surtout les sciences naturelles ; mais le docteur Tremaine souhaitait voir son fils lui succéder un jour et, si l’on voulait exercer la médecine, le latin était incontournable. François Niel ne l’aimait pas davantage et réservait toute sa ferveur aux mathématiques, pour lesquelles il éprouvait une sorte de penchant. Mais ce que les deux gamins préféraient à tout, c’était se mêler à la vie du port, courir ses ruelles et ses boutiques où il y avait toujours quelque chose à glaner, assister au chargement et surtout au déchargement des navires ventrus, bourrés de marchandises et de passagers, auréolés par leur traversée du grand océan et par les senteurs de la mère patrie, la vieille terre de France dont on disait tant de merveilles. Ils aimaient aussi se hisser sur un arbre pour contempler, avec les yeux de l’amour, l’immense estuaire, les îles et le majestueux paysage doucement vallonné qui l’encadrait. Tous deux rêvaient de naviguer, s’intéressant aussi bien aux vaisseaux de haut bord qu’aux brigantins de commerce, aux simples barques de pêche ou même aux canots indiens que l’on voyait paraître au printemps chargés de fourrures malodorantes... Fascinés au point de faire l’école buissonnière plus souvent qu’à leur tour, ils savaient en assumer les conséquences lorsqu’ils regagnaient enfin le collège, offrant leurs derrières au martinet du censeur avec une philosophie quasi bouddhique : le jeu, selon eux, en valait largement la chandelle...