— Silence ! En voilà un imbécile qui ne sait pas descendre trois barreaux et qui parle tout seul par-dessus le marché !
Apparemment, le bateau contenait déjà un passager certainement clandestin et sans doute étranger parce qu’il avait un curieux accent. Terrifié, Adam chercha à se dégager et trouva même le courage de demander :
— Qui... qui êtes-vous ?
— Je ne vois pas en quoi ça vous intéresse. Quant à vous...
Une main qui sentait le goudron passa rapidement sur sa tête et sa figure, après quoi l’inconnu se mit à rire avant d’ajouter :
— Je jurerais bien que vous êtes le garçon qui s’est sauvé des Treize Vents.
Cette fois Adam faillit s’affoler : dans quelles griffes venait-il de se jeter ? Mais il sefforça de raffermir sa voix.
— Je vous en prie, taisez-vous !... Et d’abord qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Si vous êtes ici, c’est parce que vous vous cachez, vous aussi...
— Exact ! Et pour des raisons qui ressemblent beaucoup aux vôtres...
L’invisible personnage rit de nouveau et son prisonnier pensa qu’il avait affaire à un fou. ce qui n’était guère préférable à un brigand, mais l’étreinte s’était desserrée et il put se dégager :
— Pourquoi ? Vous vous sauvez ?
— Oui. Et comme je ne vois pas pourquoi nous resterions ensemble, je vais vous prier bien poliment de quitter ce bateau et de rentrer chez vous !
La voix était jeune, agréable : celle de quelqu’un de bien élevé, mais il faisait si sombre qu’il était impossible de rien distinguer. Cependant comme elle n’était nullement menaçante, Adam retrouva tout son aplomb :
— Si vous vous mêliez de vos affaires ? Est-ce que je vous demande quelque chose, moi ?... Je ne retournerai jamais à la maison...
— Pourquoi ? Vous n’aimez pas vos parents ?
— Bien sûr que si, mais mon père a eu un fils d’une autre femme que ma pauvre maman. Il l’a amené chez nous et c’était comme si cette femme venait chasser le souvenir de ma mère. Alors je veux m’en aller très loin !
— La raison est valable mais, dans votre cas, ce que vous faites est complètement idiot !
— Qu’est-ce qu’un étranger peut bien comprendre à mes raisons ? Vous n’êtes pas d’ici, cela s’entend et d’ailleurs...
— Non, je ne suis pas d’ici et ne veux pas en être ! Si je dis que c’est stupide c’est parce que vous n’avez plus aucune raison de vous enfuir. Je suis Arthur Tremaine...
— Quoi ? Ce n’est pas possible ?
— Dommage que nous n’ayons pas la moindre lumière ! On ne s’est pas vu longtemps mais vous seriez vite convaincu.
— Vous voulez partir ? Mais pourquoi ? souffla Adam abasourdi.
— Vous venez de l’expliquer très clairement : je suis l’intrus dont la présence ne plaît à personne. Avant-hier, pendant qu’on vous cherchait partout, j’ai pris un cheval et je suis allé faire un tour dans le pays. Les gens m’ont regardé comme une bête curieuse mais j’ai eu le temps de me faire une idée des alentours. D’ailleurs à l’aller, depuis le bateau, j’avais remarqué Barfleur : c’est un nom qu’on connaît chez nous...
— Chez vous c’est quoi ? L’Angleterre ?
— Je n’en suis même plus certain à présent que Maman est morte, mais je n’ai rien connu d’autre. Alors, cet après-midi, je me suis échappé de nouveau, j’ai renvoyé le cheval quand le clocher d’ici a été en vue et j’ai attendu la nuit pour venir me cacher dans ce bateau. Je sais qu’il doit partir pour Le Havre...
La voix de l’ombre était lourde d’amertume. Adam, soudain, se sentit un peu mal à l’aise. Cétait peut-être parce que la bisquine bougeait, mais surtout à cause d’un vague remords :
— Alors maintenant on nous cherche tous les deux ?
— Oh ! pour moi, ça ne durera pas longtemps. Personne n’aura de peine sinon peut-être le brave Brent ! Mais ça m’est complètement égal ! ajouta-t-il avec un soudain éclat de rage. Je ne voulais pas quitter l’Angleterre et votre père ne m’aurait pas emmené si une mourante ne lui avait arraché une promesse. Alors je m’en vais et il n’y a pas à revenir là-dessus ! Quant à vous, dépêchez-vous de rentrer : c’est le meilleur service que vous puissiez me rendre.
— Je n’en vois pas la raison...
— C’est clair pourtant ! Ils seront tellement heureux de vous retrouver qu’ils ne se soucieront pas longtemps de moi... Et je serai libre !
— On voit bien que vous ne connaissez pas... Père ! Il ne cessera jamais de vous chercher. Vous êtes son fils... même si ça ne vous fait pas plaisir.
— A vous non plus.
— J’en conviens sinon je ne serais pas là. Mais vous vous trompez si vous pensez qu’il va vous oublier comme ça ! Je crois qu’il a beaucoup aimé votre mère. Plus que la mienne sans doute et je suis certain qu’il tient à vous...
— Ça m’est égal ! Moi je ne tiens pas à lui. A personne d’ailleurs sinon peut-être à ma sœur Lorna bien qu’elle soit égoïste. Si elle avait voulu m’aider, je n’aurais pas été obligé de partir. Mais, ajouta-t-il avec un petit rire affreusement triste, il paraît que je serai toujours encombrant pour quelqu’un.
— Et vous voulez aller où ?
— Chut !... Il faut nous taire à présent : on vient !
Dans le silence de la nuit, on percevait en effet l’écho de lourdes bottes de mer qui se rapprochaient...
— Il y avait deux hommes derrière moi, souffla Adam. Ils s’étaient arrêtés au bout de la jetée...
— Ils vous ont vu ?
— Non. J’en suis certain...
Le bateau bougea sous le poids des arrivants et on put les entendre bien qu’ils assourdissent leurs voix :
— T’es certain que c’est celle-là ? Je n’ai pas pu lire le nom...
— Moi non plus mais c’est sûrement la Marie-Françoise. Elle est un peu plus grande que l’autre. Elle est plus rapide aussi et, enfin, Mariage a dit qu’on ne pouvait pas se tromper même de nuit parce qu’elle serait sûrement amarrée devant sa compagne. Il n’y a plus qu’à attendre les autres...
— Ça fait déjà un moment qu’on les attend ! Tu es bien sûr du jour et de l’heure ?
— Réfléchis un peu ! C’est la seule nuit où on peut s’emparer du bateau sans trop de crainte d’être dérangés parce que c’est la nuit des Morts. Tout le monde est en prière, à cette heure, surtout les marins : z’ont bien trop peur des revenants ! Et puis on n’a pas le choix : c’est demain matin que les deux bisquines mettent à la voile...
— Bon. T’as sans doute raison mais alors qu’est-ce qu’il fait, le Rigaut ? La marée est bonne et faudrait plus trop tarder...
— Il a dû t’entendre. Tiens, le voilà qui arrive et Urbain est avec lui...
Une autre voix, plus rude et plus autoritaire, résonna :
— Vous n’avez rien de mieux à faire que vous croiser les bras ? Vous auriez dû commencer les manoeuvres : il est temps de partir.
— On le sait qu’il est temps mais on n’allait pas mettre à la voile sans toi. Tu as ce qu’il faut ?
— Qu’est-ce que tu crois qu’il y a dans ce tonnelet : de l’eau-de-vie ?... Pose-le là, Urbain. On le descendra plus tard...
— Il n’est pas bien gros. Ça ne fait pas beaucoup de poudre...
— Mais c’est bien suffisant pour renvoyer chez ses ancêtres ce polichinelle de Buonaparte qui commence à se prendre pour un roi... et créer suffisamment de désordre pour nous permettre une belle récolte.
Un même frisson parcourut l’échine des deux garçons tapis dans la cale. Ils n’avaient pas besoin de plus d’explications pour comprendre qu’ils couraient, cette fois, un véritable danger : non seulement ces hommes n’étaient ni le maître ni l’équipage du bateau mais c’étaient bel et bien des conspirateurs doublés de voleurs et même d’assassins.
— Voilà qui règle tout ! émit Arthur. Vous auriez dû m’écouter ! A présent il est trop tard... A moins que...
— Que quoi ?
— Sortons d’ici le plus vite possible et jetons-nous à l’eau. Avec un peu de chance, nous bénéficierons de la surprise...
Adam eut une sorte de hoquet puis balbutia :
— ... Pas possible !... ne pourrais jamais !
Contre lui, Arthur sentit soudain trembler son compagnon. L’obscurité dissimula son sourire méprisant.
— Ma parole, vous avez peur ?
— Oui, admit Adam sans fausse honte. Je ne sais pas nager... Et la mer m’a toujours terrifié...
Pendant un instant de silence, le fils de Marie apprécia cette information à sa juste valeur et ravala son dédain. Il fallait tout de même un sacré courage pour surmonter une telle frayeur et se jeter dans un bateau avec la volonté de partir à tout prix :
— Je commence à croire que vous aviez vraiment envie de vous sauver ! souffla-t-il. Eh bien, il ne nous reste plus qu’à attendre la suite...
— Fuyez, vous !
— Pour quoi faire ? Je ne suis pas mal ici et je verrai bien où ça me mènera.
Le bruit d’une amarre que l’on rejetait retentit au-dessus de leur tête. On s’activait, sur la bisquine. Il y eut des claquements de pieds et des grincements de poulies pour établir les quatre voiles carrées et le foc triangulaire sur le beaupré qui prolongeait le bâtiment d’une bonne moitié de sa longueur. Le vent soufflait semble-t-il dans la direction convenable et le bateau parut faire un bond en avant. Quand il déborda la digue, les mouvements de la mer s’en emparèrent. Adam se sentit verdir et ne put retenir un gémissement : son estomac commençait à se révolter.
— Ça ne va pas ? chuchota son compagnon.
— J’ai... mal au cœur ! C’est pour ça aussi que je n’aime pas la mer...
— Seigneur !... Et vous êtes venu vous fourrer dans ce piège ? Vous ne pouviez pas prendre un cheval au lieu d’un bateau ?
— C’est que... je ne monte pas très bien... Oh !... Excusez-moi !
L’inévitable arrivait. L’enfant eut juste le temps de se jeter assez loin de son compagnon pour lui épargner des éclaboussures désagréables. Le malheureux avait l’impression de mourir, cependant qu’Arthur se demandait ce qu’il avait bien pu faire au Ciel pour être poursuivi par une telle suite de malédictions. En dépit des efforts qu’il s’imposait, les haut-le-cœur d’Adam résonnaient dans ses oreilles comme les trompettes du Jugement dernier. Si les autres ne l’entendaient pas...
Mais ils entendirent. Deux hommes armés d’une lanterne sourde s’introduisirent dans leur cachette. En un rien de temps, les deux garçons furent arrachés à leur obscurité et se retrouvèrent à l’air libre, aux mains de quatre hommes dont la vue tira un cri au malheureux Adam :
— Des nègres !
— Non, rectifia Arthur. Des Blancs barbouillés de suie...
Celui qui avait l’air d’être le chef interrogea :
— D’où sortez-vous tous les deux et qu’est-ce que vous faites dans ce bateau ?...
— Nous voulions aller au Havre sans avoir rien à payer, répondit Arthur en s’efforçant à une placidité qu’il était bien loin d’éprouver.
— Et pourquoi ?
— Nous avons de la famille là-bas alors qu’ici nous n’avons plus personne... mon frère et moi !
Le mot eut du mal à passer mais Arthur jugeait qu’il était plus vraisemblable : on ne choisit pas comme compagnon d’aventure une espèce de loque humaine...
— Vous vous appelez comment ?
— Dupont, répondit le gamin qui se souvenait avoir entendu quelqu’un dire à Astwell Park qu’en France la moitié des gens s’appelait comme ça. Pierre et Paul Dupont, précisa-t-il.
Sous le ciel il faisait nettement plus clair que dans l’étroite sentine d’où sortaient les deux garçons. Le vent balayait les nuages. Le feu de la tour de Gatteville se voyait nettement, fanal jaune allumé sur la mer. Plus estompé était celui de Saint-Vaast et plus encore celui des îles Saint-Marcouf. Au bout de la poigne d’un des bandits, Adam se soutenait à peine mais Arthur tenait à faire bonne figure, même s’il était presque aussi terrifié que lui. Sous son grand chapeau rond, l’homme eut un mauvais sourire qui fit briller un instant des dents d’une blancheur absolue.
— On ne s’appelle pas Dupont. Pas par ici tout au moins. Qui êtes-vous ? Tu parles comme un Anglais, toi !
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? exhala Arthur.
Il commençait à être las de ce combat stupide dans lequel il se trouvait engagé sans le vouloir. Et, peut-être à cause de cela, il commit une faute grave :
— C’est vrai, je suis à moitié anglais. Aussi vos affaires ne m’intéressent pas. Tout ce que je vous demande, c’est de nous débarquer dans un coin quelconque et de nous oublier...
— Nos affaires ? Qu’est-ce que tu en sais ?
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