Que ce soit un bâtard ne changeait rien à la chose : c’était Guillaume tout craché ce garçon ! Il lui ressemblait bien plus que l’autre petit, celui qu’il avait eu de cette bizarre demoiselle de Nerville dont on disait parfois que son père avait été une créature du Diable avant de trouver sa malédiction dans les sables de la baie, damné à la face du Ciel ! Et voilà qu’on venait de les tirer tous deux de cette même baie ! Il y avait là un signe et le brave homme pensait qu’il devrait suffire à faire taire les langues qui marchaient ferme depuis qu’on avait vu Tremaine descendre de l’Élisabeth la main appuyée sur l’épaule de ce garçon venu on ne savait d’où et qu’il paraissait décidé à imposer aux gens d’ici que ça leur plaise ou non.

Une chose était certaine : le mioche avait autant de courage que son père et, s’il fallait user de la salive pour boucler le bec aux commères et des poings contre les mauvais propos des hommes, il s’en chargerait volontiers et sans tarder ! Ce soir, il irait voir Louis Quentin, le fournier et quelques autres. Fallait pas que Tremaine ait à souffrir des cancans à cause de cet enfant naturel. Côté femmes, on pouvait faire confiance à la vieille Anne-Marie : celle qui lui imposerait son point de vue sur une question touchant le maître des Treize Vents n’était pas encore née...

Lui et ses hommes firent si bien qu’il fallut moins d’une demi-heure pour toucher le port de Saint-Vaast.




A quatre-vingt-trois ans, Mlle Lehoussois demeurait fidèle à elle-même. Pas une once de graisse superflue sur sa grande carcasse dont on avait peine à croire que l’échine, toujours aussi droite, s’était courbée durant tant d’années sur le ventre des femmes en mal d’enfant. Évidemment, la longue bouche aux lèvres minces qui s’ouvrait sous le grand nez bourbonien renfermait un peu moins de dents qu’autrefois, mais son sourire, lorsque Anne-Marie voulait bien s’en donner la peine, demeurait aussi chaud et aussi attirant que par le passé. En outre, l’âge ne faisait que confirmer une majesté naturelle qui se teintait parfois d’une grâce inattendue. On disait même, bien qu’elle n’eût jamais été belle, qu’elle ressemblait un peu à présent à ces gravures, représentant la reine Marie-Antoinette dans sa prison, que libraires et colporteurs avaient disséminées dans toute la Normandie. Ce qui la flattait secrètement. Aussi portait-elle volontiers un fichu de batiste blanche croisé sur sa simple robe noire.

Après l’épreuve cruelle subie pendant la Terreur aux mains de la bande d’Adrien Hamel, elle était restée presque une année aux Treize Vents, cachée à la vue de tous18. Mais quand la Nature lui eut fait repousser ses cheveux — plus beaux et plus épais d’ailleurs que par le passé, ils étaient d’un blanc argenté qui adoucissaient beaucoup son visage — , elle voulut rentrer chez elle, dans sa jolie maison de Saint-Vaast bordée d’une haie de tamarins et fleurie, au tout petit printemps, de camélias et de primevères. Guillaume aurait aimé la garder encore. Par pur égoïsme : il savait qu’elle n’avait plus rien à craindre et qu’au contraire tous les gens de bien lui portaient encore plus de respect et d’amitié que par le passé. Tout ce qu’il obtint fut de la reconduire lui-même, en grande pompe, dans sa plus belle voiture attelée de ses plus fringants carrossiers avec Prosper Daguet en grande tenue sur le siège du cocher. Elle fut accueillie avec des fleurs et des acclamations. Il y eut même un grand dîner chez les Baude, ses voisins du bout de la rue des Paumiers.

Depuis, elle avait repris ses habitudes et quelque activité. Naturellement, on avait ramené aussi son âne Sainfoin et sa petite voiture qui lui évitaient bien des fatigues. Cependant, le docteur Annebrun, qui l’aimait beaucoup, gardait un œil sur elle et ne perdait pas une occasion de s’arrêter sous le manteau de sa cheminée pour bavarder avec elle en buvant un peu de la vieille eau-de-vie de pomme réservée aux plus chers amis.

Revenant du cimetière en ce jour des Morts, elle ne s’attendait certes pas à découvrir devant sa maison un grand concours de gens parlant tous à la fois et gesticulant autour des Calas et de leurs compagnons transportant, comme s’il s’agissait de reliques à la Fête-Dieu, deux gamins inertes qui semblaient n’avoir plus que le souffle. Elle ne vit pas tout de suite Arthur mais reconnut Adam avec un cri de joie :

 — Vous l’avez retrouvé ! Sainte Vierge bénie ! Quel bonheur !...

 — On les a retrouvés ! rectifia Jean Calas. Je ne sais pas encore comment ça se fait, mais ils étaient ensemble sur l’une des Pierres-Plates. Il était même temps qu’on arrive, la mer allait les recouvrir... Me dites pas que vous ne le connaissez pas aussi celui-là ? ajouta-t-il en abaissant la couverture remontée jusqu’aux oreilles d’Arthur.

La vieille demoiselle se signa précipitamment puis, d’un doigt qui tremblait un peu, repoussa du front les cheveux collés par l’eau :

 — Mon Dieu ! murmura-t-elle avec une grande émotion. Est-il possible que, quelquefois, le temps revienne ? Je ne l’avais pas encore vu mais je l’aurais reconnu au milieu d’une foule !...

Le contact de sa main parut opérer un miracle. Arthur ouvrit les yeux et elle comprit qu’il n’était pas tout à fait l’enfant d’autrefois. Ces prunelles-là, elle les connaissait aussi pourtant pour les avoir admirées bien des années auparavant dans le plus joli visage de femme qu’elle eût jamais vu...

 — Qui êtes-vous ? demanda le jeune garçon.

 — Une amie, ne t’en fais pas, petit !... Je vais te soigner... Entrez-les chez moi, vous autres !

Une fois qu’on les eut installés, côte à côte, dans le grand lit abrité sous des rideaux d’indienne à personnages, il fut vite évident qu’Adam souffrait seulement de faim et de fatigue et que l’état de son demi-frère était plus sérieux. Bien qu’il eût retrouvé un instant de conscience claire, Arthur avait une forte fièvre qui croissait d’instant en instant. Inquiète alors, Mlle Lehoussois tira, d’auprès du malade, Adam qui dormait comme une souche après avoir absorbé deux grands bols de pain trempé dans du lait chaud additionné de miel et le déposa dans le lit pliant qui lui servait autrefois quand il lui arrivait de soigner quelqu’un chez elle. Il ne s’aperçut même pas du changement. Puis elle s’assit au chevet d’Arthur dont elle prit la main brûlante en se demandant pendant combien de temps il faudrait attendre le médecin. Les sauveteurs étaient partis qui à sa recherche qui à celle de Tremaine. Mais Dieu qu’ils tardaient !

Pourtant, si ces minutes de solitude en compagnie d’un enfant peut-être gravement malade furent pour elle lourdes d’angoisse, elle ne les regretta pas au contraire. Arthur se mit à battre la campagne et son délire était singulièrement évocateur. Émouvant aussi pour cette vieille femme habituée depuis longtemps aux replis cachés des souffrances humaines. Sans le savoir, Arthur lui livra les clefs de la sienne, de cette révolte hargneuse qui cachait un profond besoin d’amour doublé d’une sombre jalousie. Marie-Douce aimait son fils, indéniablement, mais c’était encore Guillaume qu’elle adorait à travers lui. Sans doute lui en parlait-elle trop, avec trop de chaleur et d’admiration, proposant sans cesse à ce garçon qui, lui, n’aimait qu’elle un modèle qu’il avait fini par détester sans l’avoir jamais vu...

Aussi, quand Tremaine entra chez elle en coup de vent quelques instants seulement après le docteur Annebrun, lui déclara-t-elle tout net qu’elle entendait garder Arthur afin qu’il reçût de sa main les soins dont il allait avoir besoin.

Tout de suite, il protesta :

 — Jamais de la vie ! Je refuse que vous vous imposiez une telle fatigue. Je sais combien vous êtes bonne, ma chère Anne-Marie, mais vous devez aussi préserver votre santé et...

 — Cesse de tourner autour du pot et dis-moi tout de suite que je suis trop vieille ! En tout cas, vieille ou pas, je maintiens ce que j’ai dit : je veux soigner cet enfant moi-même !

 — Ça, je ne demande pas mieux, à condition que la charge ne soit pas pour vous seule. La voiture est à la porte et nous allons ramener les deux garçons à la maison ! Vous venez avec nous !

Le docteur, alors occupé à panser convenablement la blessure d’Arthur, jugea qu’il était temps pour lui de se mêler au débat :

 — Désolé, Guillaume, mais je préfère qu’on ne le bouge pas ! Il a beaucoup trop de fièvre pour risquer le moindre courant d’air. En outre, il a perdu pas mal de sang. Par contre tu peux emmener Adam ! Lui n’a besoin que de repos et de la bonne cuisine de Mme Bellec...

 — Il a aussi besoin de tendresse, intervint la vieille demoiselle. Il ne faut pas oublier qu’il est parti le premier et à cause de celui-ci ! Il va lui sembler bon de t’avoir à lui tout seul pendant quelques jours. Tu auras tout le temps de faire entrer dans sa tête qu’un cœur de père s’agrandit de lui-même lorsque arrive un autre enfant et que ceux qu’il a déjà n’y perdent rien...

 — Et lui ? s’écria Guillaume en désignant le petit malade, lui qui vient de perdre sa mère, que croyez-vous qu’il pensera si je vous l’abandonne ?

 — Parce que tu considères que c’est un abandon de me le confier ? Si je ne savais pas à quel point tu as eu peur, je te jetterais dehors. Tu n’oublies qu’une chose : celui-là aussi s’est enfui de chez toi. Il y a beaucoup à lui expliquer et je ne crois pas que tu en sois capable...

 — Encore faudrait-il qu’il puisse les entendre, ces explications, coupa le médecin. On doit d’abord le tirer de là. Alors tu emportes ton gamin, Tremaine et tu nous laisses !... Sois tranquille, Anne-Marie aura de l’aide : j’y veillerai !

Il fallut bien que Guillaume se contentât de cette assurance. Pourtant, en installant son fils dans la voiture, il ne pouvait se défendre d’un regret : c’était dur de laisser Arthur et, plus encore peut-être, de constater qu’on ne le croyait pas capable de résoudre le malentendu qui les séparait. Sans donner vraiment tort à ses amis, d’ailleurs : affolé par la fuite d’Adam, il s’était désintéressé de l’orphelin que Marie lui avait confié sans comprendre que cette fuite était pour l’enfant la pire des injures. Cela il ne parvenait pas à se le pardonner.

Ce fut pire encore lorsque, revenu aux Treize Vents, il fallut raconter à Élisabeth ce qui venait de se passer. Celle-ci prit tout juste le temps de l’écouter :

 — Dites à Daguet de ne pas dételer ! J’ai besoin de quelques minutes pour me préparer puis il m’emmènera chez Mlle Anne-Marie. Vous avez raison de penser qu’elle aura besoin d’aide...

 — Tu veux aller là-bas ? Mais pour quoi faire ?

 — Je viens de vous le dire ! Pour aider. Mais surtout pour qu’Arthur ait auprès de lui un membre de sa famille lorsqu’il reprendra connaissance. Comprenez-donc, Papa chéri ! Il ne faut plus jamais qu’il ait envie de repartir.

Il la retint par le bras au moment où elle allait s’élancer vers l’escalier :

 — On dirait que tu tiens à lui ? fit-il avec une pointe de jalousie dont il n’eut même pas conscience mais qu’il oublia vite quand elle leva sur lui ses grands yeux clairs tout pleins dune joyeuse lumière :

 — Oui. Et vous aussi vous y tenez ! Et c’est très bien qu’il en soit ainsi parce qu’Arthur — qu’il le veuille ou non ! — appartient désormais aux Treize Vents. Il est des nôtres et plus tôt il en sera persuadé, mieux ce sera pour tout le monde !

Dire que Mlle Lehoussois fut enchantée de voir Élisabeth débarquer chez elle une heure plus tard avec un véritable déménagement — la jeune fille apportait même un lit de camp — et assez de victuailles pour soutenir un siège serait exagéré, mais l’infirmière bénévole apportait avec elle son irrésistible vitalité et aussi cette tendresse spontanée dont le blessé avait tellement besoin. La vieille sage-femme frémit tout de même quand Élisabeth lança avec passion en réponse à une question :

 — Comment ne l’aimerais-je pas ? Il ressemble tellement à Papa !

 — Si tu es venue pour lui dire ça, il vaut mieux que tu repartes tout de suite et que tu évites de lui adresser la parole à l’avenir.

 — Mais... pourquoi ? Est-ce que cela le contrarie ?

 — C’est peu dire ! Comprends-moi bien, Élisabeth ! Pendant des années sa mère a regardé pousser auprès d’elle une copie chaque jour un peu plus fidèle de ton père et elle n’a cessé d’en accabler ce pauvre gamin sans se rendre compte qu’il souhaitait de plus en plus exister par lui-même. Alors, cessez tous de vous extasier sur une ressemblance qui l’exaspère !... Ou alors apprêtez-vous à de nouvelles aventures !

Élisabeth garda le silence un moment, pesant avec soin chacune des paroles de cette vieille amie qui leur tenait lieu de grand-mère à Adam et à elle et dont mieux que personne elle connaissait la sagesse. Finalement, elle ôta la grande mante noire qu’elle portait souvent comme toutes les femmes du pays et apparut avec un tablier blanc craquant d’amidon noué sur sa robe. Puis alla embrasser Mlle Anne-Marie :