— Eh bien, soupira-t-elle, il était grand temps que quelqu’un soit assez intelligent dans la famille pour s’en apercevoir ! Nous allions peut-être à une catastrophe !... A présent, dites-moi ce que je peux faire de mieux pour vous aider à le guérir... et lui apprendre à nous aimer.

Deuxième partie

VISITE OU CONQUÊTE ?

CHAPITRE VI

JOYEUX NOËL !

La famille Tremaine augmentée de François Niel pénétra dans l’église de Saint-Vaast-la-Hougue au son des cloches pour la grand-messe du jour. C’était un événement : d’ordinaire, en effet, ceux des Treize Vents entendaient les offices à la Pernelle. Aussi les gens déjà installés sur les bancs se retournèrent-ils pour les voir. Il y eut des raclements de pieds, des bruissements de jupes et l’épouse de Me Lebaron, notaire, faillit se démancher le cou pour élargir son champ de vision au-delà du flot de panne violette et de plumes noires arrimé à son chapeau qui lui donnait assez l’air d’un cheval de corbillard.

Les Tremaine avancèrent gravement vers le banc mis à leur disposition pour la circonstance par M. le curé Jean Bidault. Guillaume, en effet, désirait profiter de la célébration solennelle de la Nativité pour « présenter » officiellement son fils Arthur qui, depuis son arrivée, ne cessait de défrayer la chronique locale encore aiguisée par le fait que bien peu de gens pouvaient se vanter de l’avoir vu. Naturellement, des bruits fantaisistes couraient, brodant allègrement sur ce que l’on savait : il avait sauvé son demi-frère alors que tous deux venaient d’être jetés à la mer par les hommes qui s’étaient emparés d’une des bisquines de Barfleur. Sur l’origine de l’aventure, les avis différaient mais les imaginations galopaient d’autant plus que, grâce aux révélations des jeunes naufragés, on avait pu prévenir les autorités du Havre, retrouver le bateau volé et empêcher un attentat contre le Premier consul : sans réussir, malheureusement, à mettre la main sur les pirates...

Pas toujours bienveillants d’ailleurs, les bruits ! Saint-Vaast possédait son contingent de vipères, d’imbéciles et d’envieux excités au plus haut point à l’idée qu’il s’agissait d’un enfant naturel dont la mère, une Anglaise, venait de mourir. Aussi, selon ce que l’on croyait savoir de ladite mère — une espionne ayant vécu plusieurs années dans la région, une courtisane rencontrée à Paris ou même, pour les plus imaginatifs, une grande dame ancienne maîtresse du prince de Galles à qui Tremaine l’aurait enlevée — , les mauvaises langues réprouvaient-elles l’installation du bâtard aux Treize Vents. Ne pouvait-on s’attendre à tout de la part d’un personnage aussi bizarre que leur maître ? Cependant, il s’agissait surtout de chuchotements sous le manteau, personne n’ayant envie de se créer une affaire avec un homme aussi riche que peu facile à manier.

Par bonheur, les partisans de la calomnie n’étaient qu’une poignée et une majorité de regards amicaux, voire attendris, suivait le petit cortège qui s’était formé tout naturellement à la descente de voiture. En tête Guillaume, en frac noir à collet de velours sous un ample manteau assorti, un bicorne à la main, donnait le bras à Élisabeth, ravissante dans une redingote de velours vert amande garnie d’hermine, une toque de même fourrure ornée d’un brin de houx voguant sur la masse toujours un peu rebelle de ses cheveux bouclés. Adam et Arthur venaient ensuite côte à côte, habillés tous deux d’un velours noir destiné à affirmer leur fraternité mais qui, en fait, accentuait leurs différences : Arthur, plus grand et plus maigre, les traits plus affirmés aussi, paraissait nettement plus âgé. Ce qui ouvrit le chemin à de nouvelles conjectures : qu’il soit le fils de Guillaume était plus qu’évident, mais quand donc celui-ci l’avait-il conçu ?

Le garçon semblait du même âge qu’Elisabeth et, du coup, on en vint à se demander si, pour épouser la « petite Nerville », Tremaine n’avait pas abandonné l’Anglaise en question ? Et de chuchoter en jetant des coups d’œil gourmands vers le banc où la famille prenait place en compagnie de François Niel. Arrivé quarante-huit heures plus tôt, celui-ci récoltait sa bonne part des potins locaux. Pensez donc ! Un Canadien ! Autant dire un sauvage...

Le digne homme s’en souciait peu. Il souriait aux anges, tout heureux de fêter Noël chez son plus vieil ami. Peut-être aussi de se retrouver sur l’antique terre normande dont l’un de ses ancêtres était parti jadis avec M. de Champlain, un peu par goût de l’aventure mais surtout pour échapper à une justice par trop tatillonne envers les braves gens usant de dés pipés et de cartes biseautées. Que feu Nicolas Niel fût natif du pays de Caux et non du Cotentin ne changeait rien à la chose : c’était toujours la belle et fière Normandie, terre nourricière du conquérant et de tant de hardis marins !

Aussi fut-ce avec enthousiasme qu’il joignit sa voix de basse-taille à celles des fidèles entonnant le Veni, creator tandis que l’abbé Bidault, superbe dans une chasuble de satin blanc toute neuve offerte par les dames de la ville, faisait son entrée avec enfants de chœur, chantres, acolytes et encensoir.

 — Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit...

La messe commençait. Arthur en profita pour laisser voguer ses pensées, donner libre cours à ses impressions. Depuis ce matin, il entamait vraiment une nouvelle vie...

Il était pleinement conscient de tous ces regards fixés sur lui mais n’en éprouvait aucune contrariété. Pas davantage de gêne.

Comme le lui disait Mlle Lehoussois lorsqu’elle le soignait :

 — L’opinion des autres — celle des indifférents, j’entends — n’a aucun intérêt. Ce qui compte c’est d’être d’accord avec soi-même et avec ceux que l’on aime... et qui nous aiment.

Aussi la façon dont ces gens le considéraient ne le préoccupait guère. L’important c’était justement le sourire encourageant de la vieille Anne-Marie de l’autre côté de l’allée. Elle tenait désormais dans son cœur une place prépondérante.

Ainsi qu’elle le lui avait promis, elle était réellement devenue son amie. Et plus encore peut-être ! Grâce à elle, le bâtard de Marie-Douce eut enfin la révélation de ce que pouvait être une vraie grand-mère. Ce n’était pas une espèce de censeur dédaigneux comme cette Mme Vergor du Chambon chez qui sa mère avait eu l’imprudence de le conduire un jour, mais quelqu’un de chaleureux, une femme pleine d’expérience et de sagesse avec un cœur rempli à déborder d’un compréhensif amour. Quelqu’un chez qui l’on se trouvait bien...

C’était divin de retrouver lentement ses forces, couché à l’ombre de ses rideaux d’indienne dans l’odeur des pommes à la confiture en train de caraméliser ou celle des galettes et des bourdelots, ces poires fondantes enrobées de pâte au beurre qui, en rôtissant, vous ouvraient les portes du paradis. En vérité, il avait vécu chez elle les moments les plus délicieux de sa vie.

Et puis il y avait eu la présence d’Élisabeth, tonique et vivifiante. Élisabeth qui jouait aux échecs avec lui, qui lui parlait de ses amis, de la famille et surtout de la maison au cours de longues causeries dans la lumière du feu dansant sur ses cheveux roux. Toutes défenses abattues, il s’était attaché à elle, simplement et béatement heureux comme un oiseau perdu dans la tempête qui retrouve par miracle la chaleur d’un nid imprévu. Le charme à la fois tendre et fier de la jeune fille agissait sur lui comme une drogue, et Arthur n’avait plus qu’une envie : ne plus bouger, rester là indéfiniment.

Pourtant la grande maison ne l’oubliait pas Juché sur l’un des chevaux les plus placides de l’écurie, Jeremiah Brent venait chaque jour. Il apportait des livres que l’on lisait à haute voix et dont on s’entretenait ensuite. Cela donnait lieu à des discussions passionnées autour de grands pots de thé qu’Élisabeth préparait elle-même et d’une débauche de tartines beurrées. La plupart du temps, d’ailleurs, il venait avec Adam en croupe.

Lors de sa première visite, le savant en herbe avait tout de suite allégé l’atmosphère en marchant droit vers le lit du malade et en déclarant :

 — Voilà ! Je suis venu te demander pardon de m’être sauvé le soir de ton arrivée parce qu’en faisant ça je t’ai offensé et que tu ne le méritais pas. En échange tu m’as sauvé de la noyade alors je voudrais te demander si tu veux bien de moi comme frère ? Si tu ne veux pas, je comprendrai très bien et je ne t’en voudrai pas...

Le tout sans respirer mais avec un énorme soupir en guise de point d’orgue. Devenu tout rouge en débitant ce petit discours qui devait lui coûter beaucoup, Adam était si drôle qu’Arthur se mit à rire mais tendit aussitôt une main grande ouverte :

 — Bien sûr que je le veux ! C’est dit : on sera de vrais frères !

Élisabeth pensait qu’ils auraient dû s’embrasser mais ni l’un ni l’autre n’y tenait, considérant les embrassades comme manifestations par trop féminines pour des coureurs d’aventures de leur trempe et l’on s’en tint là. Désormais l’on avait tout le temps pour apprendre à vivre ensemble.

Il y eut d’autres visites bien entendu, mais uniquement des amis : les hommes du Saint-Pierre, le lougre des Calas, le vieux Louis Quentin, le fournier, et sa famille, les Baude, les Gosselin et aussi Potentin et Clémence qui apparaissaient à chaque marché, sans compter bien entendu, celles, fréquentes, du docteur Annebrun. Jamais la petite maison de la rue des Paumiers n’avait connu pareille affluence mais, bien loin d’en être contrariée, Mlle Anne-Marie s’en réjouissait et en prenait sa bonne part. Comme Jean Calas, elle en venait à penser que tout peut-être recommençait.

Seul Guillaume se fit attendre. Par sagesse d’abord. Au lendemain du sauvetage et alors qu’Arthur était encore inconscient, il descendit et eut avec Mlle Lehoussois une longue conversation au cours de laquelle celle-ci lui apprit ce que la fièvre lui avait fait surprendre.

 — Quand il ira mieux — parce qu’il ira mieux : il est fait de bon bois ! — , il sera préférable que tu ne te précipites pas tout de suite.

 — Ne va-t-il pas s’en offenser ?

 — Non. Tu sais que tu peux compter sur moi et sur ta fille pour lui remettre les idées en place. Il doit comprendre qu’il n’est pas toi et que tu n’es pas lui... Nous allons le préparer à t’entendre.

 — Que devrai-je lui dire selon vous ?

 — La vérité sur sa mère et toi. Je le crois assez mûr pour l’apprendre. Et puis tu laisseras parler ton coeur : il n’y a pas de meilleur avocat...

Cependant, afin de ménager la susceptibilité à vif de l’enfant, on décida de lui dire qu’une fois rassuré sur son sort son père avait dû se rendre à Granville pour une affaire importante.

Vint tout de même le jour où fils et père se trouvèrent face à face, seuls au coin de la cheminée : Anne-Marie avait emmené Élisabeth au marché.

 — Il est plus dur que je ne pensais ! souffla-t-elle à l’oreille de Guillaume en franchissant le seuil de sa maison, mais tu as peut-être une chance...

De fait, il y avait encore de l’hostilité dans le regard que le jeune garçon leva sur Tremaine. Celui-ci, qui s’était bien gardé de le toucher ou même de lui tendre la main, eut un sourire un peu triste, puis, tirant une chaise à lui, il la retourna et l’enfourcha dans l’attitude familière aux vieux conteurs de la veillée :

 — Je suis venu, lui dit-il, te raconter une histoire : celle d’une petite fille et d’un petit garçon...

 — Je la connais. Ma mère me l’a rabâchée plus de cent fois.

 — Elle n’a pas pu tout te dire. De même que je ne saurais tout de dire sur ces années où nous avons été séparés. Es-tu prêt à l’entendre ?

 — Pourquoi pas ?

Guillaume parla longtemps, s’interrompant seulement de temps à autre pour tisonner le feu ou remettre une bûche dans la cheminée. A ce garçon de douze ans, il dévoila ce qu’avait été sa vie depuis sa rencontre avec Marie dans le tas de neige au bas de la rue Saint-Louis à Québec jusqu’à ce jour affreux où il avait fallu lui dire adieu dans un petit salon du château de Malmaison à Rueil. Sans, bien sûr, mentionner les infidélités de son épouse : il fallait que celui-là, comme ses autres enfants, eût d’Agnès Tremaine une noble image. Et pas une seule fois pendant tout ce temps Arthur n’ouvrit la bouche...

Lorsque ce fut fini, Guillaume quitta son siège.

 — J’ai encore à dire ceci : pourquoi, ayant aimé ta mère comme je l’ai aimée... comme je l’aime encore, ne t’aimerais-je pas toi qui es né de cet amour-là ? Il m’a été impossible de veiller sur toi : je l’ai toujours regretté. A présent, je ne veux plus lutter et j’ai décidé de te laisser libre de ton choix...