— Ai-je donc un choix ?
— Oui et, en te l’offrant, je ne pense pas aller à l’encontre des dernières volontés de Marie. Si tu acceptes d’être mon fils, tu le seras pleinement ; avec tout ce que cela comportera de ma part de tendresse, de protection, mais aussi de sévérité le cas échéant. Je ne te demande pas de m’aimer. Tu ne serais pas le premier fils à détester son père mais tu devras jouer le jeu loyalement et agir en conséquence...
— Et si je refuse, me renverrez-vous en Angleterre ?
— Non parce que ta mère, persuadée que tu y serais en perpétuel danger, ne le voulait à aucun prix, mais M. François Niel, que tu as entrevu lors de notre passage à Londres, doit venir comme tu le sais passer ici les fêtes de Noël. C’est le meilleur homme de la Terre et il n’a pas de fils : tu pourrais aller vivre avec lui au Canada, notre pays d’origine à tous. Je sais que François ferait tout pour que tu t’y trouves bien. Ce qui n’enlèverait rien au fait que tu es un Tremaine. Tu garderais les mêmes droits à mon héritage qu’Élisabeth et Adam...
Pendant quelques instants on n’entendit dans la pièce que le battement du balancier en cuivre de la grosse horloge, lent et grave comme celui d’un cœur vigoureux. Puis Arthur murmura :
— Dois-je répondre tout de suite ?
— Non. Tu peux réfléchir. Mais pas au-delà du jour où François Niel arrivera chez nous. Un dernier mot avant que je parte : n’oublie pas tout de même qu’en nous quittant tu laisserais ici bien des regrets... et peut-être du chagrin !
Raflant sa canne et son chapeau, Guillaume sortit très vite afin de cacher l’émotion qui lui venait avec l’envie de prendre dans ses bras ce gamin à la tête dure qui le regardait avec les yeux de Marie-Douce mais auquel il accordait le pouvoir de lui imposer le supplice de l’incertitude. Dieu sait pendant combien de temps !
Il ne l’endura que deux jours au bout desquels Arthur le réclama. Il vint donc, encore passablement inquiet, mais s’il s’attendait à de grandes explications d’états d’âme, il se trompait : ce n’était pas du tout le genre d’Arthur.
Il le trouva au même endroit que l’avant-veille : assis au coin de la cheminée, la chatte Giroflée sur les genoux mais cette fois impeccablement habillé :
— Père, déclara-t-il avec un flegme tout britannique, ce qui n’empêcha pas Guillaume de recevoir le mot comme un cadeau du Ciel, je suis guéri à présent. Ne pensez-vous pas que je devrais rentrer à la maison ?
Trop ému pour parler, Tremaine enleva la chatte qu’il posa à terre, prit l’enfant aux épaules pour le mettre debout et le serra un instant contre lui avec une force qui traduisait sa joie et lui permettait de retenir ses larmes. Puis, le lâchant, il se dirigea vers la porte.
— Elle t’attend... nous t’attendons tous !... La voiture viendra te chercher tout à l’heure...
— J’aimerais mieux un cheval.
Guillaume sourit. Ce gamin lui ressemblait encore plus qu’il ne le croyait !
— Tu l’auras ! Je t’envoie Daguet avec Selim...
Le retour fut grandiose. Élisabeth et Adam, qui étaient allés au-devant de lui, escortèrent leur frère jusqu’au perron où Guillaume souhaita au revenant une chaleureuse bienvenue. Puis il y eut un souper au cours duquel Mme Bellec produisit l’admirable soufflé de homard qu’elle confectionnait seulement dans les grandes occasions. On but du vin de Champagne et l’on porta même des toasts. Celui de Jeremiah Brent fut particulièrement apprécié et applaudi en dépit du fait qu’il était prononcé d’une voix incertaine mais pleine de sentiment. Que celui-là se trouvât parfaitement heureux aux Treize Vents ne fit plus jamais de doute pour personne. Guillaume avait décidé qu’il dispenserait désormais son enseignement aux deux garçons, perspective qui remplissait de joie le jeune précepteur.
Dès le lendemain, d’ailleurs, la vie reprenait son cours quotidien cependant qu’Arthur commençait à se créer des habitudes...
Assis entre Élisabeth et Adam, il pensait à tout cela tandis que se poursuivait la cérémonie à laquelle cependant il ne participait guère. Sa mère l’avait élevé dans l’amour et la crainte de Dieu mais c’était pour lui un état de fait qui ne l’empêchait pas de trouver les offices plutôt ennuyeux sauf quand la beauté des chants et de la musique lui emportait l’âme. Il aimait particulièrement l’orgue.
Malheureusement, celui de Saint-Vaast, jadis offert à l’église par l’abbé de Fécamp seigneur de la ville, avait cruellement souffert de la Révolution. Comme tout le bâtiment d’ailleurs et, en dépit des guirlandes de gui et des énormes bouquets de houx, avec lesquels les femmes avaient tenté de masquer ses blessures, il était difficile de ne pas déplorer la grande misère des statues décapitées sur leurs socles. Pour sa part, le haut retable de l’autel sommé d’une gloire rayonnant autour du symbole trinitaire n’avait pas trop souffert : sali, souillé sans doute mais à peu près intact. Les sans-culottes n’avaient pas pris le temps de l’abattre pour le brûler sur la Poterie comme ils avaient fait du grand christ initialement suspendu dans l’arc d’entrée du choeur, sa base reposant sur la « perque », la longue traverse qui le barrait et qui était alors, comme dans toutes les églises cotentinoises, le lieu privilégié des cérémonies : c’est sous la croix que l’on s’unissait lors des mariages et que l’on déposait la bière au jour des funérailles.
Cependant cette messe n’était pas sans charme. L’église embaumait la fraîcheur de toute cette verdure mêlée aux senteurs de l’encens et à l’odeur de cire dont on avait généreusement enduit les quelques stalles encore debout. Et puis les vieux cantiques de Noël clamés avec accompagnements d’ophicléides d’une justesse douteuse par la masse des fidèles atteignaient par instants une sorte de grandeur sauvage. Arthur en connaissait quelques-uns mais il chantait tellement faux qu’il s’abstint de participer. Cela lui permit d’examiner plus attentivement les gens qui se pressaient sous la voûte en carène de navire.
Certains visages lui étaient déjà familiers mais il y avait près d’un pilier deux femmes qui l’intriguaient. D’abord parce qu’en dépit de l’affluence elles avaient réussi l’exploit de se tenir un peu à l’écart et aussi parce que leurs vêtements de grand deuil, leurs voiles de crêpe tranchaient sur la splendeur ailée, neigeuse, des hautes coiffes normandes qui donnaient si belle allure aux femmes de ce pays. La nef ressemblait à un champ de fleurs blanches piqué çà et là d’un chapeau souvent un peu triste et des têtes nues des hommes raides et dignes dans leurs blouses bleues des dimanches, fraîchement repassées, le chapeau rond couvrant majestueusement l’estomac.
Bien sûr, il y avait d’autres femmes en noir, mais il se dégageait de ces deux-là une bizarre impression de tristesse un peu mystérieuse qui excitait la curiosité d’Arthur. Il donna un léger coup de coude dans les côtes d’Élisabeth. Aussitôt celle-ci se pencha vers lui sans pour autant quitter des yeux son missel :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Les deux femmes en noir là-bas, près du deuxième pilier... Qui sont-elles ?
La jeune fille regarda mais hocha la tête en haussant les épaules :
— Aucune idée ! C’est la première fois que je les vois. Il est vrai qu’on ne vient pas souvent à la messe ici. Pourquoi t’intéresses-tu à elles ?
— Je ne sais pas. Je les trouve... drôles !
— C’est beaucoup dire !
Un froncement de sourcils de Guillaume mit fin au dialogue. Pourtant, Élisabeth trouva le moyen de chuchoter encore :
— On demandera à Mlle Anne-Marie... Elle connaît tout le monde...
La bénédiction finale précipita les fidèles sur le parvis. On sortit comme on était entré, au son des cloches, mais le soleil s’était dégagé des nuages et baignait joyeusement la petite foule qui se formait pour attendre les Tremaine : fermiers, pêcheurs, notables, amis ou simples connaissances, vieux militaires plus un solide contingent de commères, tous désireux de bavarder un instant. Guillaume cependant retint Arthur et s’attarda quelques minutes avec lui pour remercier M. le curé de son beau sermon — dont Arthur n’avait pas retenu un mot d’ailleurs — , et des quelques paroles de bienvenue adressées au dernier arrivé de sa famille. Le gamin piaffait d’impatience dans sa hâte de rejoindre Mlle Lehoussois qui conversait un peu plus loin avec François Niel, Élisabeth et les Quentin. Ses yeux ne quittaient pas les deux personnes qui l’intéressaient tant. Or, elles s’éloignaient, la plus grande soutenant l’autre, et rejoignaient une carriole attelée d’un vigoureux cheval qui attendait attaché à un arbre. Elles n’avaient adressé la parole à personne.
La première aida sa compagne à monter, se hissa auprès d’elle, puis, avant de prendre les rênes et le fouet, rejeta son grand voile par-dessus son chapeau, découvrant ainsi un visage de femme mûre aux cheveux grisonnants et d’une banalité tellement flagrante qu’Arthur se sentit un peu déçu sans trop savoir pourquoi. Il n’en vit d’ailleurs pas davantage : la conductrice fit tourner son attelage et le dirigea vers la Grande Rue.
— Pourquoi l’autre n’a-t-elle pas ôté son voile elle aussi ? s’exclama le jeune garçon sans s’apercevoir qu’il pensait tout haut alors que son père et lui venaient d’être abordés par le notaire et sa femme. Guillaume le secoua légèrement :
— Voyons, Arthur, reviens-nous ! Mme Lebaron te demande si tu te plais ici.
Confus, le garçon vira au rouge brique :
— Je vous demande mille pardons, madame... je... je crois que je me suis laissé distraire.
— Et je peux vous dire par qui, fit le notaire en souriant. Bien que ce soit fort étonnant : même à votre âge on regarde plutôt les jolies filles que les vieilles demoiselles. Figurez-vous, mon cher Tremaine, que votre fils couve des yeux vos nouvelles locataires.
Guillaume se détourna à demi pour voir de qui il s’agissait :
— Oh, les demoiselles Mauger ! Je ne vois pas ce qu’elles ont de si passionnant ! Deux vieilles filles qui ont eu de grands malheurs, si j’ai bien compris, et qui souhaitaient trouver une maison isolée pour y vivre à l’écart avec leurs souvenirs. Pas de quoi accrocher des rêves !
— Je ne suis pas de votre avis, cher monsieur, minauda Mme Lebaron qui faisait toute une affaire d’empêcher le vent de lui enlever sa panne violette et ses plumes. Vous venez de prononcer plusieurs paroles propres à exciter l’imagination : grands malheurs, maison isolée, vie à l’écart. Si l’on a l’esprit un peu curieux, on a envie de savoir le pourquoi de tout cela.
— Me Lebaron pourrait vous en dire plus que moi, puisque c’est lui qui m’a proposé de louer à ces dames la maison du galérien...
S’il pensait calmer la curiosité de son fils, il se trompait. Le nom était trop évocateur :
— La maison du galérien ? Mais qu’est-ce que c’est ?
— Je te raconterai. C’est une assez belle histoire d’ailleurs, et elle est liée à celle de notre famille.
— En tout cas, reprit la notairesse, je ne comprends pas pourquoi ces femmes sont venues à la messe jusqu’ici. Leur maison, si ma mémoire est bonne, se situe sur les hauts de Morsalines, vers le mont Emery, et il y a là-bas une église. Vous-même fréquentez surtout celle de la Pernelle ce qui est normal puisqu’elle est voisine des Treize Vents. Vous êtes descendus à Saint-Vaast pour une occasion particulière, mais quelle raison peuvent avoir ces deux vieilles filles ?
A la mine crucifiée du tabellion, Guillaume devina qu’il allait subir un feu roulant de questions. Peu désireux d’y participer, il estima qu’il valait mieux couper court :
— Qui peut savoir ? Même lorsque l’on choisit la solitude, il peut arriver que l’envie vienne, à un moment ou à un autre, de s’approcher un peu des autres. Noël est, avec Pâques, la plus grande fête de l’année liturgique. En outre, ajouta-t-il avec un sourire, depuis que le département a décidé de rattacher Rideauville à Saint-Vaast sous un vocable unique, nous sommes devenus une ville de plus de trois mille habitants ! Il est normal que nous attirions les foules... A présent, souffrez que nous vous quittions ! Le vent fraîchit et ce n’est pas agréable pour des dames...
On se sépara. La foule d’ailleurs se dispersait avec l’empressement de gens qu’un bon repas attend. Les Tremaine, augmentés de Mlle Anne-Marie, réintégrèrent leur voiture pour rentrer en hâte : ils avaient des invités. Ils y trouvèrent Adam profondément endormi : ayant eu beaucoup de mal à garder les yeux ouverts pendant la messe, le futur savant s’était hâté de venir chercher là un coin tranquille.
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