La nuit précédente, en effet, Adam le paisible s’était offert une nouvelle aventure dont il s’était bien gardé de parler à qui que ce soit. Se déclarant un peu patraque, trop fatigué en tout cas pour assister à la messe de minuit à la Pernelle, il avait obtenu de Guillaume la permission de rester à la maison. En fait il s’était esquivé dès qu’il avait vu partir les autres pour gagner les arrières de la propriété.
Il y avait là, dans la profondeur des bois, une de ces grandes pierres levées, un menhir comme on disait en Bretagne, qui témoignait, avec plusieurs autres réparties sur la presqu’île, de l’antique appartenance du Cotentin à la civilisation celte. Or une légende, rapportée avec un rien d’imprudence par l’abbé Landier à ses élèves, assurait qu’au premier coup de minuit sonné aux horloges des églises durant la nuit de Noël, ces monolithes se soulevaient pour laisser apercevoir dans les profondeurs de la terre des trésors fabuleux. Évidemment, celui qui souhaitait s’en emparer devait agir vite car, au douzième coup, l’énorme pierre reprenait sa place. Et tant pis pour l’imprudent qui n’aurait pas échappé assez vite au mirage de l’or.
Cette histoire fascinait le jeune Tremaine et son ami Julien de Rondelaire depuis près d’une année. Surtout le fils du châtelain d’Escarbosville dont le père connaissait, depuis les troubles, des difficultés financières. Guillaume n’ayant pas de ces soucis, son fils obéissait surtout à l’attrait d’une merveilleuse légende joint à son insatiable appétit de découverte. Aussi tous deux se donnèrent-ils rendez-vous près du menhir quelques minutes avant minuit. Peu doué sous le rapport de l’imagination, Julien devait invoquer la même excuse que son ami pour échapper à l’office nocturne.
Mais, sans doute victime d’un empêchement de dernière heure comme il s’en produit dans les plans les mieux agencés, Julien ne vint pas. Un peu déçu mais philosophe, Adam décida d’attendre seul et à l’abri d’un buisson de houx repéré depuis longtemps. C’est alors qu’il entendit des pas. On marchait dans sa direction et ce ne pouvait pas être Julien.
Très contrarié d’abord à la pensée que d’autres chercheurs de trésor en avaient après son menhir, il hésitait sur la conduite à tenir quand son vague mécontentement se changea en peur bien réelle. Les voix de ceux qui approchaient étaient rudes, plutôt vulgaires et prononçaient des paroles assez inquiétantes :
— T’es sûr que le rendez-vous est là ? fit l’une.
— Sûr ! Le chef a dit « la pierre levée aux environs de minuit quand tous ces imbéciles sont à leurs patenôtres ». J’ai l’impression qu’on est les premiers mais les autres vont pas tarder.
— Tu sais où on va ?
— Les Étoupins, je crois mais j’suis pas certain. T’aurais pas un peu de tabac ?
De toute évidence, ils resteraient là un moment. Adam pensa qu’il était temps de prendre le large. Tant pis pour le trésor ! On en serait quitte pour recommencer l’année prochaine... Aussi doucement qu’il put, il voulut sortir de derrière l’arbre qui lui servait de refuge quand son pied se prit dans une branche de lierre rampant. Il tomba : heureusement sans grand mal mais il avait fait du bruit.
— Tu as entendu ?...
Par chance d’autres pas résonnèrent à cet instant. Vite relevé, Adam détala sans demander son reste, fonçant droit devant lui sans s’inquiéter du chemin : surtout mettre le plus de distance possible entre lui et ces coureurs de bois ! Quand il s’arrêta enfin hors d’haleine, il était beaucoup plus loin de la Pernelle qu’il ne l’aurait voulu. Pas perdu d’ailleurs : il connaissait trop bien les environs pour ne pas se retrouver même dans le bois le plus touffu et même en pleine nuit, mais lorsqu’il atteignit enfin la maison il était affreusement tard et lui à moitié mort de fatigue. Par chance les portes n’étaient pas encore fermées. Il y avait eu un petit souper au retour de l’office et on s’agitait dans la cuisine et l’office.
A pas de loup, Adam grimpa jusqu’à sa chambre, se coucha en hâte, mais il était tellement énerve qu’en dépit de sa fatigue il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. D’où ce grand besoin de récupération éprouvé tandis qu’alternaient les prières et les chants de la cérémonie solennelle. Donc légèrement soporifique !... Il dormait d’ailleurs de si bon cœur dans la voiture que personne n’eut l’idée de le déranger. Surtout pas Arthur qui avait d’autres chats à fouetter et qui, à peine assis, réclama un supplément d’informations touchant les demoiselles Mauger. Ce qui fit sourire son père :
— Décidément, elles te tiennent à cœur ! Il n’y a pourtant pas grand-chose à savoir.
Pas grand-chose en effet. Elles venaient de Bayeux où leur père occupait jadis une fonction de juge au tribunal. Elles avaient perdu leur mère très jeunes. Elles s’appelaient Célestine et Eulalie et, tandis que l’aînée assumait la charge ménagère et s’efforçait de remplacer l’absente, la plus jeune se destinait au mariage après avoir longuement hésité à entrer au couvent : il y en avait beaucoup dans cette ville de prêtres, paisible et silencieuse, tournée vers le passé mais dont la magnifique cathédrale — un peu trop grande pour elle d’ailleurs — semblait posée directement sur les herbages peuplés de bétail qui l’environnaient. Eulalie était fiancée quand, sur cet univers tranquille, passa la tourmente révolutionnaire. Qui épargna curieusement les bâtiments mais maltraita les âmes.
Le père fut tué. Les filles purent s’enfuir mais tombèrent dans une de ces embuscades de chemin creux où, prises entre deux feux, elles eurent à souffrir : Eulalie en particulier fut gravement blessée. Sur le fiancé, aucune information n’était parvenue à Me Lebaron.
Pas davantage d’ailleurs sur la longue période écoulée entre le départ de Bayeux et la lettre écrite au printemps de 1802 par le notaire de ces demoiselles à son confrère de Saint-Vaast, lui demandant s’il aurait connaissance d’une maison à louer dans les conditions souhaitées par ses clientes.
— Vous savez la suite, conclut Guillaume. Elles sont à Morsalines depuis la fin de l’été et je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus. Sinon... que les curieux devront attendre à demain pour connaître l’histoire du galérien dont le nom est resté attaché à la maison.
Quelque envie qu’il en eût, Arthur n’osa pas insister mais M. Niel vint à son aide en lui jetant un coup d’œil amusé :
— Et tu n’as pas essayé d’en savoir davantage, Guillaume ? La vie de ces femmes a pourtant l’air d’un vrai roman. Pourquoi, par exemple, l’une d’entre elles ne relève-t-elle pas son voile ? Les conséquences d’un vœu ?
— Elle ne l’enlève jamais en public. Son visage, à ce que l’on m’a dit, a été sérieusement brûlé. D’où ce désir d’une demeure écartée qu’elles occupent seules avec une sorte d’ours qui leur sert de valet...
— Les as-tu seulement rencontrées personnellement ?
— Une seule fois, lors de la signature du bail. Encore n’ai-je vu que Mlle Célestine. Et maintenant, fini les questions ! Un peu de nerf, Daguet ! ajouta-t-il en se penchant par la portière. J’aimerais autant que nous n’arrivions pas après nos invités. Il y a de l’honneur de la maison !
L’honneur fut sauf. La famille était rentrée depuis une dizaine de minutes quand la voiture de Mme de Varanville s’arrêta devant le perron. A l’intérieur, il y avait la jeune femme et ses trois enfants.
En effet, à la joyeuse surprise d’Élisabeth, le fils aîné, Alexandre, était revenu de Paris avec sa mère pour passer en famille les fêtes de fin d’année. A la grande joie aussi de Rose et de ses filles. Sa présence compensait pour la jeune femme l’espèce d’échec rencontré auprès de sa cousine Flore.
Celle-ci s’enlisait lentement, inexorablement, avec une volonté suicidaire, dans une douleur morne, muette, obsessionnelle qui la poussait à d’interminables stations auprès du tombeau de l’enfant disparu sans laisser à quiconque le droit à la moindre tentative d’apaisement. Eût-elle été reine qu’elle eût peut-être, comme Jeanne la Folle, exigé de vivre auprès du cercueil que l’on ouvrait chaque soir. Quoi qu’il en soit, en pénétrant dans le château de Suisnes, l’impression d’entrer dans un mausolée s’imposait et, pour la première fois de sa vie, Rose, chaleureuse et tendre, se trouva désarmée en face de cette mère acharnée à fouiller sa blessure pour en tirer encore un peu plus de souffrance. Bougainville lui-même lui conseilla de rentrer chez elle : il était inutile qu’elle sacrifie le Noël des siens à celle qui ne voulait pas être consolée.
— Quand le printemps reviendra, je tâcherai de l’emmener à la Becquetière. La vue de la mer lui a toujours été bonne et apaisante. De toute façon cela ne fera de mal à personne. Surtout pas à notre petit Alphonse qui souffre doublement d’avoir perdu son frère et d’être délaissé par sa mère...
— Confiez-le-moi pour le temps des fêtes ! Chez nous comme aux Treize Vents, on sera heureux de le voir...
— Merci de l’offrir, ma chère cousine. Tous ici connaissent votre cœur et vous aiment. Cependant je crois qu’il est préférable pour Flore qu’aucun de ses deux autres fils ne s’éloigne d’elle...
Rose était donc repartie. Un peu honteuse de son propre bonheur puisqu’elle ramenait avec elle son bel Alexandre.
Lorsque Guillaume lui offrit la main à sa descente de voiture, il fut frappé de son rayonnement : son sourire et ses yeux irradiaient une si belle lumière qu’il en fut ébloui et, soudain, il eut l’impression bizarre que la petite main qu’il tenait représentait le plus joli des cadeaux de Noël.
— Rose ! s’écria-t-il sincère, vous êtes plus ravissante que jamais ! Et quelle charmante toilette !... Que vous est-il donc arrivé ?
Elle tourna vivement sur elle-même pour se faire admirer et se mit à rire :
— Ne croirait-on pas à vous entendre que je suis toujours fagotée ? J’admets que je me suis laissée aller, dans la capitale, à quelques folies vestimentaires poussée en cela par Alexandre et Mme de Baraudin.
— Ils ont eu bien raison ! approuva-t-il, séduit par la symphonie en velours gris tourterelle réchauffée de martre qui rendait à cette jeune veuve l’aimable coquetterie qui était jadis l’apanage de la charmante Rose de Montendre. Elle rit encore :
— Comment n’être pas sensible à l’opinion d’un homme de goût ? Vous-même êtes superbe, Guillaume ! Maintenant présentez-moi votre fils !
— Je vous présenterai d’abord mon ami François Niel qui est l’unique survivant de mon enfance canadienne. Il m’est arrivé il y a deux jours !
— Enfin quelqu’un qui pourra me raconter le petit garçon que vous étiez ! Quelle bonne nouvelle !
Après l’avoir embrassé sur les deux joues, elle se laissa guider par lui jusqu’au groupe qui s’était formé sur le perron, sans imaginer un seul instant le trouble qui s’emparait de son hôte quand, pour ce double baiser claquant, à la mode campagnarde, elle l’enveloppa de son léger et frais parfum de rose mousse et de bruyère. Cette impression, Guillaume en remit l’analyse à plus tard, mais c’était la première fois qu’il se sentait aussi heureux depuis que la mort de Marie-Douce avait fait souffler sur son cœur le plus froid des vents d’hiver. La présentation de François lui donna aussi à réfléchir quand il vit les yeux du Canadien s’emplir d’admiration et ses joues s’empourprer tandis qu’il s’inclinait devant Rose en bredouillant quelques paroles parfaitement incompréhensibles. A croire qu’il venait de subir un véritable coup de foudre ! Pas vraiment surprenant d’ailleurs : il devait être très facile d’aimer au premier coup d’œil cette femme exquise...
La réaction d’Arthur, si facilement rétif, confirma sa pensée. Le garçon répondit avec spontanéité au sourire de la jeune femme et vint tout naturellement vers les mains qu’elle tendait en disant :
— Pour tous ici je suis Tante Rose. J’aimerais l’être aussi pour vous, Arthur Tremaine, et j’espère pouvoir dans un avenir très proche vous souhaiter la bienvenue à Varanville.
Elle ajouta — et là Guillaume se demanda si le plafond n’allait pas leur tomber sur la tête :
— Vous ressemblez d’incroyable façon à votre père...
Or, le sourire d’Arthur ne s’effaça pas. Il se teinta seulement de malice :
— C’est bien la première fois que je m’en réjouis si, grâce à ce défaut, j’obtiens un peu de votre amitié, madame...
— Comme il a bien dit ça ! s’écria la jeune femme en riant. Tout compte fait, il a beaucoup plus de charme que vous, mon ami... Approchez, enfants Varanville, et venez faire connaissance !
Tandis que les saluts s’échangeaient, Guillaume, secouant l’enchantement qui l’avait saisi, revint à ses devoirs d’hôte et s’aperçut qu’il manquait quelque chose ou plutôt quelqu’un :
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