— Désolé d’être en retard, fit-il, et plus désolé encore d’être porteur d’une mauvaise nouvelle : ils ont recommencé !

 — Qui donc ?

 — Le fantôme de Mariage ou Dieu sait quoi d’autre. Cette nuit, ils sont allés aux Étoupins...

 — Et... c’est grave ?

 — Plutôt oui ! Ils ont tué quatre personnes et complètement pillé la maison.

 — Seigneur Dieu !... Est-ce qu’au moins, cette fois, on a trouvé une piste ?

 — Pas plus que chez les Mercier. Ces gens effacent leurs traces comme les Indiens d’Amérique. Il faudrait les prendre sur le fait...

 — Ou bien au nid, ce qui me paraît encore plus difficile ! Viens ! Allons en parler avec Rondelaire. Il aura peut-être une idée... Cette fois nous devons entreprendre des recherches sérieuses...

Les deux hommes s’éloignèrent. Adam, qui n’avait plus du tout envie de dormir, les suivit des yeux, accablé par le sort qui le condamnait à avouer son expédition nocturne. Les Étoupins !... Il entendait encore le dialogue surpris près de la pierre levée. Il se doutait bien que ces gens étaient animés de mauvaises intentions mais il n’imaginait pas que c’était aussi grave. A présent, il devait parler. Et le plus vite possible !

Quittant son siège sans prendre la peine de donner une explication à ses voisines, il traversa le salon.

 — Eh bien, Adam, où vas-tu ? s’écria la petite Amélie. Tu n’as plus sommeil ?

 — Non. Il faut que je parle à mon père ! Excuse-moi !

Et il s’en fut, le dos un peu rond, comme s’il portait sur lui le poids de tous les crimes du monde.

 — Je ne sais pas ce que tu lui trouves ! remarqua Victoire avec une indulgence un brin dédaigneuse. Quand il ne dort pas, il mange et quand il ne mange pas, il passe son temps dans de vieux bouquins.. Son frère est tellement plus intéressant que lui !

 — Le malheur c’est qu’il ne fait pas plus attention à toi que si tu n’existais pas, riposta la petite, vexée. De toute façon je préférerai toujours Adam... N’est-ce pas, Julien, que j’ai raison ?

Celui-ci, un garçon mince et frêle, timide et même un peu timoré, partageait entièrement les goûts de son ami, mais il n’entendit pas Amélie : à l’entrée en scène de Guillaume, il s’était approché d’Alexandre, délaissé par Élisabeth, pour l’entretenir de ses études. Ce qui lui évita de saisir la remarque enthousiaste de la blonde Victoire au sujet d’Arthur. Il en eût été malheureux : il y avait un moment déjà que l’aînée des filles de Rose occupait ses pensées secrètes. D’où ce subit intérêt pour des mathématiques qui d’habitude l’ennuyaient à mourir...

Malheureusement pour Adam, au moment où il atteignait son père, Potentin invitait solennellement la compagnie à passer à table. Il tenta vainement de retenir Guillaume :

 — J’ai quelque chose de grave à vous dire, Père...

 — Il fallait te réveiller plus tôt ! Tu choisis mal ton moment : je dois offrir mon bras à Mme de Légalle.

 — Mais c’est très, très important..., gémit le gamin prêt à pleurer. Il s’agit de... des brigands et...

Guillaume était déjà loin, inclinant sa haute taille devant la vieille dame qui l’accueillit d’un sourire encore charmant. Tous deux prirent la tête du cortège qui se dirigea en cérémonie vers la salle à manger. Le pauvre Adam resta seul près de l’entrée du salon entre un grand camélia en pot et une console fleurie de jacinthe bleue, ne sachant plus quelle contenance adopter. Ce fut là qu’Arthur, intrigué par son attitude, le rejoignit :

 — Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas faim ?

L’enfant leva sur lui des yeux pleins de larmes.

 — Plus du tout ! Je crois que je ne pourrai rien avaler...

 — Tu es malade ?

 — Non mais... oh, pourquoi Père ne veut-il pas m’écouter ? Je ne peux pas garder ça pour moi plus longtemps. C’est trop horrible !

Sans plus de questions, Arthur le prit par le bras et l’entraîna dans le vestibule jusqu’à la grande fontaine de grès sculpté placée sous l’escalier où l’on se lavait les mains.

Là, il se munit d’un savon, fit couler de l’eau et chercha une serviette :

 — Raconte mais fais vite ! On doit avoir tout juste une minute ou deux ! Allons, dépêche-toi ! Si c’est si lourd à porter ce que tu as sur le cœur, tu te sentiras mieux après.

Il n’eut pas à insister. Trop heureux de partager son fardeau, Adam fit un bref récit de son aventure. Il savait bien que son frère ne serait pas content d’avoir été tenu à l’écart, mais il avait un énorme besoin d’une oreille compréhensive. Arthur, pour sa part, se contenta de hausser les épaules et de constater :

 — Ça t’apprendra à courir les aventures tout seul, jeune imbécile ! A présent allons rejoindre les autres !

 — Tu vas m’accompagner pour en parler à Père ?

 — Je t’accompagne à table. Pour l’instant, on ne dit rien. On laisse tout le monde savourer en paix les gâteries de Clémence. De toute façon, quelques heures de plus ou de moins ne ressusciteront pas ces malheureux. Et moi, il faut que je réfléchisse...

Élisabeth, venue à leur recherche, apparut au même moment :

 — Que faites-vous là tous les deux ? Est-ce que tu n’oublies pas un peu vite, Arthur, que tu es le héros du jour ?

 — On se lave les mains... comme toi tout à l’heure !

La jeune fille leva un sourcil interrogateur :

 — Qu’est-ce que ça veut dire ?

 — Tu t’en moquais éperdument du héros, il y a dix minutes ! Il n’y en avait que pour Alexandre, le génial Alexandre, le magnifique Alexandre. Tu viens, Adam ?

Au comble de la surprise, Élisabeth s’arrêta et retint Arthur par sa manche :

 — Il ne te plaît pas ?

 — Pas du tout !

 — Mais pourquoi ?

 — Beaucoup trop content de lui-même. Un vrai paon ! Passons à table sinon on va nous envoyer une autre délégation...

La jeune fille suivit plus lentement. Lantipathie brutalement révélée d’Arthur la désorientait. Elle ne comprenait pas que l’on pût détester quelqu’un à première vue. Pourtant, avant que ce jour de Noël fût achevé, elle allait faire l’expérience d’une réaction similaire...

La nuit arrivait lorsque, après un repas qui occuperait longtemps les mémoires — timbales de homard, turbot aux laitances de carpe, filets de perdreaux purée de châtaignes, cailles en chausson, escalopes de foie gras aux truffes, etc. — , les divers attelages furent avancés pour ramener chacun chez soi. Il ne pouvait être question de prolonger davantage une fête qui devait garder un caractère familial et encore moins de danser. Ce serait pour plus tard : les seize ans d’Élisabeth, par exemple, pour lesquels Guillaume songeait à donner un bal qui serait sans doute le premier dans la région de Saint-Vaast depuis plusieurs années.

Tandis que les lanternes des voitures disparaissaient l’une après l’autre dans le rapide crépuscule comme des lucioles qui s’éteignent, Guillaume monta dans sa chambre pour changer de vêtements avant d’aller faire un tour de promenade solitaire. Histoire de s’éclaircir les idées et de chasser les vapeurs d’un trop bon dîner ! Il ôta ses habits si magnifiquement ajustés par son tailleur, se plongea la figure dans une cuvette d’eau froide puis se coula avec béatitude dans une vieille veste de chasse en velours vert passé et dans des bottes confortablement avachies par un long usage.

S’il n’y avait eu cette horrible affaire des Étoupins qui le tourmentait, Guillaume eût été pleinement satisfait de sa journée et de l’accueil reçu de tous par son fils naturel : Arthur tiendrait désormais dans le pays une place que personne, sinon quelques aigris, ne songerait plus à lui contester. Et le garçon lui-même moins encore que les autres. Le rebelle s’était imbriqué dans la maison dont il ne voulait pas comme une pierre dans un mur : il appartenait définitivement aux Treize Vents et là où elle était, Marie-Douce pouvait être contente puisque son enfant et l’homme qu’elle avait tant aimé se trouvaient à jamais réunis. Ce dernier d’ailleurs ayant pris ses dispositions pour qu’Arthur, officiellement reconnu, soit son héritier au même titre qu’Élisabeth et Adam.

Un moment, il s’accorda le plaisir doux amer d’évoquer l’image de la bien-aimée disparue. Non pas celle quasi désincarnée des derniers instants, mais celle de leurs belles heures de passion dans le cadre charmant des Hauvenières, quand Marie rayonnait de tout l’éclat de sa beauté et qu’il s’en grisait au point d’oublier ce qui n’était pas elle. Parfois même jusqu’à la plus élémentaire prudence. Dieu qu’ils avaient été heureux ! Plus peut-être que s’ils avaient pu vivre ensemble le lent cheminement des jours où se révèlent les caractères profonds et où s’usent trop souvent les illusions. Ils n’avaient connu l’un de l’autre que le meilleur, le plus merveilleux, quelque chose d’unique sans doute, un magnifique cadeau du Destin qu’il convenait de remercier...

Bien souvent, Guillaume avait essayé d’imaginer Marie vivant auprès de lui dans cette maison qu’il aimait. Sans y parvenir vraiment. A peine commençait-il à l’évoquer qu’un autre visage apparaissait, celui d’Agnès, courroucé et douloureux, comme si la première dame des Treize Vents voulait encore en interdire l’accès à la rivale détestée, mais, au fond, cela venait peut-être de Guillaume lui-même : il savait trop combien sa femme était attachée à ce domaine dont elle n’avait pas hésité à le chasser un soir, lui, le maître, allant même jusqu’à employer un affreux chantage21.

Chose étrange, ce soir-là, ce ne fut pas Agnès qui se montra sur le fond brumeux de sa mémoire. Ce fut un sourire à fossettes, un regard vert lumineux et tendre : ceux de Rose de Varanville, l’amie de tant d’années dont il s’avisait ce soir qu’elle était toujours une femme exquise. Qu’elle était donc jolie, tout à l’heure ! Elle avait été le rayon de soleil de ce déjeuner de Noël : la vitalité jaillissait d’elle et l’on aurait dit qu’une lumière mystérieuse l’éclairait de l’intérieur. Cela tenait moins à la transparence de son teint ravissant qu’au pétillement joyeux de ses prunelles. On la sentait profondément heureuse de ce moment de franche convivialité avec des gens qu’elle aimait... François Niel, pour sa part, était complètement sous le charme...

Guillaume alla prendre sa pipe sur une étagère, la bourra, l’alluma et tira quelques bouffées en s’approchant de la fenêtre pour regarder le jardin s’assombrir. Il se demandait ce que dirait Rose s’il lui demander de l’épouser ? Sourirait-elle, demanderait-elle à réfléchir ou bien, décidée à rester à jamais fidèle au souvenir de l’époux disparu, refuserait-elle tout simplement ? Il pourrait être intéressant de lui poser la question mais une voix intérieure conseillait à Guillaume d’attendre encore. Ne fût-ce que pour garder un peu d’espoir : un refus sans appel pourrait être douloureux et ternir leur belle amitié.

En fait, l’idée initiale de ce mariage n’était pas de lui mais d’Élisabeth qui l’avait conçue environ trois ans plus tôt. La petite adorait Rose qu’elle avait toujours préférée à sa mère. En outre, douée d’un certain sens pratique, elle pensait que si, un jour, elle épousait Alexandre — ils étaient « fiancés » presque depuis leur naissance ! — , il serait bon que Rose vînt prendre sa place aux Treize Vents tandis qu’elle-même s’en irait régner sur Varanville où elle se plaisait beaucoup.

Le vent se levait et Guillaume aimait le vent. Une raison de plus pour transporter ses pensées jusqu’au bord de son acropole et regarder les phares s’allumer sur la mer. Il prit un manteau et quitta sa chambre. La maison n’avait pas encore retrouvé son calme : dans la cuisine on s’activait à terminer la vaisselle et à la ranger cependant que, dans les pièces de réception, Potentin et les jeunes valets remettaient de l’ordre avant le grand ménage du lendemain matin. Personne n’ayant faim, sinon peut-être Adam que l’on n’arrivait jamais à rassasier, on grignoterait quelque chose autour de la table de la cuisine et le maître s’en réjouissait : il se sentait toujours plus en appétit près de la grande cheminée flambante que dans la salle au décor plus apprêté. Il n’imaginait certes pas qu’à l’étage au-dessus ses deux fils, enfermés dans la chambre d’Adam, discutaient avec animation. Celui-ci pensait qu’il était temps, à présent, d’aller raconter son aventure à son père alors que l’avis d’Arthur différait :

 — Je préférerais qu’on attende un peu, disait-il. Demain Père et ses amis vont tenir une sorte de conseil de guerre. Si nous parlons ce soir, l’assemblée va se précipiter à la pierre levée pour chercher des traces et tout brouiller peut-être...

 — C’est idiot ce que tu dis : tu oublies que Père avait au Canada un ami indien qui l’emmenait avec lui en forêt. Konoka lui a appris à suivre une piste.