— Oui, mais il y a combien de temps ? En outre, il n’aime pas vraiment la chasse. Tu m’as dit qu’il acceptait rarement une invitation.

 — C’est vrai qu’il déteste tuer un animal. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ait oublié les leçons de Konoka.

 — Tu as peut-être raison, pourtant je voudrais que tu nous accordes à tous les deux quelques heures de patience. J’ai envie que, demain matin de bonne heure, on aille faire un tour là-bas. Moi aussi je sais lire les passages des animaux...

 — Il y a des Indiens en Angleterre ? grogna Adam qui se sentait saisi à présent d’un grand esprit de sacrifice et souhaitait presque recevoir une raclée pour avoir l’âme en paix.

 — Non, mais nous avions, à Astwell Park, un maître louvetier qui m’avait pris en amitié. Il m’emmenait souvent et il m’a enseigné bien des choses. Tu n’as pas envie, toi, de retourner sur le théâtre de tes exploits sans y convoquer la Terre entière ?...

 — S... i ! J’avoue que c’est tentant... mais après on parlera ?

 — On parlera ! On racontera ton histoire à ces messieurs et peut-être que tu seras même félicité si on trouve quelque chose ?... Tiens, qu’est-ce qu’on entend ? On dirait une voiture ?

Un bruit de sonnailles, de gourmettes, joint au léger grincement de roues parvenait en effet jusqu’à eux. Se levant vivement, les deux garçons se précipitèrent vers la fenêtre qu’Arthur ouvrit d’une main nerveuse.

 — Seigneur ! fit Adam, qu’est-ce que c’est que ça ? Qui donc nous arrive en pareil équipage ?

En effet, une grande berline de voyage lourdement chargée de bagages venait de franchir la grille. Un peu tassé sur son siège, un cocher enveloppé d’un carrick à triple collet dont on distinguait à peine le visage sous le bord de son chapeau tenait fermement en main les quatre vigoureux chevaux d’attelage vers la tête desquels accouraient déjà Prosper Daguet et l’un de ses garçons d’écurie. Les jeunes observateurs virent aussi Guillaume qui, sa canne d’une main sa pipe de l’autre, s’avançait sur le perron du pas hésitant de celui qui n’attend plus personne et qu’une arrivée surprise n’enchante guère. Potentin se tenait déjà auprès de lui, armé d’une grosse lanterne tempête qu’il élevait à bout de bras.

La voiture — c’était une berline de poste presque neuve et certainement confortable — s’arrêta devant eux. A ce moment, la glace de la portière se baissa et une tête de femme coiffée d’un chapeau élégant enveloppé de voiles blancs surgit dans la lumière qui fit briller des cheveux couleur de cuivre pâle et des yeux d’un vert doré. En même temps, une voix à la fois chaude et musicale s’écriait joyeusement :

 — Que d’excuses, mon cher oncle, d’arriver chez vous à une heure pareille et sans avoir prévenu, mais nous avons perdu une roue en entrant dans Valognes et nous avons eu une peine infinie à obtenir qu’on nous répare en ce jour de fête... Évidemment, nous aurions pu rester là-bas pour la nuit mais c’est encore Noël et je tenais beaucoup à ce qu’Arthur ait aujourd’hui même le cadeau que je lui apporte...

Adam considéra son frère avec des yeux ronds :

 — Mon cher oncle ?... Et en plus elle parle de toi ! Est-ce que tu la connais ?

 — Bien sûr, grogna le jeune garçon : c’est ma sœur Lorna, qui est aussi ta cousine et qui... enfin, c’est ma demi-sœur.

 — Ce qu’il y a d’agréable dans notre famille, c’est qu’elle se complique de jour en jour. Mais dis donc ! son arrivée n’a pas l’air de t’enchanter !

 — Si... oh si ! Seulement... je ne l’attendais pas si tôt ! Elle m’avait dit qu’elle viendrait me voir un jour mais comme elle devait se marier peu après mon départ, je pensais que ce serait beaucoup plus tard ! Mais... sacrebleu, elle a dit « nous » ? Si elle nous amène son duc, c’est une vraie catastrophe...

 — Son duc ? Elle s’est mariée avec un duc ?

 — Oh, il n’y a pas de quoi en béer d’admiration : c’est le plus redoutable imbécile que j’aie jamais rencontré. Seulement il est très riche...

Adam, qui était presque passé par la fenêtre pour mieux voir, retomba sur ses pieds :

 — Il n’y a pas d’homme avec elle à part le cocher. Seulement une femme qui a l’air d’une dame de compagnie...

Arthur regarda à son tour. En bas, Guillaume aidait Lorna à descendre de voiture. Derrière elle se montrait à présent une femme vêtue de noir, et le jeune garçon poussa un soupir de soulagement :

 — Dieu merci ! C’est Kitty. Elle était la femme de chambre de ma mère et je l’aime bien. Allons vite leur dire bonjour !

CHAPITRE VII

UNE ŒUVRE D’ART...

A l’exception de François Niel qui avait un peu forcé sur le meilleur chambertin de Potentin et qui dormait sur son lit tout habillé, le reste de la maison, un peu ahuri, se retrouva bientôt dans le vestibule autour de ces voyageuses auxquelles il était impossible de refuser l’hospitalité. D’abord parce que c’était l’un des rites traditionnels du pays normand et ensuite parce qu’elles se réclamaient de la famille. Même si les sentiments que suscitait leur arrivée allaient selon les personnages de l’accablement à la joie en passant par un certain ennui. Joie qui, pour Jeremiah Brent, par exemple, nétait pas exempte d’un rien de panique.

En fait, l’une des raisons pour lesquelles le jeune précepteur s’était déclaré si heureux de suivre son élève résidait dans l’amour sans espoir que, depuis deux ans déjà, il vouait à Miss Tremayne. Dire qu’il l’aimait ne reflétait pas absolument la vérité : elle le fascinait, l’enchantait et le terrifiait tout à la fois. Il aurait pu être son esclave si cette étoile s’était avisée de jeter les yeux sur un ver de terre. Et comme dans ses rêves secrets, il s’autorisait des privautés dont la réalisation l’eût fait jeter à la porte sans hésitation, il en avait conclu qu’un éloignement définitif offrait l’unique solution à une maladie que l’absence seule — ou alors la rencontre improbable d’une autre déesse ! — pouvait guérir. Et voilà qu’elle envahissait son refuge, incroyablement belle dans une pelisse de velours noir ourlée de renard assorti qui faisait chanter sa chevelure et sa carnation ! C’était un sublime instant d’esthétique pure, mais aussi la promesse d’un retour vers cet enfer sans issue que le jeune homme croyait bien avoir abandonné derrière lui à jamais...

En l’apercevant, elle eut pour lui un joli geste de sa petite main gantée de suède fin.

 — Ce cher Jeremiah Brent ! C’est une joie de retrouver un visage ami en terre lointaine !... Et quelle surprise !

 — Surprise ? Votre Grâce savait pourtant que j’accompagnais Arthur ? articula le jeune homme, blessé dès le premier mot.

 — Pardonnez-moi ! Je crois que je l’avais oublié !... Et pas de Votre Grâce, s’il vous plaît ! Ce titre ne me convient pas...

Et elle lui tourna le dos pour diriger sur le seul Guillaume l’éclat d’un inimitable sourire, laissant le malheureux définitivement ulcéré.

Cependant se rangeaient tout naturellement du côté de l’accablement Potentin, Mme Bellec, Lisette, Béline et le reste du personnel des Treize Vents, fatigué par une dure journée de travail commencée avant l’aube et à qui cette arrivée imprévue apportait un surcroît de peine : au lieu d’un repos bien gagné, il allait falloir se remettre à la tâche, cuisiner un repas, dresser la table dans la salle à manger, réendosser les livrées d’apparat et, bien entendu, préparer des chambres. En outre, si l’on en jugeait par l’abondance des caisses, malles, cartons à chapeaux, couvertures de voyage, paniers et sacs de toute sorte que Valentin, Colas et deux garçons d’écurie étaient en train d’empiler sur les dalles de marbre blanc, il ne s’agirait pas d’un séjour d’une ou deux nuits. La belle dame avait certainement l’intention de rester quelque temps.

Pour sa part, Guillaume, s’il retrouvait l’éblouissement de sa première rencontre avec cette incroyable beauté, n’était pas loin de partager l’ennui de ses gens dont il sentait la déception : il n’avait jamais beaucoup aimé les surprises et s’il goûtait de recevoir largement, il détestait y être contraint, surtout à un moment où il souhaitait jouir d’une soirée paisible dans sa maison. Il en était fâché, presque autant que de devoir accueillir cette altière Anglaise dans un accoutrement tout juste bon à courir les champs. Enfin l’entrée en scène d’une évocation du passé d’Arthur précisément le jour où l’on venait de célébrer le début de sa nouvelle existence l’inquiétait : il craignait instinctivement que l’équilibre de l’enfant en fût compromis.

Néanmoins, esclave courtois des sévères lois de l’hospitalité, il fit grand accueil aux deux voyageuses — seule la présence de Kitty lui faisait vraiment plaisir ! — en mettant sa demeure, ses gens et lui-même à leur disposition et en leur assurant que l’on ferait tout pour qu’elles ne regrettent pas leur long parcours depuis Londres.

 — La mer n’était guère clémente, ces jours derniers, ajouta-t-il. J’espère que vous n’en avez pas trop souffert !

Lorna Tremayne se mit à rire :

 — Pas du tout ! Nous ne venons pas d’Angleterre mais bien de Paris. Je désirais revoir des amis, faire quelques folies. C’est une ville qui a tant de charme quand les ruisseaux se contentent de charrier des détritus et non du sang...

L’arrivée en trombe d’Arthur qui dévalait l’escalier suivi d’Adam détourna son attention. Elle lui tendit les bras :

 — Eh bien, cher petit frère ? Ne vous avais-je pas promis de venir voir comment vous vous trouviez de vivre en terre de France ?

Après lui avoir rendu son baiser, le jeune garçon recula de quelques pas pour la regarder droit dans les yeux :

 — Je crois que je suis heureux, dit-il gravement. C’est bon d’avoir une vraie famille, vous savez ? Et plus encore puisque vous vous y joignez ! J’avoue cependant que je ne vous espérais pas si tôt. Qu’avez-vous fait de votre époux ?

 — Rien du tout pour le moment ! Sa Grâce veut bien se contenter du rôle de fiancé patient depuis que je lui ai fait comprendre qu’il était difficile de se marier en grand deuil. Je l’ai laissé à ses courses de chevaux, ses combats de boxe, ses conférences avec son tailleur, ses paris stupides et ses beuveries avec le prince de Galles ! Mais nous en parlerons plus tard, ajouta-t-elle d’un ton léger. Ce que nous souhaitons avant tout, Kitty et moi, c’est nous réchauffer. Tandis que l’on réparait nous avons subi un vent polaire...

 — Venez par ici ! invita Guillaume en lui prenant la main. Nous n’avons pas que du vent mais aussi de bons feux.

 — Ne pourrait-on me conduire plutôt à ma chambre ? J’aimerais me détendre, me changer... Cette route m’a épuisée et je dois être affreuse...

Guillaume n’eut pas le temps de protester. Haute, claire mais aussi froide que le vent mentionné, la voix d’Élisabeth se fit entendre depuis la courbe de l’escalier :

 — La chambre jaune sera prête dans peu d’instants, dit-elle. En attendant, Père, vous devriez conduire madame au petit salon. Je vais lui faire porter de quoi se restaurer.

D’un mouvement plein de grâce, Lorna se détourna pour considérer la mince silhouette qui la fixait d’un œil nuageux en descendant lentement vers elle.

 — Une simple tasse de thé devrait suffire en attendant le souper, soupira-t-elle.

 — C’est qu’en principe nous ne souperons pas ce soir. Le dîner de Noël a été des plus copieux et nous comptions nous contenter de grignoter quelque chose à la cuisine avec peut-être un peu de soupe. Je doute que cela vous convienne... A propos, je suis Élisabeth Tremaine !

La jeune fille était arrivée à la hauteur de la visiteuse que ses yeux gris, froidement scrutateurs, dévisageaient sans indulgence : seule expression d’antipathie que la bienséance lui autorisât. En effet, depuis que de sa fenêtre elle avait assisté à l’arrivée de la berline, Élisabeth s’était sentie envahie d’une crainte étrange qui s’aggrava lorsquelle découvrit la splendeur de cette inconnue. Pareille beauté ne pouvait être que dangereuse ! Un instinct quasi animal lui soufflait d’avoir à s’en méfier.

Lorna leva les sourcils avec un petit rire assez insolent :

 — Vous avez de curieuses coutumes pour des châtelains.

 — C’est que nous n’en sommes pas. En construisant cette maison, mon père n’a jamais voulu en faire un château. Un manoir, une gentilhommière, tout ce que vous voudrez ! Rien d’autre...

 — Cela y ressemble tout de même beaucoup, mais soyez sans crainte, je saurai m’en accommoder... Au fait : nous sommes cousines puisque mon père, sir Richard Tremayne, était votre oncle...

Plutôt étonné — un peu amusé aussi — par cette passe d’armes inattendue, Guillaume jugea qu’il était temps de s’en mêler : la jeune et toujours si charmante hôtesse des Treize Vents était en train de se transformer en un petit coq de combat.