— Au cimetière de la Madeleine, où sont le Roi et la Reine, je sais ! fit Potentin la mine grave. Par trois fois déjà, Guillaume a tenté d’obtenir son exhumation mais c’est à peu près impossible : ils sont trop sans doute22 !

 — De toute façon, cela ne changerait peut-être rien. La pauvre a eu tout son content de prières et de messes. Pourtant, j’ai souvent pensé que son âme demeurait attachée à cette maison qu’elle aimait tant et, si elle se manifeste à présent, c’est parce qu’elle souffre et qu’elle est mécontente.

 — A cause de l’arrivée de...

 — Et quoi d’autre ? Le petit Arthur, elle l’a accepté sans doute parce que c’était un enfant malheureux, perdu même. Avec ce qui nous est tombé dessus ce soir, c’est une autre affaire. Je suis certaine qu’elle n’en veut pas ! Si cette femme restait, ce serait le triomphe de sa rivale. Potentin, Potentin ! J’ai bien peur que nous n’allions vers des jours difficiles. Alors priez avec moi pour la paix de l’âme de Madame Agnès et surtout pour celle de nos chers Treize Vents ! Il le faut !... Je suis sûre que Mlle Anne-Marie sera de mon avis quand je lui dirai ce qui vient de se passer...

Péniblement, le vieil homme se mit à genoux et fit un ample signe de croix tandis que Clémence entamait le De profundis...

Le reste de la nuit se passa sans autre incident.

CHAPITRE VIII

LA PIERRE LEVÉE

Le lendemain, il neigeait. Un événement dans les hivers cléments du Cotentin où plusieurs années pouvaient s’écouler sans que l’on reçût un flocon ! Adam pour sa part n’avait vu blanchir le paysage que deux fois en douze années d’existence. Si même cela pouvait s’appeler voir : il n’avait que quelques mois lors de la première chute et n’y prêta bien sûr aucune attention, mais, ce matin-là, il en fut enchanté : c’était si joli ces duvets blancs qui voltigeaient sur les arbres du parc !

La neige était venue avec l’aube, silencieuse et lente, et déjà le paysage s’en trouvait transformé : la terre blanchissait cependant que la mer noircissait. Tous les bruits s’assourdissaient comme si le monde s’enveloppait de coton. Il n’y avait pas un oiseau dans le ciel et, du côté des écuries, les mouvements de Daguet qui sortait pour inspecter le temps semblaient curieusement ralentis.

Vite levé, vite habillé après une toilette des plus sommaires, Adam courut le rejoindre avant même d’aller prendre son petit déjeuner. Le maître des chevaux passait en effet pour une autorité en matière de météorologie :

 — Vous n’aviez pas prévu ça, n’est-ce pas Daguet ? fit l’enfant sur le mode triomphant. Sinon vous l’auriez dit hier soir.

 — Quoi, la neige ? Bien sûr que je l’ai sentie venir ! Je l’ai annoncée à Mlle Anne-Marie quand je l’ai raccompagnée chez elle... Elle en savait d’ailleurs autant que moi : le couchant avait des lueurs blêmes qui ne trompent pas, surtout quand le froid baisse un peu et que les bûches se mettent à suinter dans l’âtre.

 — Ah bon !... Alors, maintenant dites-moi un peu si on en aura assez pour faire un bonhomme comme la dernière fois ?

Daguet hocha la tête, se gratta le nez et fit la moue :

 — Non. Ça ne tiendra pas ! Fait trop doux ! Ce tantôt ça fondra déjà. Un peu dommage, d’ailleurs ! Quand il neige le paysan n’a pas grand-chose à faire quand il en a fini avec les bêtes. Il paresse au coin du feu... Notez que ça pourrait bien retomber plus tard !

Arthur, qui arrivait en courant, les rejoignit à cet instant et le cocher le salua d’un jovial :

 — Me dites pas que vous voulez monter ce matin, Monsieur Arthur ! C’est pas un temps pour les chevaux...

 — Ni pour moi non plus, Daguet ! Je viens seulement chercher Adam : Mme Bellec l’a vu filer sans avoir rien avalé et elle n’est pas contente. Allez, viens ! On y va !

Tandis qu’ils galopaient en direction de la cuisine, Arthur ronchonnait.

 — Qu’est-ce qui t’a pris de te montrer aux écuries, ce matin ? Tu sais pourtant qu’on doit aller voir ta fameuse pierre et qu’il vaudrait mieux ne pas attendre que tout le monde soit levé !

 — Et Mr Brent ? Comment est-ce qu’on va lui échapper ? Il est toujours prêt de bonne heure, lui !

 — Eh bien justement, pas aujourd’hui ! Il a un peu trop mangé hier et il a été malade une partie de la nuit ! J’ai demandé à Mme Bellec de lui faire du thé que Colas lui portera. Note que je m’y attendais et ça nous arrange plutôt ! Alors, on va grignoter quelque chose et on file !

 — D’accord !

Un moment plus tard, lestés de lait chaud et d’un nombre considérable de tartines beurrées, les deux garçons filaient par l’arrière de la maison après avoir raflé, dans le placard du vestibule, leurs épaisses pèlerines à capuchon et leurs galoches. Encore qu’ils en tinssent une toute prête, ils étaient heureux de n’avoir eu aucune explication à donner. D’habitude, en effet, Clémence leur posait quelques questions sur leur emploi du temps de la journée tout en leur dispensant une solide provende. Cette fois, elle n’ouvrit qu’à peine la bouche, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Adam qui l’aimait bien. Le genre taciturne n’avait jamais été celui de l’aimable Mme Bellec et, en outre, il lui trouvait bien mauvaise mine. Aussi s’enquit-il de sa santé avec une sollicitude qui lui valut un coup de pied sous la table : ce n’était vraiment pas le moment d’amorcer la conversation. On était pressé !

Courant comme des lapins poursuivis, ils eurent vite franchi les limites de la propriété et s’enfoncèrent dans les bois. La neige, qui étalait déjà sur le jardin un moelleux tapis blanc, n’atteignait le sol que difficilement, retenue par le dense fouillis des branches et des fourrés. Il y régnait une paix profonde qui calma un peu l’excitation des jeunes aventuriers et ce fut d’un pas plus paisible qu’ils coupèrent à travers bois suivant l’itinéraire connu du seul Adam pour atteindre le grand menhir.

Comme ils en approchaient, ils virent qu’il y avait déjà quelqu’un : tête basse, le nez pointé vers la terre, un homme suivait le semblant de sentier nord-sud qui longeait le monolithe, l’air de chercher quelque chose. C’était un gaillard épais comme un cheval, vêtu de tissu couleur de terre sous une veste sans manches en peau de chèvre. Un vieux chapeau à cuve enfoncé jusqu’aux sourcils ombrageait une figure dont la lourde mâchoire projetait en avant les poils bruns d’une barbe raide.

Le premier mouvement d’Adam fut de tourner les talons pour rebrousser chemin, mais Arthur le retint :

 — Attends ! Il ne se cache pas alors nous non plus. Il n’y a d’ailleurs aucune raison ! chuchota-t-il.

Il marcha résolument vers l’homme. Adam lui emboîta le pas.

 — Le bonjour, monsieur ! dit-il poliment. Auriez-vous perdu quelque chose ? En ce cas, on peut vous aider ?

Surpris, l’homme, qui ne les avait pas entendus venir, tressaillit et tourna vers eux des yeux ronds et méfiants profondément enfoncés sous leur surplomb broussailleux. Voyant qu’il s’agissait seulement de deux jeunes garçons de mine plutôt avenante, il se détendit et trouva même une espèce de sourire.

 — Vous êtes ben honnêtes, mes p’tits gars, mais j’suis pas certain qu’vous puissiez m’être d’un grand s’cours ! Y a guère qu’le bon Dieu... si y veut !

 — Dites toujours !

 — Ben voilà !... J’ai perdu... mon chapelet ! J’suis venu y a deux jours pour couper du houx par ici et ma poche était percée. Possible qu’y soit tombé. Oh, y a rien d’sûr mais vous savez c’que c’est : quand on tient à quequ’chose on cherche partout.

 — Et vous avez bien fouillé le coin ?

 — Ça fait une heure que j’tourne ! Non... j’vais rentrer à présent en regardant bien sur le chemin. Merci d’vous être proposés...

 — Vous êtes d’où ? Si on le retrouvait on vous le rapporterait.

 — C’est gentil !... Ah ça c’est vraiment gentil ! marmotta l’homme, qui semblait plutôt trouver Arthur agaçant. Mais ça s’rait pas la peine ! J’en ai un autre... Allez ! J’vous donne le bonjour !

Touchant le bord de son chapeau, il reprit son chemin en direction du sud. Avec un vague « bonsoir » les deux garçons le regardèrent s’éloigner le dos rond repris par sa quête. Arthur eut un petit rire.

 — Tu crois son histoire ? En dépit du sourire de bon chrétien dont il nous a gratifiés, il n’a vraiment pas une tête à se promener avec un chapelet.

Adam ne répondit pas. Il suivait des yeux l’inconnu. Arthur, alors, le secoua et reçut en échange un regard angoissé.

 — Qu’est-ce que tu as ?

 — J’ai que c’est un des deux bandits que j’ai entendus la nuit de Noël !

 — Tu es sûr ?

 — J’en mettrais ma main au feu ! On n’oublie pas ce genre de voix...

 — Dans ces conditions, il faut le filer ! A la réflexion, il s’est montré remarquablement discret quand je lui ai demandé d’où il était.

 — Pas de Saint-Vaast, en tout cas ! Tout le monde me connaît là-bas et j’ai eu l’impression qu’il ne m’avait jamais vu. Seulement, le suivre, ça ne va pas être facile avec la neige. Sortis du bois, on sera visibles comme le nez au milieu de la figure avec toute cette blancheur.

 — Pas sûr ! Tu n’as qu’à me suivre.

Peu emballé visiblement, Adam tournait en rond autour de la pierre levée, traînant les pieds. Impatienté, Arthur grogna :

 — Décide-toi ! Si ça t’ennuie, retourne à la maison et j’irai tout seul. Si j’attends encore, je vais le perdre et je veux savoir où il va.

 — J’irai avec toi !

Il se dirige sur Quettehou et tu ne connais pas le pays. Tu serais capable de te perdre. Attends seulement un instant ! Je dois avoir un caillou dans mon soulier !

Et Adam, ignorant le juron de son frère, s’assit sur un tas de feuilles pourries et de racines enchevêtrées pour se déchausser, mais c’était trop demander à la patience d’Arthur :

 — Je pars devant ! Tu n’auras qu’à me rejoindre mais, pour l’amour du Ciel, presse-toi un peu pour une fois !

Et il s’élança sur les traces de celui en qui, à présent, il voyait un gibier. En fait, il était temps : la silhouette de l’homme s’amenuisait et commençait à se confondre avec les broussailles et les troncs noircis mais, en quelques foulées rapides, il l’eut de nouveau bien en vue et le suivit en prenant mille précautions au cas où l’autre se retournerait. La forêt d’ailleurs s’éclaircissait et la couche blanche devenue plus épaisse amortissait les bruits. Le paysan — il en avait l’aspect — n’imaginait certainement pas que ces deux gamins s’intéressaient à lui et, ayant sans doute abandonné ses recherches, il marchait d’un pas plus vif et sans la moindre circonspection.

Adam rejoignit son frère au moment où l’on sortait des bois pour déboucher sur une lande piquée d’ajoncs et de bruyères sèches. Sur la gauche, un peu en contrebas, le bourg de Quettehou s’étalait et semblait couler de la tour normande de sa vénérable église, l’une des plus fières de la région où, au temps de la grande guerre anglaise, celle qui avait duré cent ans, le roi Édouard III avait armé chevalier son fils aîné, le Prince Noir. Plus loin encore il y avait la mer immense et les forts de La Hougue et de Tatihou.

L’homme ne descendit pas vers les habitations. Il remonta même légèrement pour suivre la lisière forestière qui continuait vers le sud.

 — Où est-ce qu’il peut bien aller ? marmotta Arthur. On a fait sûrement plus d’une demi-lieue...

 — A peu près ! souffla Adam. J’espère seulement qu’il ne va pas nous emmener trop loin ! En tout cas, je crois que c’était une très bonne idée de me déchausser, ajouta-t-il avec un petit air de satisfaction.

 — Je ne vois vraiment pas pourquoi.

 — A cause de ça ! Je reconnais que ça ne ressemble pas vraiment à un chapelet, mais je jurerais que c’est ce qu’il cherchait.

Et de tendre à son frère un bizarre couteau fait d’un morceau d’acier assez grossier mais bien affûté emmanché dans un éclat de hêtre que la main et le temps avaient presque verni. Une virole de cuivre maintenait l’ensemble et l’on pouvait lire deux initiales : U F ornées de quelques fioritures. La lame, elle, portait des traces de rouille. C’était sans doute un outil ou une arme solide mais il s’en dégageait quelque chose de sinistre.

 — Où l’as-tu trouvé ?

 — Je me suis assis dessus ! C’était pris dans des racines et des mousses qui m’ont piqué les fesses.

Arthur regarda son frère avec une sorte d’admiration amusée :

 — Tu as vraiment une chance incroyable, toi ! On va le garder pieusement son « chapelet » et on le remettra à Père...