L’homme cependant poursuivait son chemin. Quittant définitivement les arbres, il se dirigeait à présent vers une boursouflure de la brande qui fit lever les sourcils d’Adam.
— On dirait qu’il va sur Nerville ?
Arthur ne demanda pas d’explications. Depuis longtemps Élisabeth lui avait raconté l’histoire de son sulfureux grand-père et du vieux château qu’Agnès avait fait jeter bas pour en immerger les pierres dans la digue inachevée de Cherbourg. L’un comme l’autre appartenaient désormais aux légendes du pays et le comte assassin Raoul de Nerville était passé au rang de croquemitaine pour les enfants désobéissants.
Les bois reculaient à présent, laissant place à un vaste espace vide déjà reconquis par les plantes sauvages. Poursuivi et poursuivants passèrent, comme le pensait Adam, près de l’amas de pierres broussailleuses masquant l’entrée des anciens souterrains de Nerville. Un peu plus loin, on approcha d’une petite chapelle solitaire. Adam se signa à sa vue :
— C’est la tombe de ma grand-mère, Élisabeth de Nerville. Quant à ce bonhomme, je commence à croire qu’il nous mène à Morsalines...
Soudain, celui-ci disparut derrière un ressaut de terrain.
— Courons ! fit Arthur. Ce n’est pas le moment de le perdre.
Adam ne répondit pas et fut pris d’un curieux pressentiment. De plus, moins entraîné que son frère aux exercices physiques, il commençait à se sentir fatigué, et il avait faim. Pourtant il ne voulut pas démériter et força l’allure. Ainsi, ils arrivèrent à l’endroit où l’autre avait disparu juste à temps pour le voir s’approcher d’une maison solitaire, entourée de quelques arbres et d’un jardin de curé qui se trouvait immédiatement sous l’épaulement de la lande. C’était là sa destination : il frotta ses semelles au grattoir de la porte et entra sans frapper comme chez lui.
— C’est... c’est la maison du galérien, émit Adam. C’est pas possible qu’un brigand habite chez nous ? Elle nous appartient, cette bâtisse.
— Je sais mais, si j’ai bien compris, Père l’a louée à ces dames respectables, entortillées de crêpe jusqu’aux sourcils, qui m’ont intrigué hier à l’église. Maintenant, ou bien elles ne savent rien de ce que ce bonhomme qui doit être un valet fait de ses nuits... ou bien elles ne sont pas du tout respectables ! Attendons un peu pour voir s’il va ressortir !
Ils patientèrent à l’abri d’un rocher d’où ils pouvaient surveiller l’entrée de la maison et, en effet, au bout d’un moment, ils virent reparaître celui qu’ils guettaient, mais, cette fois, il avait remplacé son chapeau par un bonnet de laine bleue. Il se dirigea vers un appentis où il prit une brassée de bûches avant de revenir sur ses pas.
— La cause est entendue ! dit Arthur. Il habite là... Rentrons à présent ! On a dû parcourir un sacré bout de chemin...
— Un peu plus d’une lieue. Ça m’étonnerait qu’on soit à l’heure pour le dîner...
— Aucune importance. On n’aura pas d’ennuis quand on aura mis Père au courant.
Ils prirent un raccourci indiqué par Adam. La neige ne tombait plus et, sur la mer, le ciel s’éclaircissait. Chemin faisant, Adam raconta l’histoire d’Albin Perigaud, le grand amour de leur grand-mère Mathilde Hamel, condamné aux galères pour un crime dont les deux amoureux avaient été témoins, revenu au bout de dix ans grâce à son courage qui lui avait valu l’estime d’un grand chef. Adam expliqua comment, finalement, le galérien avait vengé Mathilde assassinée par le même Nerville en entraînant le misérable dans une mort abominable23.
La cloche des Treize Vents tintait pour la seconde fois appelant les retardataires à table quand les deux garçons franchirent le perron sur lequel on avait jeté du sel après en avoir balayé la neige. Dans le vestibule, le maître et le docteur Annebrun étaient à se laver les mains tout en parlant avec animation. Les arrivants purent entendre les dernières phrases :
— Ces gens-là ont un vrai talent pour effacer leurs traces, disait le médecin. A croire qu’ils ont appris ça chez les Indiens.
— Il y a de tout parmi les gens de sac et de corde qui hantent les bois. Il peut y avoir un ancien de la guerre d’Indépendance américaine. Ce qui d’ailleurs ne nous apprend rien. Il doit tout de même exister un moyen de les dénicher !
— Nous, on vous en apporte peut-être un, claironna Arthur ! Regardez ce qu’Adam a trouvé près de la pierre levée ! Donne ton couteau, Adam, et raconte ton histoire !
Galvanisé par la réussite de l’expédition, le jeune garçon ne se fit pas prier et s’exécuta sans trop se soucier du sourcil désapprobateur de son père quand il commença le récit de sa nuit de Noël. Quelque chose lui disait que l’orage en train de s’amonceler n’éclaterait pas sur sa tête étant donné l’intérêt de sa confession. Arthur, d’ailleurs, surveillait le visage de Guillaume, prêt à intervenir en cas de besoin, mais celui-ci laissa son fils aller jusqu’au bout sans l’interrompre. Pendant ce temps, Pierre Annebrun examinait le couteau.
Quand ce fut fini, il le tendit à Tremaine, faisant remarquer que la rouille qui le maculait provenait sans doute de sang séché. Cependant, Adam levait sur son père le regard plein d’innocence du petit chien qui attend un sucre.
— Il y a un des brigands à la maison du galérien, Père, j’en suis certain ! Il faut que nous allions l’arrêter tout de suite !
— Et sous quel prétexte, s’il te plaît ? D’abord, je ne suis pas gendarme et ensuite on n’arrête pas les gens sans preuve...
— Mais ce couteau en est une ! s’écria Arthur, et le docteur vient de dire qu’il est taché de sang... Et si nous agissons...
— Comment savoir si c’est le sang d’un homme ou celui d’un animal ? coupa Guillaume. Maintenant, cessez un peu de dire « nous » et écoutez-moi, les garçons ! Ce que vous avez découvert est d’une grande importance et pour cela vous méritez des éloges, en dépit du danger que vous avez couru inconsidérément. Mais votre rôle s’arrête là et il n’est pas question — vous m’entendez bien ? — de continuer à jouer les limiers de police ! C’est compris ?
— Père, protesta Arthur, ne pouvez-vous nous laisser...
— Il ne peut en être question. Alors je répète : c’est bien compris ?
Les deux gamins échangèrent un coup d’œil navré mais, sentant que la moindre discussion serait hors de saison, ils abdiquèrent d’une même voix :
— C’est compris !
— Maintenant allez vous rendre présentables. Miss Tremayne est déjà au salon en compagnie de M. Niel. Ne vous faites pas attendre... Ah, j’oubliais ! On ne parle pas de votre aventure pendant le repas ! J’entends ménager la sensibilité des dames ; surtout celle d’Élisabeth qui garde un horrible souvenir de ce qu’elle a vu chez les Mercier.
On n’en parla donc pas. En fait, les convives se contentèrent la plupart du temps d’écouter Lorna, encouragée d’ailleurs par François Niel que sa verve amusait. Frais comme l’œil, le Canadien semblait parfaitement remis de sa « cuite » de la veille qui ne lui laissait apparemment aucune trace : il ne perdait pas un coup de dents et buvait sec.
La jeune femme se montrait intarissable au sujet de Paris où elle s’était semble-t-il beaucoup amusée, où une vie mondaine encore plus folle qu’à Londres se développait au rythme de la valse, la dernière danse qui faisait fureur. Elle avait couru les marchandes de frivolités, les restaurants à la mode et les théâtres, entendu chanter Mme Dugazon, applaudi le grand Talma, assisté à la première représentation d’Iphigénie en Aulide, au Théâtre-Français, où une débutante éclatante, Mlle George, tenait le rôle principal :
— Toute la salle a pu remarquer que le Premier consul s’intéressait fort à elle et l’on prétend même qu’elle a fini la nuit au palais de Saint-Cloud...
A cet instant, Guillaume, qui profitait de ce bavardage pour s’absorber dans ses pensées, dressa l’oreille et intervint brusquement :
— Veuillez m’excuser, ma chère Lorna, mais je ne suis pas certain que ce genre de potin convienne aux oreilles d’une toute jeune fille. Vous avez certainement bien d’autres détails à nous apprendre sur le général Bonaparte puisque, chez M. de Talleyrand, vous avez approché son entourage.
— Je ne le trouve pas très intéressant ! Je crains même qu’il ne soit fort ennuyeux ! En dépit de ses incartades sentimentales, il semble vouloir moraliser la France. Si on le laisse faire, la vie à Paris va devenir accablante. Déjà il est hostile aux robes trop transparentes et commence à traquer les fortunes trop récentes... Comme tous les parvenus, il est fort épris de respectabilité.
— Étant donné les excès du Directoire, il me semble que ce serait plutôt une bonne chose ? dit Pierre Annebrun. Il songerait à faire rénover la capitale dont les rues et les bâtiments ont souffert de la Révolution. En outre, depuis la création de cette étonnante exposition commerciale et industrielle où ont été couronnés l’horloger Breguet, l’éditeur Firmin Didot et le fabricant de crayons Conté, il s’intéresse de près à ce qui concerne les travaux d’art et l’évolution du commerce. C’est plutôt bien pour un militaire ?
— Mais cela ne présente aucun intérêt pour une femme. Imaginez que...
Guillaume cessa d’écouter. Il venait de prendre une décision, celle de se rendre dès cet après-midi chez les demoiselles Mauger sous un prétexte quelconque. N’étaient-elles pas ses locataires ? Tandis que l’on prenait le café au salon, il en fit part au docteur qui se montra un peu contrarié : il aurait aimé l’accompagner mais il avait une consultation assez chargée.
— De toute façon, je ne t’aurais pas emmené. Il vaut mieux que ma visite garde un caractère naturel : celui d’un propriétaire soucieux du bon état de ses maisons...
Annebrun fit la grimace :
— Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne me plaît pas que tu y ailles seul ! Fais-toi accompagner par ton ami Niel. Il pourrait t’attendre dehors ?
— Non. J’ai de l’occupation pour lui : je souhaite qu’il s’occupe de ma nièce. Tout à l’heure déjà, elle m’a demandé de lui faire faire le tour du domaine. Je m’excuserai mais je ne tiens pas à la laisser en tête à tête avec mon Élisabeth qui se montre tout juste polie avec elle.
Contrairement à ce qu’attendait Tremaine, François ne parut pas autrement ravi du rôle qu’on lui réservait, en dépit de la parfaite entente qui semblait régner entre lui et la jeune femme. Son aimable figure ronde s’allongea même un peu :
— C’est que... je comptais demander à ton cocher de me conduire chez cette adorable Mme de Varanville. Elle m’a dit hier qu’elle me recevrait avec plaisir et je me faisais une joie de... d’aller...
Il bredouillait, presque malheureux, et Guillaume eut du mal à cacher sa surprise : décidément, sa chère Rose faisait des ravages ! Lui-même, avant l’arrivée de Lorna, songeait à elle avec plus que de la tendresse et voilà que ce bon François en était tombé amoureux ! Il n’y avait pas à se tromper sur ce regard d’épagneul déçu. Il entoura d’un bras compréhensif les épaules de son ami :
— Je suis désolé, François, mais il faut que tu me rendes ce service ! Varanville et sa châtelaine ne s’envoleront pas et tu m’as promis de rester ici un bon mois. Tu pourras y aller demain. Je te raconterai ce soir ce que je vais faire tantôt. Il s’agit des assassins dont nous avons parlé. J’ai peut-être une piste...
Tout de suite, François oublia sa déconvenue. Une affaire aussi grave méritait toute priorité. Il proposa, bien sûr, d’accompagner Guillaume mais celui-ci l’assura qu’il serait plus utile en s’occupant de la belle Anglaise dont, pour l’instant, il se trouvait un peu encombré.
Celle-ci prit assez mal les regrets que lui exprimait Guillaume. Sûre d’elle-même et d’une beauté dont elle avait toutes les raisons de ne jamais douter, elle se sentait froissée de ce qu’elle considérait comme une insupportable désinvolture, et ne put se tenir de l’exprimer :
— Est-ce ainsi que vous traitez vos invités ? Il me semble que s’occuper d’eux est la moindre des choses. Or vous avez disparu toute la matinée et vous vous disposez à recommencer ! En vérité, j’espérais plus de galanterie ! Et aussi... que nous pourrions être un peu seuls !
Agacé, il eût peut-être répondu qu’il ne l’avait pas invitée, qu’il était maître de son temps comme de ses actions et que la galanterie n’était pas vraiment de saison, mais le désappointement mettait des larmes aux yeux de la jeune femme. C’était sans doute excessif, mais il eut un bref sourire, prit sa main et baisa le bout de ses doigts.
— Ne jouez pas les enfants gâtées, ma chère ! Vous agissez comme une petite fille à qui l’on refuse une sucrerie. Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain. A moins, ajouta-t-il, que vous n’ayez plus que peu d’heures à nous accorder ? Ce qui serait dommage.
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