Le ton léger sous-entendait tellement qu’il ne regretterait pas de la voir partir que Lorna rougit, serra les lèvres sans rien ajouter, tourna les talons avec un haussement d’épaules et alla demander à Élisabeth une nouvelle tasse de café. Retenant un soupir de soulagement, Guillaume s’esquiva, heureux d’échapper au sourd malaise qu’il éprouvait en sa présence. Sa ressemblance avec la bien-aimée disparue le blessait et l’enchantait lui donnant, tour à tour, l’envie de la jeter dehors ou de la prendre dans ses bras.

« Rien de tel qu’une bonne chevauchée pour se remettre les idées en place ! » pensa-t-il en se dirigeant à grands pas vers ses écuries.

Un soleil un peu pâlot était en train d’accomplir la prédiction de Daguet : la neige fondait rapidement, laissant seulement un peu plus de boue sur les chemins. Néanmoins, le maître-cocher, qui détestait sortir ses bêtes par mauvais temps, fit toute une histoire pour lui donner un cheval. La neige fondait, c’était entendu, mais il y avait gros à parier qu’elle reviendrait dans la soirée :

 — Je serai rentré avant la nuit, vieux tyran ! Je vais seulement jusqu’à Morsalines...

 — Très bien, mais vous n’aurez pas Sahib. Je vous donne Rollon qui est moins vif mais qui a le pied aussi sûr qu’un mulet !

 — Va pour Rollon ! Il a meilleur caractère que vous !


Il y avait bien des mois que Tremaine n’avait pas revu la maison du galérien. Cumulant les fonctions de majordome et d’intendant, Potentin s’en occupait à la satisfaction générale. Il s’était chargé du nettoyage quand le notaire proposa de louer la bâtisse aux demoiselles Mauger. Le maître des Treize Vents s’était contenté de signer le bail. Sans véritable enthousiasme d’ailleurs, même si c’était son intérêt. Il eût assez volontiers laissé à l’abandon un logis dont il estimait qu’il ne portait pas bonheur : après Albin Perigaud, le galérien qui avait entraîné dans les sables mouvants le comte de Nerville, beau-père de Guillaume24, il y avait eu Gabriel, l’ancien valet, mort sur l’échafaud avec Agnès Tremaine dont il était le dernier amant25. Sombres souvenirs !

En revoyant la vieille maison, il pensa qu’elle méritait tout de même qu’on en prît soin : sous leur grand toit de schiste, ses murs solides ne manquaient pas de charme en dépit de l’hiver qui avait défleuri le jardin, toujours bien ordonné avec ses carrés potagers encadrés de petit buis, ses rosiers rustiques, ses groseilliers et ses poiriers en quenouille. Quant au fuchsia géant dont les branches tordues escaladaient la façade, il l’enveloppait d’un capricieux dessin qui avait l’air tracé à l’encre de Chine. C’était l’un des plus grands d’une région qui en comptait beaucoup grâce à la douceur du climat.

Quand revenait le printemps c’était une véritable fête pour les yeux...

Au moment où Guillaume attachait Rollon à la barrière, un homme sortit de la maison et traversa le jardin à sa rencontre. C’était assurément celui que les enfants avaient décrit : sa mine patibulaire à souhait faisait grand honneur à leur sens de la description ! Le langage fut aussi peu avenant que le reste :

 — Qu’est-ce que vous voulez ? aboya le personnage.

 — Je ne sais pas qui vous êtes, l’ami, mais vous auriez besoin d’apprendre les manières ! Je suis M. Tremaine, le propriétaire de cette maison, et je désire voir Mlles Mauger. Je suppose qu’elles sont chez elles ?

 — J’en sais rien.

 — Vraiment ? Alors il faut croire qu’ici les rideaux bougent sans qu’on y touche. S’il y a des esprits, je vous conseille l’eau bénite...

Tout en parlant, il s’avançait tranquillement le long de l’allée, aussi peu impressionné que possible par la carrure de l’homme qu’il s’apprêtait à écarter lorsqu’une silhouette féminine s’encadra dans le chambranle de la porte : une petite femme vêtue de noir sous un tablier bleu se hâtait de chausser des sabots puis s’élançait sur le chemin boueux en donnant tous les signes d’une vive agitation et en poussant de véritables clameurs :

 — Vierge bénie ! Mais c’est M. Tremaine !... Voyons, Urbain, ôtez-vous de là ! Vous ne prétendez pas barrer le passage à M. Tremaine ? Quand donc apprendrez-vous à reconnaître les personnes de qualité ? Entrez, monsieur Tremaine !... Entrez, je vous prie !

Un peu abasourdi par cet accueil tonitruant dont il se demanda s’il n’était pas destiné à annoncer sa présence aux alentours, il salua la vieille fille avec beaucoup de politesse mais sur le même mode :

 — C’est bien à Mlle Célestine Mauger que j’ai l’honneur de m’adresser ? brailla-t-il avec tant de vigueur qu’elle recula comme s’il lui avait allongé une gifle.

 — Pardonnez-moi, monsieur Tremaine, mais je ne suis pas sourde, fit-elle d’une voix normale. Est-ce que par hasard vous le supposeriez ?

 — Peut-être ! N’ayant jamais eu l’avantage de m’entretenir avec vous mais sachant que vous avez eu beaucoup à souffrir au temps des troubles, je pensais en vous entendant vous écrier ainsi que ce pouvait être possible !

Elle eut un petit rire un peu fêlé, cependant que son visage, où tout, à l’exception des yeux sans couleur définie, était uniformément gris, rougissait brusquement :

 — Pardonnez-moi ! Je crois que je ne m’en suis pas rendu compte. Voyez-vous, tous ces jours j’ai souffert d’un mal qui m’a rendue aphone et j’ai eu à forcer ma voix pour me faire entendre. La guérison a dû arriver sans que je le sache et je me suis mise à crier. Par ici, s’il vous plaît ! Je vous montre le chemin...

La salle était semblable au souvenir qu’il en gardait depuis cette nuit de l’été 1786 où, après y avoir cherché Agnès de Nerville, il l’avait poursuivie sur la lande et finalement emportée jusqu’à l’église de Saint-Vaast. Là, en présence des seuls témoins et sous la bénédiction bourrue de l’abbé de Folleville, elle était devenue sa femme26. Les deux armoires de hêtre ciré, la grande cheminée de granit surmontée de deux espingoles coiffant d’une voûte d’acier une petite Vierge en vieux Valognes, le grand lit drapé de rouge passé et la commode en bois fruitier supportant un « modèle » de chasse-marée en réduction et deux lampes à huile en cuivre étaient toujours à la même place. Une longue table et quelques chaises complétaient l’ameublement, tout cela entretenu à miracle. Seule, la tapisserie du vieux fauteuil placé au coin de la cheminée montrait de larges traces d’usure.

Comme c’était tout de même le meilleur siège, ce fut celui que l’on désigna à Guillaume après en avoir ôté un bas noir gonflé d’un œuf à raccommodage, mais il refusa d’un geste :

 — Je m’en voudrais de vous déranger longtemps, mademoiselle. J’aimerais seulement que vous me permettiez d’examiner les pièces du premier étage et aussi le grenier.

 — Pour quelle raison ? Tout est en bon état.

 — Vous en êtes certaine ? Voyez-vous, à la suite de la neige que nous avons eue ce matin, je me suis souvenu d’une remarque de mon intendant au moment où vous avez loué cette maison. Il avait, en effet, observé une certaine faiblesse du toit ne présentant aucun inconvénient en temps normal, même par nos grandes pluies, mais qui pourrait causer certains dommages au cas où une forte chute de neige imposerait à la couverture un poids excessif...

L’histoire était peut-être un peu faible, mais Guillaume parait au plus pressé et c’est tout ce qu’il avait trouvé. Cependant, Mlle Célestine laissa percer un léger mécontentement :

 — On ne nous a rien dit de tout cela au moment de la location.

 — C’est vrai et je vous en demande excuses, mais vous vous souviendrez peut-être que vous étiez fort pressée de vous installer. En outre, la neige est tellement rare par ici que nous avons pensé qu’il n’y avait pas péril en la demeure. Or, malheureusement la neige est là et j’ai tout de suite pensé à venir voir comment les choses se passaient chez vous. Aussi, avec votre permission...

Sans attendre la réponse, il se dirigeait déjà vers l’escalier au fond de la salle mais, avec une vivacité inattendue, la vieille fille le devança et lui barra carrément le passage.

 — Cet examen est tout à fait inutile, monsieur Tremaine. Je vous remercie néanmoins de prendre soin de nous, mais ce qui est tombé ce matin est vraiment dérisoire.

 — Sans doute, mais d’après mon cocher qui connaît le temps comme personne, nous allons en avoir d’autre et je vous demande de me laisser jeter seulement un coup d’œil. Le cas échéant, j’enverrai du monde dès demain. Je vous avoue que je serais plus tranquille !

 — N’en faites rien, je vous en prie ! Des ouvriers nous seraient, en ce moment, d’une gêne extrême et je suis persuadée que nous pouvons attendre le printemps sans trop de soucis...

 — Je crains que vous ne preniez là un risque inutile. Et je ne vois pas en quoi des gens connaissant bien leur métier seraient gênants. Ils n’occuperaient guère que le grenier et le toit...

 — Oui... mais ils feraient du bruit, de la poussière et ma sœur Eulalie est malade. C’est la raison pour laquelle je ne peux vous laisser monter...

 — Malade ? J’espère que ce n’est pas grave, fit Tremaine, soudain rempli de sollicitude.

 — Je ne pense pas. Elle a dû prendre froid en allant à Saint-Vaast pour la messe. Ce n’était pas raisonnable parce qu’elle était déjà fatiguée mais elle y tenait tellement !

 — Avez-vous fait venir un médecin ? Nous en avons un remarquable de notre côté et je vous enverrais volontiers le docteur Annebrun.

 — J’en ai entendu dire grand bien, mais il habite beaucoup trop loin. Si l’état d’Eulalie s’aggravait, je ferais venir le praticien de Quettehou...

Guillaume comprit qu’il était battu. Mlle Mauger n’avait pas bougé d’un pouce et ce dialogue devant un escalier aussi bien défendu allait devenir grotesque. Pourtant, il n’y avait pas que la malade à l’étage. Son oreille particulièrement fine percevait deux voix dont l’une était celle d’un homme mais ne pouvait pas appartenir au valet demeuré à l’extérieur.

Il cherchait comment venir à bout d’une défense aussi opiniâtre quand il entendit ouvrir une porte. Un instant plus tard, des pas pesants faisaient crier les marches puis des pieds apparurent, chaussés de souliers à boucles d’argent au-dessus desquels flottait une soutane noire. Un prêtre ! C’était un prêtre qui descendait ! Un homme déjà âgé, grand et maigre, portant de grosses lunettes brillantes et une barbe grise qui lui mangeait la moitié du visage.

En apercevant un étranger, il fit mine de remonter. Pourtant il se ravisa :

 — Je suis navré, Mlle Célestine ! J’ignorais que vous aviez un visiteur, Mlle Eulalie m’a prié de vous demander un autre bol de tisane. Celui de tout à l’heure lui a fait grand bien...

L’interpellée joignit les mains dans un geste de pieuse gratitude.

 — Dieu merci, elle se sent mieux ! Je vais lui en préparer tout de suite, monsieur l’Abbé.

Ébauchant un sourire à l’adresse du visiteur, l’ecclésiastique remonta nettement plus vite qu’il n’était descendu, mais, quand il eut disparu, Guillaume n’entendit plus rien : ni pas, ni voix. Comme s’il s’était arrêté en haut de l’escalier pour écouter. Cependant, Mlle Mauger, abandonnant son poste de gardienne, se hâtait d’aller préparer la mixture demandée, bien certaine à présent que son trop zélé propriétaire ne forcerait pas le passage. Tremaine comprit qu’il n’avait plus qu’à partir, pourtant il ne pouvait se résigner à n’en pas apprendre davantage.

 — Vous auriez dû me dire que mademoiselle votre sœur recevait les secours de la religion, dit-il avec bonhomie. Je n’aurais pas insisté... Ce prêtre est de vos parents peut-être ?

 — Non. Nous n’avons plus du tout de famille, fit-elle en soulevant le lourd coquemar de cuivre pour verser de l’eau bouillante dans une tisanière à fleurs. L’abbé Longuet, que vous venez de voir, est un vieil ami qui était jadis vicaire à la cathédrale de Coutances. La Révolution l’a contraint à l’exil et il s’est réfugié à Jersey d’où il est revenu depuis peu. Nous sommes heureuses, dans notre solitude, de l’accueillir pour quelque temps avant qu’il n’aille se remettre à la disposition du nouvel évêque.

Tandis qu’elle parlait, Guillaume éprouvait la curieuse impression qu’elle récitait une leçon. Les mots s’enchaînaient les uns aux autres sans presque laisser de place à la respiration. Il pensa aussi qu’il pouvait être intéressant de la pousser dans ses retranchements.

 — Ne l’avez-vous pas choisie vous-même, cette solitude ? Il me semble avoir entendu dire que vous désiriez avant tout vivre à l’écart.

 — Sans doute, sans doute ! C’est à cause de ma sœur. Voyez-vous, monsieur Tremaine, elle était fort jolie autrefois, mais à présent elle ne veut plus laisser voir son visage à personne. Sauf à moi, bien entendu. Les blessures reçues ont laissé des traces si cruelles qu’il faut la profonde tendresse d’une sœur pour y chercher le reflet de l’âme. Vivre au milieu des autres lui serait insupportable : on ne peut pas échapper éternellement à une indiscrétion souvent malveillante. Alors nous sommes venues ici...