— Alors qu’est-ce que tu attends pour aller à l’arbre creux voir s’il y a du courrier ? Sinon, arrange-toi pour les rencontrer, tes « bons yeux ». Il faut que je sache !
— J’irai cette nuit ! Maintenant, si tu veux bien, j’te laisse à ta mauvaise humeur et j’vais boire un godet !
Il se leva et quitta la pièce. Restée seule, la femme se laissa tomber sur son lit et se mit à pleurer. Des larmes de rage et de fureur...
CHAPITRE IX
LA MORT EN EMBUSCADE...
Il neigea toute la nuit. Les premiers flocons apparurent dans un crépuscule glauque et ne cessèrent plus de tomber, toujours plus pressés. Aussi, le retour du jour éclaira-t-il un immense paysage blanc dont la vue fit pousser des cris de joie aux garçons. Il leur était bien égal que l’épaisseur de la couche rendît difficile l’ouverture des portes et que le personnel mâle se retrouvât armé de pelles pour dégager au moins les accès de la maison, des écuries, ainsi qu’un petit sentier vers la ferme. Ils allaient pouvoir faire le bonhomme de neige dont se mettent à rêver tous les gamins du monde dès qu’ils voient s’amasser l’indispensable et merveilleux matériau. Aidés de Jeremiah Brent, ils y consacrèrent la majeure partie de la journée après quoi ils firent comme tout le monde et acceptèrent la vie cloîtrée qui allait être leur lot durant quelques jours. Car non seulement la neige ne fondit pas mais chaque nuit en ramenait d’autre et obligeait à recommencer le travail de déblayage... Le froid revenait dans la journée et cédait à la tombée de la nuit.
Élisabeth rongeait son frein. Lorsqu’elle s’était aperçue que Lorna, bravant les défenses de Guillaume et la résistance de Daguet, osait s’emparer de Selim pour se lancer, fort évidemment, sur les traces de son oncle, elle avait éprouvé une véritable fureur dont elle avait épanché une partie sur la tête innocente de Kitty qui se trouvait malencontreusement à sa portée, lui déclarant en termes sans équivoque son intention personnelle de ne pas tolérer qu’une étrangère se comportât en souveraine dans une demeure où elle n’était même pas invitée.
La camériste se contenta de hausser des épaules fatalistes : l’Honorable Lorna Tremayne n’en avait jamais fait qu’à sa tête.
— Je crains qu’elle n’ait été fort mal élevée, Mademoiselle. Lady Marie, continuellement aux prises avec sa propre mère, était bien incapable de dompter une nature aussi indépendante mais je peux assurer à Mademoiselle qu’elle n’est pas méchante. Un peu folle peut-être !
Qu’elle le fût un peu ou complètement importait peu à la fille d’Agnès, bien décidée à entrer en lutte ouverte avec l’intruse. En la voyant rentrer escortée de son père, elle eut un battement de cœur rempli d’espoir : la belle dame avait pleuré ! C’était écrit en toutes lettres sur sa figure et très certainement Guillaume l’avait malmenée.
Hélas, la consolante pensée d’une rupture mourut à peine née : de toute évidence la paix était signée. En outre, avant de monter dans sa chambre, Lorna s’approcha d’elle :
— Nos relations ont bien mal commencé, dit-elle en regardant Élisabeth droit dans les yeux, et je crains d’en être entièrement responsable. Pour cela, je vous offre des excuses comme j’en ai offert tout à l’heure à votre père. Voulez-vous que nous reprenions depuis le début ? Je serais tout à fait désolée que vous gardiez de moi un mauvais souvenir...
Elle tendait une main grande ouverte et son regard était clair. Même si elle n’était pas entièrement convaincue, Élisabeth admit qu’elle était battue et qu’une attitude courtoise s’imposait... d’autant que ce souci du souvenir que l’on pourrait garder d’elle était plutôt encourageant. La visite ne serait pas longue !
— N’en parlons plus ! dit-elle avec un sourire. Je suis moi-même un peu vive et j’ai conscience de m’être montrée peu hospitalière. C’est une faute grave dans notre Normandie. Je me bornerai donc à vous souhaiter la bienvenue aux Treize Vents ! A présent, allez vite vous changer, je vous en prie ! Vous êtes mouillée et il serait tellement regrettable que vous tombiez malade !
Tandis que Lorna gagnait l’escalier, Guillaume qui observait la scène du coin de l’œil vint prendre sa fille par le bras :
— Bravo ! C’était très bien et je suis fier de toi... bien que je sache parfaitement pourquoi tu serais si désolée qu’elle tombe malade. Difficile de souhaiter bon voyage à une agonisante, n’est-ce pas ?
Élisabeth rougit mais se mit à rire et donna une petite tape sur la main de son père :
— Dieu que vous êtes insupportable, Papa, avec votre manie de toujours chercher des sous-entendus !
— Je n’ai pas raison ?
— Si, bien sûr !... mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Sérieusement : combien de temps pensez-vous que nous allons la garder ?
— Tu ne l’aimes vraiment pas, hein ?
— Non, je le regrette ! Vous savez comme il m’est difficile de revenir sur ma première impression et hier, elle a été détestable. J’espère que je ne vous fais pas de peine, ajouta-t-elle avec un petit sourire contrit.
— Aucune. Moi aussi je souhaite son départ. Je crois pourtant qu’il va nous falloir un peu de patience. Elle désire que je la conduise à la maison qui était celle de sa mère près de Port-Bail.
— Mais... est-ce qu’elle n’appartient pas à Arthur maintenant ?
— Oui, mais elle veut la voir. Une espèce de pèlerinage en quelque sorte ! Tu dois comprendre qu’il m’est impossible de le lui refuser...
— Quand pensez-vous y aller ?
— Après le 1er janvier, bien sûr. M. Niel doit regagner l’Angleterre vers le 10 ou le 15. Le mieux serait qu’ils voyagent ensemble.
— Vous avez là une excellente idée...
De cette conversation à cœur ouvert, Élisabeth sortit un peu rassurée. Dès l’instant où son père partageait son antipathie et ses préventions, tout était pour le mieux, mais le soulagement, hélas, fut bref.
A l’aube suivante, la maison se retrouvait assiégée par la neige et enfermait ses habitants dans une intimité forcée. La peur insidieuse ressentie par Élisabeth lors de l’arrivée de sa cousine reprit peu à peu possession de son esprit : Lorna, toujours habillée de façon exquise en jouant de velours noirs, de mousselines ou de dentelles neigeuses et de satins irisés d’un ravissant gris clair, semblait s’épanouir comme une fleur de serre dans cette atmosphère calfeutrée.
Sitôt que l’occasion lui en était offerte, elle s’attachait aux pas de Guillaume, demeurant avec lui de longues heures dans la bibliothèque, se faisant montrer les plus précieux de ses livres — des éditions rares qu’un libraire parisien lui procurait — et lire des passages à haute voix, Guillaume s’interrompant de temps à autre pour allumer sa pipe ou aller chercher à la cuisine une tasse de café ou un peu de cidre chaud. Elle se comportait en nièce affectueuse, sans plus, mais en s’annexant ainsi les menus privilèges d’Elisabeth, elle entretenait une colère latente au cœur de celle-ci. Il lui arrivait parfois aussi de chanter en s’accompagnant à la harpe : sa voix souple, chaude bien que légèrement voilée, n’était pas la moindre de ses séductions et il fut vite évident que Guillaume aimait l’écouter.
Cependant elle se montrait d’autant plus charmante envers la jeune fille qu’elle la sentait se raidir. Avec les garçons, elle plaisantait volontiers, jouait aux échecs ou au tric-trac, allant même jusqu’à les défier pour une bataille de boules de neige dont elle rentra aussi mouillée que Jeremiah Brent, son partenaire et plus rayonnante que jamais.
De toute évidence, le jeune précepteur sentait revivre les sentiments passionnés qu’il avait cru étouffer en mettant entre eux la largeur de la Manche. Elle le traitait en ami, le taquinait gentiment et le malheureux retombait peu à peu au pouvoir de la sirène, frissonnant de joie quand les beaux yeux dorés posaient sur lui l’un de ces regards caressants qu’elle semblait réserver à Guillaume.
Bien loin de s’en trouver agacé, celui-ci s’habituait visiblement à cette présence soyeuse et parfumée qui faisait entrer dans sa vie plutôt austère un élément d’autant plus séduisant qu’il joignait à la douceur des souvenirs la nouveauté, presque exotique. Sans bien s’en rendre compte, il respirait avec un plaisir croissant cette féminité délicate et raffinée qui lui rappelait celle de Marie-Douce.
Seuls avec Elisabeth, Potentin, Mme Bellec et François Niel échappèrent à l’emprise de l’enchanteresse. Les deux premiers parce qu’ils demeuraient sous l’influence de leur bizarre aventure du soir de Noël et parce que leur âge, leur expérience aussi leur permettaient de lire presque à livre ouvert dans le jeu de celle qu’ils appelaient la « belle dame » avec une intraduisible nuance de défiance et de mépris. Quant au Canadien, définitivement captif du charme de Rose, il enrageait de se voir cloué aux Treize Vents alors qu’il brûlait de courir à Varanville afin de contempler l’objet de son amour dans son décor familier. Laissant Guillaume et Lorna à leurs causeries intellectuelles, il se réfugiait à la cuisine pour y apprendre de Clémence le plus de détails possible sur sa bien-aimée. Et il restait là pendant des heures, les pieds sur les chenets, la pipe au bec, à boire du vin chaud, à grignoter des pâtisseries et, quand il ne parlait pas de Rose, à évoquer le beau Québec dont il était toujours si fier mais qui, à présent, lui posait un problème secret : s’il arrivait à toucher le cœur de la jolie veuve et à obtenir sa main, consentirait-elle à le suivre jusque là-bas, à quitter une maison, un pays auxquels tous s’accordaient à la dépeindre profondément attachée ? Il en doutait un peu, l’excellent homme, sachant bien que son charme personnel n’avait rien de ravageur et la balance guère de chance de pencher de son côté. D’autre part, il admettait volontiers qu’il lui serait quasi impossible de tout quitter pour venir vivre en Cotentin où il n’aurait pas grand-chose à faire.
Sans doute lui faudrait-il beaucoup de patience et beaucoup d’ingéniosité. Peut-être un partage du temps serait-il possible ? Toutes ces pensées tournaient dans sa tête mais présentaient au moins le mérite d’user les heures...
Le premier jour de janvier — 1803 — , une brise adoucie souffla de la mer et tout le pays se mit à fondre goutte à goutte d’abord puis à grands coups de paquets de neige tombant des branches ou des toits avec un bruit mat. François se frotta les mains : il avait une chance d’aller demander respectueusement à Mme de Varanville la permission de l’embrasser sous le gui. Rien qu’à cette idée, il en tremblait d’émotion...
Dès le matin l’air s’emplit de voix d’enfants : ceux de la Pernelle et de Rideauville qui allaient de maison en maison offrir leurs vœux du « jou d’l’ain » dans l’espoir de recevoir en échange quelques piécettes ou bien des gâteries. Ils chantaient à pleine gorge ce que l’on appelait les « chansons de quête » et qui voulait être béni du Ciel se devait de les accueillir.
Ils n’auraient eu garde d’oublier les Treize Vents qui, avec le manoir d’Ourville et celui d’Escarbosville, étaient les plus grandes demeures de l’endroit. Aussi Clémence Bellec, sachant ce que l’on attendait d’elle, consacrait presque tout son temps, la veille, à préparer des galettes, des craquelins, des gâteaux de toutes sortes, sans oublier les bourdelots, ces poires enrobées de pâte croustillante dont tout ce petit monde se montrait friand. Avec de la crème fraîche et du sucre, elle confectionnait aussi des caramels agrémentés de café ou de noisettes concassées qui, même s’il avait fallu creuser la neige avec les mains pour arriver dans sa cuisine, lui auraient valu la visite des petits quêteurs tant ces bonbons étaient succulents ! De son côté, Guillaume leur distribuait à chacun une pièce d’argent et, pendant un bon moment, le vestibule au lustre duquel pendait la boule de gui enrubannée retentissait des vœux de « Bonne Année et surtout Bonne Santé ! » qui étaient de tradition.
Une autre tradition, affectueuse celle-là, voulait que les Tremaine allassent en chœur présenter leurs vœux à Tante Rose. On ne prenait alors qu’un repas léger vers onze heures puis l’on s’embarquait pour Varanville où un confortable goûter était préparé. Le retour avait lieu au crépuscule mais on rentrait toujours aux lanternes parce que l’on s’arrêtait un instant dans les maisons égrenées sur le chemin pour distribuer encore quelques souhaits.
Ce matin-là et après que les enfants se furent éloignés, Élisabeth courut après son père qui se rendait aux écuries. Elle le rattrapa à mi-chemin :
— Comment allons-nous faire aujourd’hui ? demanda-t-elle.
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