Il la regarda surpris :
— Faire quoi, mon cœur ?
— Mais... pour aller à Varanville ? Nous n’allons pas emmener toute la tribu embrasser Tante Rose, Alexandre et les petites ?
— Tribu ? fit Guillaume le sourcil interrogateur. Qui entends-tu par là ? Arthur ?
— Vous savez bien que non : c’est mon frère et sa place est avec nous.
— Bien. Alors est-ce que, par hasard, tu refuserais à ce bon François une joie qu’il attend depuis une semaine : offrir ses hommages à notre charmante Rose ?
— N... on ! Mais enfin, il me semble que seule la famille...
— Cesse de tourner autour du pot, Elisabeth ! Ça ne te ressemble pas ! Tu ferais mieux de me dire tout net que tu n’as aucune envie d’emmener Lorna à Varanville. Invoquer la famille me paraît mal choisi : elle est tout de même ma nièce et ta cousine.
— C’est vrai. Aussi je préfère rester ici avec elle parce que je suis certaine que sa venue gâcherait le plaisir de Tante Rose !
— En voilà une idée ! Elle est l’hôtesse la plus gracieuse et la plus accueillante que je connaisse. Pourquoi donc serait-elle seulement contrariée ?
— Parce que vous laissez prendre à la chère cousine des airs de propriétaire qui, peut-être, lui déplairaient... la... blesseraient... que sais-je ? Oh, Papa, ne faites pas l’idiot !...
— Élisabeth !
— Mais c’est vrai ! Comme si vous ne saviez pas que Tante Rose vous est... très attachée ! Et vous voulez installer à sa table cette flamboyante personne qui ne se gêne pas pour vous dévorer des yeux ? Il y a des choses qu’on ne fait pas quand on s’appelle Guillaume Tremaine... et que l’on est mon père !
Assez surpris du ton déterminé de sa fille, Guillaume se contenta de répondre :
— Et que proposes-tu ?
— Je vous l’ai dit. Allez avec les garçons... et M. Niel porter les fleurs à Tante Rose. Moi, je reste ici sous le prétexte d’une indisposition... et je vais demander à Lorna de me tenir compagnie !...
Un instant, Guillaume enveloppa sa fille d’un regard méditatif et finalement lui sourit :
— Fais comme tu l’entends !... Tu as peut-être raison. Moi aussi je tiens beaucoup à Rose...
Tout se passa selon le souhait d’Elisabeth. Étendue sur une chaise longue derrière les fenêtres du petit salon, elle assista au départ des hommes avec un délicieux sentiment de triomphe qui contrebalançait amplement l’inconvénient d’étouffer un peu sous les lainages dont on l’avait enveloppée. François Niel surtout faisait plaisir à voir : vêtu d’une magnifique redingote du bleu de ses yeux et d’une pelisse doublée de petit-gris, presque pâle d’émotion mais l’œil étincelant, il portait comme si c’eût été le saint-sacrement le grand bouquet de lilas blanc — l’une des deux fleurs favorites de Rose — que l’on faisait pousser à son intention, tout exprès pour l’occasion, dans la serre des Treize Vents.
Lorna et Jeremiah Brent regardaient eux aussi et, bien que la jeune femme eût accepté d’assez bonne grâce de veiller sur Élisabeth, son mécontentement était presque palpable. D’autant plus que c’était Guillaume lui-même qui lui avait demandé cette faveur.
Trop intelligente pour ne pas comprendre que sa présence n’était pas souhaitée, elle enrageait d’autant plus que, durant toute cette semaine de semiclaustration, Adam, Élisabeth, Guillaume, sans compter Arthur et Jeremiah avaient eu tout le temps de lui vanter la grâce, le charme, la vitalité et les nombreuses qualités de Mme de Varanville. Elle détestait cette Rose sans la connaître et regrettait fort de n’avoir pu l’affronter sur son propre terrain. Il y avait de la tendresse dans la voix de Guillaume quand il en parlait. Cela ne se pouvait supporter ! Sans doute faudrait-il agir plus tôt que prévu.
Décidée à jouer son rôle de malade avec conscience, Élisabeth choisit de s’endormir. Ou tout au moins de faire semblant, ce qui la dispensait de la conversation. Lorna se rabattit sur le jeune Brent, qui ne demandait pas mieux d’ailleurs, et entreprit de le tyranniser histoire de trouver les heures moins longues. Elle n’eut guère le temps d’exercer ses caprices...
La voiture avait disparu depuis une vingtaine de minutes à peine quand le cabriolet du docteur Annebrun déboucha en trombe de la grande allée et s’arrêta au perron. Élisabeth, qui avait relevé les paupières au bruit des roues sur le gravier, ouvrit des yeux énormes en voyant que la légère voiture était pleine. Arthur et Adam s’y entassaient avec les deux petites Varanville, Victoire et Amélie dont les yeux rouges disaient assez qu’il se passait chez elles quelque chose de grave.
Instantanément elle fut debout, rejetant ses couvertures et ne gardant qu’une écharpe de laine qu’elle enroula autour de son cou en courant à leur rencontre :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?... Où sont Père et M. Niel ? s’écria-t-elle, tout de suite terrifiée et imaginant un terrible accident.
— Rassure-toi, ils vont bien, dit le médecin. Ils ont tenu à continuer leur chemin alors que je venais, sur la prière de Mme de Varanville, vous demander de renoncer à votre visite traditionnelle...
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Sautant à terre, Victoire se jetait dans ses bras, secouée de sanglots en hoquetant :
— C’est... c’est Alexandre ! Il est... très malade ! Alors, le docteur voulait nous emmener chez lui mais nous avons rencontré M. Tremaine qui a dit qu’il fallait que nous allions... chez vous.
Le cœur d’Élisabeth se serra. La fillette tremblait contre elle comme un petit animal perdu.
— Malade ?... Alexandre ?... mais qu’est-ce qu’il a ?
— La variole ! fit Annebrun.
Sans s’arrêter à l’exclamation horrifiée poussée par la jeune fille et par Potentin arrivé au perron derrière elle, il raconta que, la nuit précédente, l’un des valets de Varanville était venu lui demander de se rendre d’urgence au manoir : Alexandre, qui était souffrant depuis trois ou quatre jours, avait une forte fièvre et délirait.
— A cause de la neige, sa mère ne m’a pas appelé plus tôt mais je crois qu’on peut remercier le Ciel que le passage soit possible depuis cette nuit. Je suis arrivé au petit jour. Le diagnostic a été vite fait : l’éruption s’annonce déjà. C’est alors que j’ai proposé de prendre les enfants. Mme de Chanteloup se trouve à Varanville et, comme elle est souffrante, il ne pouvait être question qu’elle reparte avec les petites.
— Si je comprends bien, l’idée de les conduire chez nous ne vous a pas effleuré. Et si vous n’aviez pas rencontré Père, vous alliez confier ces malheureuses à votre Sidonie si revêche ?... Ne pleurez plus mes chéries ! ajouta Élisabeth en prenant Victoire et Amélie chacune par une main. On va aller tout de suite à la cuisine demander à Clémence de nous faire un bon chocolat... Pendant ce temps-là, Béline vous préparera une chambre. Et puis nous ferons une prière pour... notre Alexandre !
Sa voix se fêla en prononçant le nom de son ami d’enfance, son presque frère, son jumeau atteint de cette horrible maladie. Lui qui était si beau !... Qu’en resterait-il, s’il survivait, après la guérison des affreuses pustules ?
Le cœur lui manqua soudain et elle se détourna pour cacher ses larmes. Arthur, alors, s’empara de Victoire tandis qu’Adam se chargeait de son amie Amélie :
— Laisse ! dit le premier. Adam et moi on a aussi envie de chocolat ! Le docteur t’expliquera pour Père et M. Niel...
Élisabeth rougit brusquement. Elle avait si peur pour Alexandre qu’elle n’avait pas remarqué que Guillaume et François n’étaient pas revenus.
Remonté sur son siège, le médecin allait faire tourner sa voiture quand elle s’élança à la tête du cheval pour le retenir.
— Où sont-ils ? Ne me dites pas qu’ils sont allés là-bas tout de même ?
— Bien sûr que si ! répondit-il avec un soupir à coucher les arbres. Quand j’ai conseillé à ton père de rentrer, il a pris son œil de granit et m’a déclaré qu’il ne voyait aucune raison de ne pas remettre à Mme de Varanville les fleurs qu’elle aime. D’ailleurs son ami François qui, lui, a déjà eu la variole était fermement décidé à y aller. Alors ?... Ils ne tarderont pas, rassure-toi ! Moi, j’y retourne : on a besoin de moi.
— S’il vous plaît. Monsieur le Docteur, attendez-moi !
Avec stupeur, Élisabeth vit Béline, emballée dans sa grande mante à capuchon, un sac en tapisserie à la main, dégringoler les marches en courant. Un instant, elle crut que, terrifiée par ce qu’elle avait dû entendre, elle quittait la maison. Cela ressemblait tellement à cette forte fille un peu molle, un peu bêtasse, parfaitement incolore de surcroît et paniquée en général par le moindre courant d’air, de prendre la fuite à l’approche d’un tel danger ! Mais ce n’était pas du tout ça ! Ce que voulait la gouvernante des enfants Tremaine, c’était qu’Annebrun l’emmène à Varanville :
— Madame la baronne va devoir vider sa maison et aura besoin d’aide pour soigner son fils, déclara-t-elle d’un ton assuré que personne ne lui avait jamais connu.
— Béline ! souffla Annebrun tout aussi surpris qu’Élisabeth. Vous savez ce que c’est que la variole ? C’est la petite vérole et...
— Je sais : je l’ai eue, moi aussi. Et puis... j’aime bien Monsieur Alexandre et de le savoir malade...
Elle eut un hoquet, tira un grand mouchoir à carreaux de sa poche et se moucha vigoureusement sous l’œil incrédule de son ancienne élève. Que Béline pût se hausser au niveau de l’héroïsme la confondait et la touchait. Ainsi elle aimait Alexandre ? Dieu sait pourtant ce que lui et elle avaient pu jouer comme tours pendables à la pauvre créature ! Un élan la jeta vers elle :
— Ma chère Béline ! s’écria-t-elle en l’embrassant. Vous êtes la meilleure femme que je connaisse. Après tout ce qu’on vous a fait subir, j’espère avoir droit, moi aussi, à un peu de votre affection !
— Y a aucun doute là-dessus ! Dépêchons-nous à présent !
Tout en suivant du regard le départ du cabriolet, Élisabeth gravit le perron où elle trouva Potentin. Celui-ci lui sourit avec une telle tendresse qu’elle cessa de se défendre contre l’angoisse et se jeta à son cou en pleurant. Elle ne savait pas très bien ce qui l’effrayait le plus : la peur de ce qui menaçait Alexandre ou bien celle de voir son père... ou Tante Rose ou n’importe quelle autre personne chère à son cœur contracter l’affreuse maladie. Le vieil homme la laissa pleurer un moment en se contentant de tapoter doucement son épaule puis il affirma :
— Le jeune Alexandre guérira, j’en suis certain. Quant à notre maître, il a vécu aux Indes où les pires maladies courent les villes et les grands chemins. Il n’a jamais rien attrapé... Allons, venez prendre vous aussi quelque chose de chaud ! N’oubliez pas que vous êtes souffrante ! ajouta-t-il avec un demi-sourire en coin.
En rentrant dans la maison bras dessus, bras dessous, ils trouvèrent Lorna debout au seuil du salon.
— Quelle étonnante guérison ! s’écria-t-elle. La seule approche d’un médecin suffit à vous remettre sur pied, cousine ? Seulement cela pourrait bien ne pas durer...
Et, soudain, elle glapit positivement :
— Vous n’êtes pas un peu folle de recevoir ici des enfants sortant tout droit d’une maison contaminée ? Nous allons tous récolter cette horreur et ce sera de votre faute !... Ma parole, vous êtes tous inconscients !
Serrant autour d’elle la grande écharpe de laine abandonnée par Élisabeth, la jeune femme, visiblement épouvantée, tremblait comme feuille au vent. Presque pitoyable, tout d’un coup, elle n’inspira pourtant à Élisabeth qu’un immense dédain.
— Alexandre de Varanville était ici, au milieu de nous, le jour de Noël, donc il y a juste une semaine, fit-elle en haussant les épaules. Si nous devons être malades nous le serons. Et, que cela vous plaise ou non, ses petites sœurs resteront ici. Quant à vous, si vous avez trop peur, vous avez un moyen bien simple : demandez que l’on prépare votre voiture. En se pressant un peu votre femme de chambre devrait boucler vos bagages en une heure et vous pourrez faire un assez bon bout de route avant la nuit...
Ayant dit, elle poursuivit son chemin en direction de la cuisine mais la voix furieuse de Lorna, dont la colère venait de chasser la peur, l’atteignit avant qu’elle n’en eût franchi la porte.
— Quittez un peu vos grands airs, ma petite ! Vous n’êtes pas la maîtresse ici, même si votre père a la faiblesse de vous le laisser croire. Ce n’est pas vous qui me chasserez de cette maison où je me plais !
— Qui parle de vous chasser ? fit la jeune fille sans même se retourner. Vous craignez de tomber malade ? Vous n’avez qu’à vous en aller ! C’est aussi simple que ça...
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