Guillaume revint avant la tombée de la nuit mais revint seul. François avait réussi à convaincre Rose d’accepter son assistance pour soigner son fils. En même temps qu’elle confiait ses filles au docteur Annebrun, elle avait aussi expédié tout son personnel intérieur à Chanteloup à l’exception de Marie Gohel qu’aucune force humaine n’aurait pu arracher à sa cuisine. Celle-ci avait même obligé son vieux Félicien à partir avec les autres sous prétexte de les surveiller. Réduite à elle-même et ne pouvant guère compter sur l’octogénaire Mme de Chanteloup qui d’ailleurs ne quittait pas son lit, Rose se trouvait — et par sa seule volonté ! — plutôt démunie. Aussi agréa-t-elle l’offre du Canadien aussi simplement qu’elle était faite mais non sans émotion :
— Elle n’a pas voulu de moi parce que je n’ai encore jamais eu cette saleté de maladie, confia Tremaine à Potentin avec amertume et pourtant je ne pouvais me résoudre à la quitter ! Si tu la voyais ! Elle est ravagée de douleur et d’anxiété pourtant elle s’efforce de le cacher pour s’inquiéter des autres. Pauvre petite Rose ! Elle... elle ne m’a même pas permis de baiser sa main. Oh, mon Dieu ! Que faire pour lui venir en aide ?
— Est-ce que Béline n’est pas arrivée ?
— Si et cette brave fille m’a mis un peu de baume au cœur ! Elle était tout à fait comme ce matin et cependant j’ai cru lui voir une auréole et des ailes dans le dos ! Qui eût dit, mon Potentin, que nous avions ici une vraie sœur de charité ?
— On a de ces surprises quelque fois... Naturellement, vous n’êtes pas entré chez Monsieur Alexandre ?
— Tu penses bien que sa mère ne l’a pas permis. Je n’en sais guère plus que ce que vous a dit le docteur : il a une fièvre effrayante et de terribles maux de tête. Rose pense qu’il a pris le mal à Paris. Il y aurait eu un cas à son école...
— Et ils n’ont pas mis tout le monde dehors ? Décidément cette fichue Révolution en chassant Dieu a tué non seulement tout sens moral mais aussi celui des responsabilités... Au fait est-ce que M. Niel n’aurait pas besoin qu’on lui porte quelques affaires puisqu’il reste au château ?
— Si, bien sûr ! Veux-tu t’en charger ? Je viens de dire à Daguet de faire seller pour envoyer là-bas un de ses garçons. Où est la famille ?
— Les petites sont à la cuisine avec les garçons et Élisabeth. Tout ce petit monde s’est réfugié autour du tablier de Clémence comme autour d’un génie tutélaire. Elle leur fait des beignets aux pommes en leur racontant des histoires...
— Elle a raison, c’est la meilleure manière de leur donner chaud au cœur et au corps. Ma nièce n’est pas avec eux, j’imagine ?
— Dans la cuisine ? Vous voulez rire ! Elle doit être enfermée chez elle à triple tour, dit Potentin avec un mépris qu’il ne songea même pas à dissimuler. Depuis l’arrivée des petites, elle est morte de peur qu’elles n’apportent la maladie jusqu’ici.
— Laissons-la ! On lui y servira même ses repas si elle le désire ! Moi je vais me reposer dans la bibliothèque... mais un peu de café me ferait plaisir !
Et la solitude plus encore peut-être... Inquiet et d’humeur noire, il se reprochait comme une trahison les moments charmants passés auprès de Lorna alors que Rose, isolée par la neige, était déjà aux prises avec la maladie. Que la trop belle nièce eût choisi de s’enfermer était une excellente chose : il n’avait aucune envie de la voir.
Hélas, en ouvrant la porte de son refuge, il sut tout de suite que la détente de ce moment lui serait refusée. Le parfum complexe et légèrement enivrant qui flottait dans l’air n’appartenait qu’à Lorna... Contrarié, tenté de se retirer, agacé par l’idée qu’il allait falloir causer, il ne put cependant résister à l’attrait chaleureux de la grande pièce familière, si accueillante après ce retour solitaire dans le froid et la tristesse d’un soir d’hiver avec pour compagne la crainte de voir mourir un enfant dans d’effroyables conditions. Le reflet des flammes de la cheminée dansait sur les boiseries rousses et les ors des reliures. Les grands rideaux de velours rouge opposaient leur barrière aux ténèbres extérieures et rendaient plus désirable encore ce havre de paix. Après tout, il s’agissait seulement de le reconquérir et Guillaume entra d’un pas décidé : il suffirait de prier courtoisement la jeune femme de le laisser jouir seul de son cabinet de travail.
Un instant, d’ailleurs, il crut s’être trompé et que seul le parfum s’était attardé tant la qualité du silence était profonde. Pourtant Lorna était bien là. Seulement, elle dormait...
Pelotonnée dans un fauteuil un peu en retrait de la cheminée pour soustraire son visage à la chaleur, elle s’était assoupie en laissant glisser le long de sa robe le livre qu’elle lisait, sa joue appuyée sur sa main. Pourtant son sommeil n’était pas paisible : les coins de la bouche avaient de petits frémissements nerveux qui remontaient jusqu’aux paupières ourlées de cils immenses, mais Guillaume se garda bien de l’éveiller. Il tira doucement un siège et resta là, en face d’elle pour mieux la contempler : jamais elle n’avait autant ressemblé à Marie ! Cela tenait sans doute aux yeux fermés et au fichu de dentelle blanche dont s’enveloppait sa tête. Les différences avaient disparu et Guillaume goûta durant quelques instants la merveilleuse illusion de retrouver la bien-aimée dans tout l’éclat de son printemps.
Soudain, Lorna se mit à gémir et s’agita. Comprenant qu’elle devait faire un cauchemar, Guillaume se leva pour poser sa main sur son épaule.
— Réveillez-vous ! ordonna-t-il doucement. Vous faites un mauvais rêve...
Elle ouvrit de grands yeux égarés puis jaillit du fauteuil, lui entoura le cou de ses bras en se serrant contre lui. Machinalement il referma les siens sur ce corps qu’il sentait trembler comme sous un vent glacé. Elle éclata en sanglots :
— Emmenez-moi, Guillaume, je vous en supplie ! Emmenez-moi d’ici !... Je ne veux pas être malade... et puis mourir ou devenir affreuse ! Je ne veux pas, je ne veux pas !...
Elle criait à présent, au bord de la crise de nerfs. Alors, dénouant de force l’étreinte convulsive, il écarta la jeune femme, la gifla posément par deux fois tout en la maintenant debout de sa main libre puis la rassit dans le fauteuil. Suffoquée, elle eut pour lui un regard horrifié.
— Vous m’avez frappée ?
— C’était le seul moyen de vous calmer. Pardonnez-moi si je me suis montré brutal mais vous en aviez besoin. Je suis certain que vous faisiez un songe effrayant...
— Oui... Oh !... c’était atroce ! Mon visage... mon corps... tout était couvert de plaies suppurantes et, près de moi, il y avait une femme qui riait, riait... Elle disait... « Si tu n’étais pas venue ici, tu ne serais pas en danger mais tu l’as voulu et à présent tu vas payer !... » Et elle riait de nouveau avec une affreuse méchanceté...
— Une femme ? Comment pouvez-vous en être sûre ? Ressemblait-elle à quelqu’un que vous avez déjà vu ?
— Non. Son visage était flou, ses yeux ressemblaient à des nuages d’orage et elle avait de longs cheveux noirs mais je sentais qu’elle me détestait. Sa haine avait quelque chose... de palpable ! Oh Guillaume, je ne peux pas rester ici où il m’arrivera malheur ! Emmenez-moi chez ma mère, je vous en prie !
— Chez votre mère ?... Vous voulez dire aux Hauvenières ? C’est impossible, voyons !
— Pourquoi ? Vous m’avez dit que vous avez fait entretenir la maison et Mère y a vécu plusieurs mois, même en hiver...
— Sans doute et je vous ai promis de vous y conduire, mais le moment me paraît mal choisi. Il fait nuit, nous sommes en janvier et, avec toute cette neige, les chemins, croyez-moi, sont presque impraticables. En outre il y a plus de treize lieues...
— Ça m’est égal ! Je veux y aller tout de suite ! Les fillettes qui sont arrivées tout à l’heure apportent le mal avec elle.
— Vous êtes complètement folle ! tonna Guillaume outré. Elles sont aussi saines que vous et moi. D’ailleurs le malade lui-même était ici il y a une semaine...
— Je sais. Votre fille me l’a dit avec une espèce de plaisir sauvage. Comme si elle espérait que nous allions tous tomber !... Moi, je ne veux pas !
— Aucun de nous ne le veut mais c’est notre devoir... et ma volonté d’accueillir ceux qui ont besoin de notre affection et de notre aide. Vous êtes la seule ici à mourir de peur.
— La seule aussi, sans doute, qui n’ait pas droit à votre affection, ni à votre aide ! dit-elle avec une amertume qui fit sourire son interlocuteur.
— Je ne vous permets pas d’en juger mais, si vous craignez à ce point, il existe une solution bien simple : regagnez Paris jusqu’à ce que le danger soit passé. Vous nous reviendrez ensuite... aux beaux jours !
— C’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Vous débarrasser de moi ? Je n’y suis pas encore prête. Et, je vous l’ai dit : je désire passer quelque temps aux Hauvenières.
— Comme vous voudrez ! Je vais donner des ordres. Potentin vous conduira demain avec Kitty. Il connaît le chemin aussi bien que moi...
— Je ne veux pas y aller avec lui. C’est vous qui devez m’y faire entrer pour la première fois. J’y tiens essentiellement.
— Alors vous attendrez !
— Je n’en vois pas la raison. Si votre majordome peut m’emmener, pourquoi pas vous ?
— Parce que je ne m’éloignerai pas d’ici tant que le petit Varanville sera en danger ! Parce que je veux pouvoir me rendre là-bas chaque jour prendre des nouvelles et aider une femme qui, croyez-moi, en a beaucoup plus besoin que vous !
— Cette fameuse Tante Rose ! ricana Lorna. Ma parole, vous en êtes tous coiffés ! Même mon Arthur ! J’aimerais savoir ce qu’elle a de si extraordinaire ?
— Elle a que nous l’aimons tous profondément et moi plus que tous les autres peut-être ! C’est à la fois une grande dame et une femme adorable. Mieux vaut que vous ne la rencontriez pas : je ne crois pas que vous pourriez vous comprendre... Entrez !
On avait, en effet, gratté à la porte. Potentin parut, digne et imperturbable dans son habit de velours vert sapin, portant sur un petit plateau d’argent une cafetière, une tasse et un sucrier.
— Votre café, Monsieur Guillaume !
— Pose-le là ! fit celui-ci en désignant sa table de travail derrière laquelle il passa avant d’adresser un mince sourire d’excuse à sa nièce. Vous voudrez bien me pardonner, ma chère Lorna, mais j’ai à parler à Potentin. Nous nous reverrons au souper. Soyez certaine que je tiendrai ma promesse aussitôt qu’il me sera possible.
Force fut à la jeune femme de ravaler sa colère. Serrant plus étroitement l’écharpe bleue autour de ses épaules, elle fit une sortie de reine offensée que Guillaume salua d’une brève inclinaison du buste avant de s’installer dans son grand fauteuil de cuir noir et devant la tasse que Potentin remplissait avec des gestes d’officiant à l’autel.
Poussant un soupir de soulagement, il porta la tasse à ses lèvres emplit sa bouche d’une voluptueuse gorgée, leva délicatement un sourcil surpris, but de nouveau, posa une main sur la cafetière et finalement offrit à son vieux majordome un sourire sardonique.
— Je ne savais pas que le chemin était si long de la cuisine à ici. On ne peut pas dire qu’il soit brûlant, ce café.
— Il l’était lorsque Clémence l’a versé, dit Potentin sans se démonter, et la cuisine n’a pas reculé au fond du parc. Seulement, quand il fait mauvais temps quelque part, il est prudent d’attendre que l’orage se calme.
— D’attendre... derrière la porte ?
— Par exemple...
— Tu as... tout entendu ?
— Je crois.
— Et tu penses ?
— Que plus tôt Miss Tremayne aura quitté les Treize Vents, mieux cela vaudra pour tout le monde. Il y a ici quelqu’un qui ne veut pas d’elle...
— Élisabeth ? Il y a longtemps que je le sais.
— Non. Quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’est plus de ce monde. Une âme en peine...
— Tu es fou, je pense ? fit Tremaine qui cependant pâlit. Tu n’espères pas me faire croire aux fantômes ?
— A celui-là, si ! Interrogez Clémence si vous ne me croyez pas. Elle vous dira comme moi que Madame Agnès est revenue dans cette maison qu’elle voulait garder à n’importe quel prix.
— Vraiment ? Et... quand s’est-elle manifestée ?
— Le soir de Noël, dans la nuit qui a suivi l’arrivée de Miss Tremayne... et puis ici même il y a un instant...
— Je n’ai rien vu, rien entendu...
— Oh si ! Qui, selon vous, était la femme au longs cheveux noirs de son cauchemar ? Madame Agnès veut qu’elle s’en aille et cette maison ne connaîtra pas la paix tant qu’elle y sera.
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