— Merci, dit-elle en le regardant au fond des yeux.
Il se méprit sur la signification du mot et suspendit son geste :
— Vous n’en voulez pas ?
— Bien sûr que si ! C’est merci pour tout et surtout pour cette merveilleuse surprise que vous m’avez réservée ce soir. Oh, Guillaume... vous voulez bien qu’ici je vous appelle Guillaume ? Je déteste tellement ce lien de parenté qui me paraît stupide !... Oh, Guillaume donc, vous n’imaginez pas à quel point je me sens heureuse de partager cet instant avec vous. C’est... c’est un moment hors du temps, à l’écart des autres. Je sais qu’un jour Arthur viendra prendre possession des Hauvenières, qu’il y mettra sa marque, mais il ne pourra jamais effacer cette soirée.
Il sourit aux beaux grands yeux humides qui l’enveloppaient de leur doux rayonnement.
— Si vous êtes heureuse, je le suis aussi, Lorna !... Mais vous devriez manger votre soupe : elle refroidit...
— Quel homme terre à terre vous faites ! Ne vous arrive-t-il jamais de vous laisser aller à vos émotions... en admettant que vous en éprouviez ?
— Ne pas en faire étalage ne signifie pas que l’on ne ressent rien. En outre, j’estime qu’il ne serait pas convenable qu’un homme de mon âge donne en spectacle ses pensées intimes. Cependant, je veux espérer n’avoir rien d’un monolithe.
— Soyez rassuré ! Je peux témoigner, en effet, qu’il vous arrive de vous laisser aller à la fureur. Mon frère Édouard en sait quelque chose...
Ce rappel de l’insupportable dandy n’était pas une bonne idée. Guillaume se referma comme une huître et se consacra à son assiette, tout en veillant aussi à celle de la jeune femme. Il y eut un silence qu’elle ne mit guère de temps à interpréter :
— Je suppose, fit-elle en souriant, que vous préféreriez parler de quelqu’un d’autre. Alors parlons de vous !
— Ce n’est pas mon sujet favori.
— C’est pourtant l’un des miens. Mère m’a appris certaines choses — elle aimait tant parler de vous ! — , mais il est une grande partie de votre existence qu’elle ignorait. Ainsi vous avez vécu aux Indes... et c’est un pays qui me fascine. Pourquoi ne pas en causer ensemble ? Ou bien est-ce un sujet de conversation qui vous déplaît ?
— Nullement... bien au contraire ! Il m’est arrivé parfois d’avoir envie d’y retourner. Dans ces moments-là, j’appelle mon vieux Potentin, nous nous enfermons chez moi avec nos pipes, un flacon de rhum, et nous parlons d’autrefois. Vous voyez que j’ai mes faiblesses...
L’entrée de Gilles Perrier, porteur d’une tarte à la crème et à la confiture que n’aurait pas désavouée Clémence Bellec, lui fit achever sa phrase sur un « oh ! » stupéfait :
— Je ne vous connaissais pas ce talent de cuisinier, mon cher Gilles. Votre potage était délicieux, votre poulet parfait et ce que vous apportez est plus que sympathique.
La rude figure du gardien s’empourpra puis s’éclaira d’une ombre de sourire :
— Vous pensez bien que ce n’est pas moi, Monsieur Guillaume...
— Qui donc alors ?
— Jeannette... l’une des servantes du château d’Olonde. Elle est entendue à tout ce qui touche le ménage et la cuisine... et nous sommes de bons amis...
— Seulement ? Si elle vous plaît de surcroît, épousez-la, mon ami ! Je la doterai !... Vous ne ferez jamais rien de plus sensé ! Allez chercher un verre et trinquons à sa santé et à la vôtre !
La tempête éclata au moment où tintaient les verres : il y eut un brutal coup de vent qui hulula dans la cheminée puis tout se mit en danse ; un volet mal fermé commença à battre et Perrier s’empressa de sortir pour l’ajuster. Il revient mouillé par les grands cinglements de pluie qui s’abattaient sur la maison.
— Mon Dieu ! murmura Lorna, c’est un véritable ouragan !
— J’espère que vous n’aurez pas peur ? La bâtisse est solide et elle en a vu d’autres.
Ils restèrent à causer devant le feu pendant quelques instants. Après avoir enlevé la table, le gardien leur souhaita la bonne nuit puis se retira dans la partie qu’il habitait, au-delà de la cuisine. On parla un peu à bâtons rompus. Guillaume raconta l’atterrissage de Potentin sur la côte de Coromandel porté par les vagues et un débris de son galion portugais. Pourtant il remarqua que les paupières de la jeune femme s’alourdissaient et, quand elle étouffa un bâillement discret, il se leva en disant qu’il était temps d’aller se reposer, alluma l’une des bougies posées à cet effet sur un coffre sous l’escalier et accompagna Lorna jusqu’à sa porte en lui souhaitant un heureux sommeil. Puis il redescendit avec l’intention de fumer une pipe ou deux.
Le lit préparé par Gilles attendait près de la petite bibliothèque mais il le dédaigna et choisit de regagner son fauteuil. Il n’avait pas sommeil. Tout au contraire, il se sentait nerveux, un peu excité même, avec une envie de bouger, de s’agiter. La tempête y était peut-être pour quelque chose : il aimait le grand vent et, chez lui, il eût peut-être fait un tour jusqu’à l’aplomb de la Pernelle pour mieux entendre les hurlements de la mer et voir les phares cligner des yeux mais ici mieux valait demeurer : si d’aventure Lorna avait besoin de lui et trouvait la salle vide, elle pourrait s’effrayer. Tout à l’heure déjà il avait bien cru remarquer que les coups de boutoir de la bourrasque la mettaient mal à l’aise : ses cils battaient et ses lèvres tremblaient légèrement. Au fond c’était une simple manifestation de faiblesse féminine et, en pensant aux affirmations d’Arthur qui voyait en elle une de ces fortes créatures qui parsèment les récits bibliques, il se prit à sourire.
Une belle légende sans doute à l’usage d’un petit garçon affectueux, difficile à croire après la crise de terreur qui l’avait claquemurée durant tant de jours ! Mais Dieu qu’elle était jolie quand, accoudée en face de lui, elle plissait un peu ses yeux d’or vert en l’écoutant parler ! Dans la douce lumière des chandelles, sa bouche entrouverte sur l’éclat laiteux des dents luisait doucement, rouge et pulpeuse comme les cerises de juin. Elle avait un teint ravissant, une peau veloutée comme celle des enfants et sa voix...
Soudain, Guillaume bondit de son siège, le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, cassant net la dangereuse rêverie. Il découvrait qu’il avait envie d’elle, une envie brûlante qui lui mit le sang à la tête, la sueur aux mains... Fermant les yeux, il s’efforça d’appeler à son aide le souvenir de Marie-Douce qui lui tenait compagnie lorsque, depuis la remise en état de la maison, il venait y passer une nuit pour penser à elle, évoquer les tendres heures d’autrefois et espérer les voir renaître un jour, mais Marie n’était plus et, ce soir, il en prenait une conscience aiguë. L’ombre chère l’abandonnait au pouvoir de cette vivante — oh si vivante ! — qui lui ressemblait.
Il se traita d’imbécile. Comment avait-il pu être assez stupide pour accéder au désir de Lorna : venir visiter les Hauvenières en sa seule compagnie alors qu’il savait bien, lui, que la maison n’était plus vide, que le décor de l’amour était replanté ?... C’était vraiment jouer avec le feu ! Depuis des années et parce qu’il attendait Marie, il s’imposait une continence de moine que son dédain des autres femmes lui facilitait : aucune ne pouvait se comparer à la bien-aimée. Seule Rose peut-être... mais Rose trônait sur un piédestal trop élevé pour qu’il eût jamais osé la souiller d’un grossier désir. A présent, il se retrouvait en face de lui-même : un homme vigoureux dont la nature réclamait sa part de chair fraîche à deux pas de la plus torturante des tentations.
Pour y échapper, il arracha son habit, sa cravate, ouvrit la porte et se précipita sous la pluie battante. En un instant il fut trempé. Une rafale manqua le faire tomber. Pourtant, il resta là, les bras en croix, prêt à accueillir toute cette violence dont il espérait cependant l’apaisement...
C’est alors qu’il entendit Lorna crier.
Un gémissement d’abord qui lui parvint difficilement au milieu de la tourmente, puis un râle et pour finir un véritable hurlement. Guillaume rentra vivement juste à temps pour voir Gilles Perrier accourir. Les regards des deux hommes se croisèrent puis remontèrent vers les poutres du plafond :
— Un cauchemar peut-être ? émit Guillaume. Elle y est sujette. J’y vais !
Sans même songer à se sécher, il grimpa l’escalier et se jeta dans la chambre dont la porte n’était pas fermée. Assise dans son lit au milieu de ses cheveux d’or rouge répandus sur ses épaules nues, les mains nouées devant sa bouche, les joues inondées de larmes et les yeux agrandis d’horreur, la jeune femme haletait aux prises sans doute avec un retour de la terreur laissée par sa crainte de la maladie.
— Guillaume !... Oh ! Guillaume ! gémit-elle en le voyant surgir.
Aussitôt, elle se jeta hors de son lit les bras ouverts et vint s’abattre sur sa poitrine dont l’humidité la surprit. Cependant, elle ne s’écarta qu’à peine :
— Mon Dieu... vous êtes mouillé ?
— Oui... j’étais dehors... j’avais besoin...
Il bredouillait mais déjà elle s’activait à arracher le linge trempé, caressant plus qu’essuyant les muscles durs avant de se couler à nouveau contre lui non sans s’être, d’un rapide mouvement, débarrassée de ses dentelles humides. Dans un geste dérisoire pour la repousser, Guillaume sentit contre sa paume la rondeur soyeuse d’une épaule, contre sa peau celles, affolantes, de deux seins arrogants. Le corps de Lorna semblait fait de satin tiède. Il était la source offerte aux lèvres desséchées d’un homme mourant de soif et, quand la jeune femme colla sa bouche à la sienne, elle aspira le peu qui lui restait de volonté. Sans rompre le baiser, il la poussa sur le lit, acheva fébrilement de se dévêtir et s’abattit sur elle. Incapable de se contenir plus longtemps, il s’empara d’elle avec une violence qui arracha à la jeune femme un cri de douleur vite changé en un ronronnement heureux...
Ils firent l’amour pendant des heures sans un mot, chacun d’eux attentif à découvrir les secrets du corps de l’autre et à en tirer un plaisir toujours plus aigu. C’était comme s’ils ne pouvaient se rassasier. Les forces de l’homme semblaient inépuisables, réveillées d’ailleurs par la femme qui, avec une science subtile, leur redonnait vie lorsqu’elles semblaient faiblir... Pourtant il finit par s’endormir.
Peu de temps avant l’aube, Lorna réveilla Guillaume.
— Il faut que tu redescendes, mon amour !... Ton gardien ne doit rien soupçonner.
— Tu... tu as raison...
Titubant de fatigue, il ramassa ses vêtements à l’aveuglette et regagna la salle. Le feu s’était éteint. Il y faisait froid. Frissonnant, il s’enfouit sous les couvertures et s’anéantit à nouveau dans un sommeil profond. De son côté, Lorna remettait quelques bûches dans sa cheminée, s’étirait voluptueusement puis retournait s’étendre dans son lit... Elle souriait. Quelle nuit !... et quel amant ! Elle avait toujours été certaine que ce serait une expérience inoubliable pour l’un comme pour l’autre. Elle l’était plus encore à présent : sans doute ne serait-il plus besoin de recourir à la petite fiole contenant un liquide à base de cantharide pulvérisée dont elle avait réussi à faire glisser quelques gouttes dans le vin de Guillaume tandis qu’à sa demande il allait tisonner le feu et remettre un peu de bois. Le résultat s’était révélé miraculeux, cependant Lorna considérerait comme une injure à son charme s’il lui fallait s’en servir encore. L’homme qu’elle avait voulu si ardemment ne pourrait plus jamais lui échapper...
Sur cette grisante certitude, elle s’endormit à son tour.
Lorsqu’elle descendit vers le milieu de la matinée, fraîche et rayonnante, elle vit tout de suite que Guillaume l’était beaucoup moins. Il se tenait debout, jambes écartées, mains nouées dans le dos, devant l’une des petites fenêtres et ne se retourna pas au bruit allègre de talons hauts sur les marches de l’escalier. Tout dans son attitude criait la mauvaise humeur.
— Eh bien ? fit-elle gaiement, espérant vaguement qu’il allait venir à elle les bras tendus. Est-ce là votre façon de me dire bonjour ?
— Bonjour ! murmura-t-il et, comme il virait lentement sur lui-même, elle eut un peu peur devant ses traits tirés et ses yeux injectés de sang qui l’enveloppaient d’un regard lourd de rancune : celui d’un loup malade et d’autant plus hargneux. Il désigna la table sur laquelle se trouvaient du pain, du beurre, du miel et des tasses dont l’une avait servi.
— Installez-vous et mangez ! Je vais vous chercher du café. Ensuite nous partirons...
Sans même attendre sa réponse, il gagna la cuisine mais, quand il revint armé d’une cafetière, elle était toujours à la même place, debout sur la dernière marche de l’escalier, une main sur la rampe.
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