C’est qu’un tel comportement était tout à fait inhabituel. Quand il lui arrivait de rentrer en pleine nuit, que ce fût d’un voyage à Paris, à Cherbourg, à Granville ou d’une simple course dans la région, Tremaine, même à moitié mort de fatigue, s’attardait toujours assez longtemps au coin de la grande cheminée qu’en bon descendant de paysans il considérait comme la véritable personnification du foyer. Il proclamait volontiers que c’était, avec sa bibliothèque, l’endroit de sa maison où il se délassait le mieux.

Potentin et Mme Bellec adoraient ces moments-là qui leur donnaient l’impression de retrouver les heureux temps de l’installation aux Treize Vents tout frais construits et d’avoir Guillaume à eux tout seuls. Comme il revenait toujours affamé, Clémence lui préparait une solide collation à laquelle Potentin et elle-même participaient volontiers. Guillaume leur donnait des nouvelles, parlait de ses affaires ou des gens qu’il avait pu rencontrer, exactement comme s’il était leur enfant et eux de vieux parents affectueux. Ce soir, rien...

D’un geste et d’un demi-sourire, il avait refusé de manger quoi que ce soit — « Un peu de mait’cidre bien chaud, Clémence, et ça ira très bien ! » — , vidé le bol d’un trait et s’était éclipsé.

Ils étaient tellement stupéfaits qu’ils restèrent un moment plantés là, de part et d’autre de la grande table, et dans un silence total ; elle son cruchon de cidre à la main, lui les bras ballants regardant la porte par laquelle il avait disparu.

 — Qu’est-ce que vous dites de ça ? émit enfin Mme Bellec. Par tous les saints du Paradis, on nous l’a changé, not’Monsieur Guillaume. Et en même pas deux jours !

 — Si vous voulez mon avis, Clémence, je n’aime pas ça. Pas du tout même ! N’empêche qu’il faut que j’en sache plus, sinon je ne fermerai pas l’œil de la nuit...

Quand Potentin entra chez lui après avoir vaguement frappé, Guillaume était en train de se déshabiller comme il le faisait habituellement. C’est-à-dire qu’il arpentait sa chambre en abandonnant ici et là les diverses pièces de son costume, formant sur le tapis une sorte d’archipel que Valentin — dont Potentin s’efforçait de faire un valet de chambre valable — ramassait au matin. Une manie contractée dans le petit palais de Jean Valette, à Porto Novo, où les domestiques pullulaient et dont il ne s’était jamais défait.

Calmement, le vieux majordome entreprit de ramasser sans paraître remarquer l’œil orageux de Tremaine.

 — Je croyais avoir dit que j’étais fatigué, grogna celui-ci. Laisse donc tout ça ! On s’en occupera demain et j’ai besoin de dormir...

 — C’est bien ce qui m’inquiète ! Fatigué, vous, pour une grosse douzaine de lieues en cabriolet ? Cela ne vous ressemble pas. Ou alors c’est que vous êtes malade...

 — Ridicule ! tonna Guillaume. J’ai envie de me coucher alors je suis malade ?... Cesse de jouer l’imbécile, Potentin ! Si tu as quelque chose à me dire, parle et qu’on en finisse !

Sans s’émouvoir, le majordome alla prendre sur le lit la chemise de nuit préparée tandis que Tremaine se débarrassait de celle du jour.

 — M. de Rondelaire est venu hier après-midi pour vous voir au sujet de la maison du galérien, commença-t-il.

Mais soudain il se tut, l’œil fixé sur le dos nu que Guillaume lui présentait. La peau, un peu moins brune qu’au temps où un soleil quotidien l’avait profondément basanée, montrait de petites marques, rougeurs et menues griffures tellement révélatrices que le vieil homme en resta coi.

 — Eh bien continue ! Qu’a dit M. de Rondelaire ?

 — Oh rien !... Après tout ça peut attendre à demain et je n’aurais pas dû vous déranger...

Jetant le vêtement dans les mains de Tremaine, Potentin battit en retraite trop vite pour que Guillaume pût le retenir. Il sortit du large couloir et traversa le palier presque en courant mais, arrivé là, il dut s’appuyer à la rampe pour se donner le temps de se calmer. Fût-il resté une seconde de plus qu’il eût peut-être jeté au visage de son maître la colère qui gonflait en lui mêlée à un vague dégoût. Ce qu’il venait de lire sur le torse et le cou de Guillaume était sans doute la pire chose que pût redouter la famille. Le temps d’un éclair, il avait revu en pensée les longues mains fines de Lorna, ses ongles polis si joliment taillés en amande.

Le pauvre homme était si secoué qu’il se crut un instant sur le point de défaillir : « Il faut que je boive quelque chose ! » pensa-t-il et, respirant profondément deux ou trois fois, il entreprit de descendre l’escalier et de regagner la cuisine. Tellement absorbé qu’il ne remarqua pas, dans l’ombre de la galerie, une forme blanche immobile qui l’observait et glissa rapidement dès qu’il eut disparu.

Lorsqu’il la rejoignit, Clémence n’eut besoin que d’un coup d’œil pour deviner que son vieil ami venait d’être durement touché. Sans un mot, elle alla chercher la bouteille d’eau-de-vie de pomme, en versa deux doigts dans un grand verre et lui tendit le tout qu’il avala d’une seule lampée avant d’en réclamer d’autre.

 — C’est à ce point-là ? demanda Clémence.

 — Oh ! c’est encore pire que tout ce qu’on pouvait imaginer. Là-bas, aux Hauvenières, il a couché avec elle !

 — Quoi ?... Mais comment pouvez-vous savoir ça ? Il vous l’a dit ?

 — Oh que non ! Je n’en avais pas besoin d’ailleurs  ! Il se préparait pour se mettre au lit. Quand il a ôté sa chemise j’ai été fixé. Je voudrais que vous voyiez ça ! Elle a dû se comporter comme une tigresse en chaleur... Quelle honte !... Mais quelle honte ! Faire de cette fille sa maîtresse dans la maison où il allait rejoindre la mère !... J’aurais dû me douter qu’elle était mauvaise...

 — Mais vous vous en doutiez ! On s’en doutait tous les deux d’ailleurs et on n’est peut-être pas les seuls. Quand elle croit qu’on ne la voit pas, elle a une façon de le regarder qui ne peut tromper personne. Elle le mange des yeux. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi elle est restée là-bas si elle a gagné ?

 — C’est justement parce qu’elle a gagné. Difficile de revenir embrasser les enfants après un tel exploit. Et puis, aux Hauvenières, elle a dû se sentir chez elle. Quand il ira la chercher, elle le ferrera plus facilement. Après, elle l’aura bien en main.

Clémence, qui s’était assise sous le coup de l’émotion, se leva brusquement et se mit à tourner en rond dans sa cuisine comme une poule affolée, les mains sur ses joues, prise d’une espèce de terreur à laquelle elle essayait d’échapper.

 — Il ne faut pas ! répéta-t-elle à plusieurs reprises. Nos petits ne le supporteraient pas...

 — Elle non plus ! gronda Potentin en désignant le feu qui, de la même façon qu’au soir de Noël, était en train de s’éteindre. Regardez ! Mme Agnès est là... Elle veut qu’on l’aide !

Derrière la porte à laquelle il s’appuyait, Arthur devint plus pâle encore. Tout à l’heure, entendant crier son père, il était sorti de sa chambre pieds nus dans sa longue chemise de nuit. Témoin de l’émotion de Potentin, il l’avait suivi et, naturellement, il avait tout surpris...

Son premier mouvement le poussait à faire irruption dans la cuisine pour dire à ce vieux fou qu’il en avait menti, que ce n’était pas possible ! Guillaume et sa nièce ! Sa sœur à lui, Arthur, avec son propre père ! Qui pouvait imaginer pareille infamie ?... S’il se retint, c’est sans doute parce que les forces lui manquèrent. Pour la première fois de sa vie, ce garçon vigoureux, résistant, crut qu’il allait perdre connaissance là, dans ce recoin, comme une fillette...

Et soudain, un visage passa devant ses yeux : celui d’Élisabeth. Ce qu’elle pourrait penser si jamais elle découvrait l’ignoble vérité le bouleversa et lui fit comprendre du même coup combien elle lui était chère. Pour elle, pour la paix de son âme, il fallait garder le secret, si difficile que ce fût. Il fallait aussi que Loma reparte pour l’Angleterre... Et ça, ce serait sans doute encore plus difficile !

Alors Arthur bougea. Très lentement, avec un luxe infini de précautions comme s’il craignait que le glissement de ses pieds nus sur les dalles ne résonnât jusqu’en haut de la maison, puis plus vite et enfin en courant, il réintégra sa chambre, se jeta dans son lit. Pas pour y dormir ! Les images qui dansaient dans sa tête semblaient vouloir s’y incruster. Mais il voulait réfléchir, essayer de trouver un moyen d’écarter des Treize Vents — cette maison dont il savait bien à présent qu’il en aimait chaque pierre ! — le danger de détérioration par la lente pourriture des âmes.

Tandis que, les draps au ras des yeux, il s’efforçait de calmer les battements désordonnés de son cœur, un étroit rayon de lune s’insinua par la fenêtre dont il ne fermait jamais les volets et remonta jusqu’au portrait de sa mère pendu au-dessus de sa table à écrire, juste en face de son lit. Il se souvint alors des dernières phrases prononcées par Potentin : « Madame Agnès est là... Elle veut qu’on l’aide ! » Quiconque les eût entendues les eût jugées obscures, incompréhensibles voire délirantes. Pour le jeune garçon elles apportaient au contraire une explication à un bizarre phénomène dont il s’était gardé de parler à qui que ce fût, même à Jeremiah Brent : plusieurs fois, en s’éveillant il avait trouvé le tableau descendu de son clou et posé bien droit sur le bureau, le haut appuyé au mur. Il n’était pas abîmé comme si la main inconnue entendait marquer une désapprobation et non une hostilité. Aussi Arthur se contentait-il de le raccrocher...

Cette nuit, il décida d’observer le manège avec attention, bien qu’une voix secrète lui soufflât que rien ne se passerait. Et, en effet, le portrait de Marie-Douce demeura sagement à sa place...

Par contre, lorsqu’elle entra dans la chambre de Lorna pour recouvrir le lit, aérer et ranger la lingerie ravaudée la veille, Kitty, en ouvrant le placard aux robes, trouva tous les vêtements décrochés des porte-manteaux et empilés à terre...

CHAPITRE XI

L’ÂNE DE BURIDAN

Le lendemain Guillaume se rendit à Escarbosville chez M. de Rondelaire. Ce que l’ancien officier de justice souhaitait apprendre à Tremaine tenait en assez peu de mots : la surveillance exercée sur la maison du galérien après la disparition de la neige n’avait pas donné grand-chose : les habitantes et le prêtre qu’elles hébergeaient menaient une vie aussi sage que régulière. Tous les jours l’abbé Longuet allait dire sa messe à l’église de Morsalines. Mlle Célestine s’occupait du ravitaillement et, si l’on apercevait sa sœur, c’était lorsqu’elle se promenait sur la lande ou dans le jardin, toujours abritée de son voile noir. Mais Urbain n’était plus là. Rien d’extraordinaire d’ailleurs à son absence d’après l’aînée des demoiselles Mauger. Originaire d’Isigny, le « fidèle » serviteur s’y était rendu pour rejoindre son frère dont il avait reçu « un mot de billet » : leur mère allait mourir.

De l’avis de Rondelaire, on ne le reverrait certainement pas de sitôt dans la région. La perte de son couteau — très semblable à ceux que les bagnards se fabriquaient en secret — avait dû le mettre en méfiance : il avait préféré prendre le large. Confiante, cependant, Mlle Célestine espérait fermement son retour : il était tellement attaché à sa pauvre soeur !

 — Autrement dit, conclut le magistrat, ces deux malheureuses devaient tout ignorer de son activité nocturne. S’il faisait partie de la bande à Mariage, ce qui me paraît évident, elles n’en ont jamais eu la moindre idée.

 — Il est certain que la maison des deux vieilles filles représentait une cachette idéale. Néanmoins a-t-on envoyé quelqu’un à Isigny pour s’assurer qu’il s’y trouve ?

 — Pour quoi faire ? Je suis persuadé qu’il n’y est pas. Aller là-bas serait du temps perdu et je vous rappelle que nos effectifs de gendarmerie ne sont guère nombreux. Évidemment, cette fuite est plutôt ennuyeuse : nous n’avions qu’une seule piste et elle nous lâche.

 — C’est nous qui l’avons lâchée. Quand cet homme est parti, pourquoi ne pas l’avoir suivi ?...

 — On l’a fait ! Il a été suivi jusqu’à Montebourg où l’abbé Longuet l’a mis dans la diligence de Saint-Lô. Que vouliez-vous de plus ? Le suiveur n’avait ni argent ni ordres pour s’embarquer dans un voyage quelconque...

 — Autrement dit, nous repartons de zéro ! Que faisons-nous à présent ? Nous attendons un nouveau drame... qui ne nous apprendra rien de plus ? Bon Dieu ! Il fallait s’accrocher aux basques de cet homme, ne renoncer à aucun prix...

 — Ça vous est facile à dire, mon cher Tremaine, mais vous oubliez que nous manquons singulièrement de moyens. Vous étiez enfermé chez vous...