— Les départs me rendent toujours mélancolique, dit-elle. Et puis le temps est tellement triste aujourd’hui ! Il me semble qu’un peu de Mozart est tout indiqué...

Il se laissa emmener. Saurait-il jamais lui refuser quelque chose ? Elle était pour lui plus qu’une sœur, le cœur vivant de la maison, son amie chère et infiniment précieuse...

Élisabeth avait raison : il faisait triste, même dans le salon dont les nuances de vert prenaient un air glauque. Le jour gris, méticuleusement découpé par les petits carreaux des fenêtres immenses, tombait dessus comme une cendre. Élisabeth alla s’asseoir au clavecin dont les tons d’or passé et le décor fleuri réchauffaient l’atmosphère au moins autant que le feu allumé dans la cheminée. Dans leurs pots, les jacinthes commençaient à défleurir.

Elisabeth n’était pas une grande musicienne mais elle jouait agréablement. Elle interpréta d’abord un petit menuet puis, tout en fredonnant les paroles, l’air d’Aminta du Roi pasteur :

Je l’aimerai toujours


Fidèle époux et fidèle amant


pour vous seul je soupirerai.


En un si tendre et doux objet,


Je trouverai la joie,


le plaisir, la paix...

Le choix n’était pas innocent. C’était l’un des airs que Lorna affectionnait. Plusieurs fois tandis que la neige emprisonnait la maison, elle l’avait chanté de sa belle voix veloutée mais jamais loin des oreilles de Guillaume.

 — Joue autre chose ! émit Arthur. C’est très beau mais on l’a beaucoup entendu ces derniers temps...

 — Préfères-tu :

Mon cœur soupire,


La nuit et le jour


Qui peut me dire


Si c’est d’amour...

 — Pas davantage ! Pourquoi tiens-tu tellement au répertoire de ma sœur ? Chante autre chose !

 — Et toi ? riposta la jeune fille, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’elle s’en aille si vite ? Tu ne l’aimes plus ? Allons, Arthur, réponds-moi ! Il y a quelque chose qui ne va pas : je le sens !

 — Il y a... qu’on va recommencer à se battre, qu’elle doit se marier et qu’elle n’a rien à faire ici. Il y a... que tu ne supporterais pas qu’elle s’attarde trop chez nous, que tu en souffrirais et moi je ne peux pas accepter l’idée de te savoir malheureuse. Je ne l’accepterai jamais...

Émue, tout à coup, Élisabeth se leva, vint à son jeune frère et l’entoura de ses bras. Peu démonstrative sauf dans la colère, elle n’était pas coutumière de ces gestes de tendresse. Pour lui c’était la toute première fois et, comme il était presque aussi grand qu’elle, il put voir qu’elle avait les larmes aux yeux. Cependant, elle s’efforça de cacher son émotion sous une plaisanterie :

 — Quelle découverte ! Notre flegmatique sir Arthur ne viendrait-il pas de laisser entendre qu’il aime sa sœur ?

 — Je ne laisse rien entendre du tout ! Tu es ce que j’ai de plus cher au monde et c’est sans doute pour ça que je n’aime plus autant Lorna...

Dans la bibliothèque où il causait en fumant avec François, Guillaume, lui aussi, avait entendu la musique. Elle lui rappela quel plaisir secret il éprouvait lorsque sa belle nièce chantait en posant sur lui la caresse de ses yeux dorés... Quelle stupidité de n’avoir pas senti alors que la magicienne commençait à l’envelopper de sa séduction ? Et quel gâchis maintenant qu’il avait goûté au philtre empoisonné ! Où trouver le courage de ne pas en réclamer davantage ?

Cette nuit-là, il ne put trouver le sommeil. Enfermé chez lui, il tourna en rond comme un animal captif sans qu’un instant d’apaisement lui fût accordé. Il se haïssait lui-même parce que son cœur allait vers Rose avec l’angoisse qu’elle pût un jour accepter François, néanmoins c’était Lorna que son corps réclamait. Il se faisait l’effet de l’âne de Buridan qui, faute de démêler s’il avait plus faim que soif, se laissa mourir à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seau d’eau. Et c’était une situation intolérable, dégradante, qui exigeait de lui une décision rapide.

Seulement c’était plus facile à décréter qu’à exécuter ! Surtout par une nuit pareille ! En effet, depuis la fin du jour, un noroît féroce bouleversait le paysage, frappant de plein fouet la Pernelle, ses toits et sa chevelure d’arbres. Ses hurlements auxquels se joignaient les coups de boutoir de la mer en furie répondaient trop bien à sa tempête intérieure parce qu’ils lui rappelaient l’orage de l’autre nuit et ses voluptueuses conséquences. Quel plus doux refuge quand souffle l’ouragan que le corps soyeux d’une femme au creux tiède d’un lit dévasté ?...

L’évocation devint tellement intolérable que Tremaine, pour y échapper, choisit de s’assommer : il alla chercher une bouteille de rhum et la vida jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à ce qu’enfin l’alcool le terrasse...

Il ronflait à faire tomber les murs quand, bien avant l’aube, Potentin qui lui non plus n’avait pas fermé l’œil descendit pour boire un peu de lait et l’entendit. Il lui suffit d’entrer dans la bibliothèque pour comprendre ce qui s’était passé : la pièce empestait le rhum et le flacon avait roulé à terre.

Le vieil homme savait depuis longtemps comment soigner ce genre d’accident, bien qu’il y eût plus de dix ans qu’il n’était advenu à Tremaine. Seulement il fallait agir vite : pas question que les enfants voient leur père dans cette situation ! Laissant les choses en l’état, il alla chercher Clémence pour qu’elle prépare du café très fort. Pendant ce temps-là, il tira Guillaume du fauteuil où il était effondré, traîna non sans peine ce grand corps jusqu’au vestibule où il lui jeta un seau d’eau à la figure. Ce qui eut l’avantage de ressusciter suffisamment Guillaume pour qu’il fût possible, en dépit de ses protestations pâteuses d’ivrogne, de l’emmener enfin à la cuisine où, avec le secours de Mme Bellec, il l’installa devant le feu pour l’obliger à ingurgiter du café salé dont l’effet se révéla miraculeux. Une demi-heure après avoir été sorti de son cabinet de travail, Tremaine retrouvait suffisamment de lucidité pour gagner sa chambre, suivi de Potentin qui l’aida à ôter ses vêtements trempés.

Plutôt penaud, et d’autant plus hargneux, le maître des Treize Vents évitait de son mieux le regard pénétrant de Potentin, mais celui-ci avait quelque chose à dire et n’entendait pas le ravaler :

 — Si vous ne prenez pas la décision tout de suite, vous ne la prendrez jamais et toute la maisonnée va en pâtir. Vous le savez bien d’ailleurs, sinon vous ne vous seriez pas arrangé comme voilà. Quand une dent vous fait mal, il faut l’arracher. On se sent tellement léger après !

 — Hum ! grogna Guillaume en se glissant dans son lit pour se reposer un peu. Tu as sûrement raison ! Laisse-moi dormir deux heures ! Pendant ce temps-là tu préviendras M. Niel que je le conduirai moi-même à la diligence de Valognes.

Vu le mauvais temps, en effet, François avait renoncé à son premier projet d’embarquer à Cherbourg. C’était, de beaucoup, le chemin le plus court pour rentrer en Angleterre à condition de trouver un capitaine assez fou pour affronter des vents à ne pas pouvoir hisser le moindre bout de toile. En conséquence, le Canadien choisit de repartir par Paris où il ferait quelques achats avant de gagner Calais.

 — Monsieur François sera content, approuva Potentin. Et... pour Miss Tremayne, qu’est-ce qu’on fait ?

 — Lorsque j’aurai déposé notre voyageur, je continuerai jusqu’aux Hauvenières et je la ramènerai demain, ou après-demain selon le temps...

 — Puis-je suggérer demain... respectueusement ? Il n’est jamais bon de s’éterniser dans un coin perdu avec une trop jolie femme !

Pour toute réponse, le fidèle majordome reçut un « Mêle-toi de ce qui te regarde ! » véhément appuyé d’un oreiller lancé d’une main moins sûre.

Aussitôt après le déjeuner, François Niel quitta les Treize Vents dans le cabriolet que menait Guillaume. Au grand désappointement d’Arthur qui comptait demander à visiter les Hauvenières. Dans cette légère voiture, deux personnes seulement plus quelques bagages pouvaient prendre place.

A Valognes, les adieux devant le Grand Turc ne s’éternisèrent pas. Ce n’était qu’un au revoir pour l’un comme pour l’autre. On se tapa vigoureusement dans le dos, on se dit « A bientôt ! », on se souhaita bon voyage puis Guillaume remonta dans sa voiture afin de poursuivre son chemin jusqu’à Port-Bail.

Il y fut reçu par un cri de joie. Le temps était abominable et visiblement Lorna s’ennuyait déjà. Naturellement, elle se méprit sur les raisons d’un retour si rapide :

 — Tu as senti que je t’appelais, n’est-ce pas ? Toi aussi tu avais besoin de me retrouver ! gémit-elle en se collant à lui pour un baiser qui n’eut rien de familial. Non, ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle en le voyant regarder vers la cuisine. Ton chien de garde est allé au village. Nous avons bien une heure avant son retour...

Elle n’était que tentation, pourtant il la détacha de lui avec fermeté pour la faire asseoir :

 — Profitons-en pour causer. Je ne suis pas venu faire l’amour avec vous. Je viens vous chercher.

 — Quoi ? Tout de suite ? exhala-t-elle déçue.

 — Non. La nuit tombe et les chemins sont difficiles. Nous rentrons demain matin.

Elle sourit en s’étirant comme une chatte.

 — Merveille ! Nous avons une grande nuit devant nous ! Et puis là-bas, nous imaginerons bien le moyen de nous rejoindre...

 — Vous ne comprenez pas. Je vous ramène afin que vous ayez quelques jours pour préparer votre retour en Angleterre. La guerre va reprendre d’un jour à l’autre entre ce maudit pays et nous.

 — Et alors ?

 — Comment et alors ? Vous devez rentrer chez vous. Je vous rappelle que vous êtes fiancée.

 — Qu’est-ce que cela me fait ? Je veux rester près de toi !

 — Moi je ne le veux pas. Et cessez de me tutoyer ! La folie que nous avons commise, j’en ai ma large part mais je refuse de la voir s’éterniser. Mes enfants ne vivront pas sous le même toit que ma maîtresse et c’est ce que vous deviendriez. Ils ne le supporteraient pas.

 — Surtout votre précieuse Élisabeth ! Et je croyais que vous m’aimiez !

 — M’avez-vous entendu le dire ? Revenez sur terre, Lorna ! Entre le désir et l’amour il y a un abîme que nous ne franchirons jamais.

 — Quelle sottise ! Voulez-vous parier ?

 — Je ne parie jamais. Quant aux enfants, sachez que c’est Arthur qui a demandé, presque exigé votre départ quand il a su que François Niel devait regagner Londres sur-le-champ. Il voulait que je vienne vous chercher afin que vous puissiez voyager sous sa protection, mais M. Niel n’a pu’attendre...

 — Il a eu parfaitement raison ! Je n’ai aucune envie de rentrer. Si tu ne veux pas de moi aux Treize Vents, je resterai ici, voilà tout !

 — Arthur ne le permettrait pas. La maison est à lui et, de toute façon, vous n’apprécieriez pas longtemps cette solitude.

 — Vous pourriez venir m’y distraire de temps en temps ? Pourquoi ne m’accommoderais-je pas de ce que ma mère acceptait si joyeusement ?... Et moi, je vous donnerai tellement plus qu’elle, parce que moi je suis jeune !

Dans son besoin de triomphe à tout prix, elle venait de dire une sottise mais s’en aperçut trop tard quand une fureur soudaine crispa la figure de Guillaume et fit flamber ses yeux. Instantanément, il fut un autre homme :

 — Vous n’êtes pas la femme que j’ai aimée. Vous n’êtes que vous-même : une pâle copie habitée par le démon de la perversité. Si vous avez espéré un jour la remplacer auprès de moi, vous avez perdu votre temps. Rentrez chez vous ! Allez épouser votre duc ! Moi, je ne vous toucherai plus jamais.

Les mots frappaient comme des balles. A cet instant, il haïssait cette femme dont il avait failli devenir l’esclave. La colère, un vague dégoût aussi éteignaient le désir qui, tout au long du chemin, faisait battre son cœur si lourdement. L’invite trop claire qu’il lisait dans ses yeux troubles et son sourire humide lui produisirent l’effet d’une douche glacée. S’il la gardait auprès de lui, il perdrait son âme...

Le voyant reprendre son manteau posé sur le dossier d’un fauteuil, Lorna voulut s’élancer vers lui mais il la maintint à distance d’un geste impérieux où il mit toute sa volonté et qui la cloua sur place :

 — Restez où vous êtes !

Elle eut un cri de douleur :

 — Tu ne peux pas t’en aller. Où vas-tu ?

 — Passer la nuit à l’auberge. Vous voyez, je rends justice à vos charmes puisque je préfère m’en éloigner. Je reviendrai vous chercher demain matin. Prévenez Perrier !