Et pour la seconde fois en moins de quarante-huit heures, Guillaume reçut en plein visage un pot d’eau froide qui le ramena à la surface des limbes tournoyantes où il se débattait depuis le coup de bâton. Ouvrant péniblement les yeux, il constata que sa situation n’avait rien d’enviable : les mains liées derrière le dos, les chevilles entravées, il était couché sur un sol qu’il sentait se mouiller sous son dos. Sa tête, traversée d’élancements douloureux, sonnait comme un bourdon de cathédrale.
Autour de lui et de la grosse lanterne posée à terre, il y avait un cercle d’ombres hostiles : des hommes aux habits couleur de terre, couleur de boue. couleur de suie comme celle qui les barbouillait sous leurs chapeaux à cuve ou leurs bonnets noirs. Quelques-uns portaient la cape de joncs tressés qui est le manteau de pluie des maraîchins, mais tous gardaient la même immobilité quasi minérale. Ils se tenaient assis, genoux ramenés dans le cercle de leurs bras, et le prisonnier pensa que les assemblées de loups qu’on lui décrivait dans son enfance canadienne devaient ressembler à ça. Sauf, évidemment, que les loups ne portent ni chapelets de buis ni, brodé sur la poitrine, un cœur planté d’une croix grossièrement brodés. Mais les yeux luisaient d’un éclat aussi féroce...
Celui qui venait d’inonder le prisonnier — le seul debout — l’apostropha d’une voix rocailleuse qui ôta le dernier doute de Guillaume. Il croyait bien, en effet, reconnaître cette silhouette à défaut du visage masqué de suie.
— Assez dormi ! ordonna le bandit. Faut avoir l’esprit clair pour recevoir les maîtres...
— Les maîtres ? Tu en as donc d’autres que ces pauvres demoiselles Mauger ? Je les imagine mal dans le rôle de capitaine de brigands...
— T’occupe pas de ça, Tremaine ! A ta place, j’ferais pas trop l’malin. T’es ici pour attendre qu’on te juge...
— Vraiment ? Eh bien attendons !... Cependant j’aimerais bien savoir ce que vous avez fait de la dame qui m’accompagnait, toi et tes pareils ?
— Rien du tout. Même qu’elle est pas loin ! Un coup de main, vous autres !
Deux des « loups » se levèrent, empoignèrent Tremaine sous les aisselles et le traînèrent jusqu’à la muraille où ils l’adossèrent. Alors il vit Lorna.
Elle était juste en face de lui et à peu près dans la même situation, à cette différence près que ses pieds étaient libres mais qu’un chiffon barrait son visage et obstruait sa bouche. Au-dessus du tissu, ses yeux dilatés par la peur ressemblaient à un marais au soleil couchant mais s’ils brillaient c’était surtout parce que des larmes en débordaient pour glisser le long de ses joues. L’image de désolation qu’elle offrait toucha Tremaine.
— Je suis sincèrement navré de vous avoir entraînée dans cette aventure, dit Guillaume en anglais. Tâchez de vous montrer courageuse. Il ne faut pas que ces gens puissent se réjouir avec excès de leur victoire. N’oubliez pas que vous êtes une Tremayne... même avec un y.
Le coup de pied d’Urbain — autant lui donner son nom ! — atteignit Guillaume au creux de l’estomac.
— Défense de parler ! Sinon, c’est le bâillon ! Ou alors, si tu veux causer, cause avec moi. C’est qui cette femme ?
— Ma nièce. La fille de mon demi-frère et elle est anglaise. C’est pourquoi j’usais de sa langue pour la réconforter...
— M’est avis que c’est pas la peine. Les maîtres ont été prévenus ! Ils vont pas tarder. Et vous pourrez vous dire adieu... Mais j’aimerais mieux dans une langue honnête ! Ça s’ra plus amusant !
Guillaume haussa les épaules. Peu désireux d’entretenir un quelconque dialogue avec ce rustre, il ferma les yeux pour mieux réfléchir. Sa nouvelle situation lui avait permis de reconnaître l’endroit où il se trouvait : c’était cette vieille tour à demi-ruinée, proche de la Croix d’Ourville, où jadis Agnès rejoignait Pierre Annebrun au temps où il était son amant. Un lieu caché sans doute mais trop proche de quelques-uns des manoirs gravitant autour de la Pernelle pour qu’il pût servir à autre chose que des rendez-vous occasionnels. Rien n’indiquait un séjour même momentané : aucune trace de feu ou de nourriture. Pas même la paille qui autrefois servait de couche. Seulement un peu d’herbe sèche entre d’antiques pavés disjoints, du lierre et des feuilles apportées par le vent et que l’humidité pourrissait. Le quartier général de la bande — celle de Mariage à coup sûr ! — devait se trouver ailleurs, mais où ? Et qui donc pouvaient être ces « maîtres » dont le malandrin parlait avec tant de révérence ?
C’était ce pluriel qui intriguait Tremaine. Une bande digne de ce nom est aux ordres d’un chef, pas d’une demi-douzaine. Que l’un soit celui qui se faisait appeler Mariage, Guillaume n’en doutait pas et, dans un sens, il était assez satisfait de voir bientôt à quoi il ressemblait, même dans ces circonstances dramatiques. Mais l’autre, ou les autres ?
Près d’une heure s’écoula. En dépit de l’inconfort de sa position, Guillaume l’employa, selon le réflexe normal de qui se retrouve ligoté, à tenter de desserrer la corde qui liait ses mains. C’était d’autant moins facile qu’elle venait d’être mouillée, mais il s’y efforçait tout de même avec une énergie farouche, tantôt tiraillant, tantôt frottant sur une aspérité du mur où il était adossé. En face de lui, Lorna fermait les yeux et il espéra qu’elle s’était endormie.
Ce qu’il ne parvenait pas à comprendre, c’est comment on avait pu s’emparer d’eux si facilement et par quel moyen ces gens avaient été informés du moment de leur retour alors que lui-même n’en était pas certain. Il fallait qu’ils fussent bien renseignés et qu’il y eût donc un traître quelque part. Mais où, mais qui ?...
Au-dehors, une chouette chuinta par deux fois. Une autre, plus proche, lui rendit ce qui ne pouvait être qu’un signal. Les hommes bougèrent. Plusieurs se levèrent au moment où deux silhouettes noires franchissaient la porte basse dont, à cause de la lumière, on avait masqué l’ouverture à l’aide de toile à sacs. Leur vue stupéfia Guillaume : c’étaient un prêtre barbu et une petite femme cachée sous un grand voile de crêpe...
Sa première impression fut qu’on lui jouait là une mauvaise farce, la seconde fut de se traiter d’imbécile et de vouer à l’exécration générale sa propre stupidité, celle de Rondelaire et de tous ceux qui, depuis trois mois, étaient censés traquer les voleurs assassins. C’étaient ses garçons qui avaient raison, qui flairaient juste, mais à la pensée du danger mortel couru par eux en s’approchant de la maison du galérien, Guillaume sentit un filet glacé couler le long de son échine. Les « bonnes demoiselles Mauger » si méritantes et leur saint homme devaient être incapables de la moindre pitié puisque apparemment c’étaient eux les « maîtres » ! Quant au quartier général de la bande, il s’abritait dans une de ses propriétés à lui, Tremaine. Plutôt dur à avaler ! Mais il n’était pas au bout de son chemin de croix : il entendit soudain l’homme de Dieu — vrai ou faux — féliciter Urbain.
— Bien travaillé, garçon ! Et ça n’a pas traîné ! Une vraie chance de les avoir eus cette nuit !
— Oh, si c’était pas c’soir ça aurait été d’main ! On les aurait attendus l’temps qu’y fallait puisqu’on était sûrs qu’y devaient rentrer dans les deux jours.
Un rire alors se fit entendre. Bizarre, grinçant, sardonique, un rire de vieille femme méchante que Guillaume trouva odieux.
— Sans doute mais c’est tellement mieux que ce soit cette nuit ! Ainsi la fête sera complète et j’espère que notre ami va pouvoir la savourer en détail. Tout est prêt là-bas ?
— Vous voulez dire aux Treize Vents ? Y a aucune raison qu’ça cloche. Colas sait c’qu’il a à faire et j’ai envoyé Donatien lui donner un coup d’main. L’manoir et l’écurie c’était un peu trop pour un seul gars !
Le rire inquiétant se fit entendre de nouveau, vrillant les nerfs d’un Tremaine soudain étranglé d’angoisse à la pensée d’une menace sur ceux qu’il aimait. Dans quel foutu piège était-il tombé ? Et qu’est-ce que c’était que ces démons dont il découvrait la présence autour de sa maison ? Colas !... Colas était avec eux ? Et c’était Potentin qui l’avait recruté sur la foi d’une figure honnête arborant un air innocent et des yeux candides ! S’il n’était pas abattu cette nuit, le pauvre vieux ne s’en remettrait certainement jamais ! Quant à lui, Guillaume, au cas où un miracle lui permettrait d’en réchapper, il écraserait ce Colas sous ses poings avec une joie féroce et jusqu’à ce qu’il soit réduit en bouillie !... Un beau rêve sans doute irréalisable : ces truands devaient être bien sûrs de leur fait pour oser prononcer des noms devant lui !... Et ces sacrées cordes qui ne voulaient pas céder !
Cependant, le fantôme noir s’avançait lentement vers Lorna qu’il contempla un instant en silence, goûtant sans doute à sa juste valeur la terreur qui dilatait les yeux de la jeune femme. Guillaume le vit se pencher pour murmurer quelques paroles dont il n’entendit rien mais qui devaient être abominables. Prise de panique, la jeune femme se tordit dans ses liens en poussant une plainte étranglée. Et le rire retentit de nouveau... Guillaume explosa :
— Venez donc me parler à moi, immonde garce ! Cette dame ne vous a rien fait, alors cessez de la tourmenter ! Il faut que vous ayez l’âme aussi repoussante que ce que vous cachez sous votre voile pour vous en prendre ainsi à une innocente...
— Innocente ? Tu es fou, Tremaine ?... Coupable, oui, plus coupable encore que celle dont elle est le portrait et qui t’a aidé à tuer ta femme.
La voix était basse, feutrée, assourdie, pourtant elle éveillait chez Guillaume un vague souvenir, une lointaine réminiscence mais le nom lui échappait encore. La femme poursuivit en venant à lui :
— Tu veux savoir le sort que je lui ai promis ? D’abord, quand tu auras bien joui du grand spectacle, tu pourras en contempler un autre avant de mourir : celui que te donneront mes hommes en lui passant dessus. Après, je te tuerai de ma main pendant qu’on finira de creuser la fosse qui vous attend tous les deux... mais elle sera encore vivante quand on l’y descendra liée à ton cadavre...
— Vous êtes folle ! cracha Tremaine écœuré. Comment des hommes nés de la femme peuvent-ils servir un monstre tel que vous ?
— C’est simple, je leur donne ce qu’ils veulent : des filles et de l’argent pour se faire une vie moins misérable. Quant à moi, je vais m’offrir ce dont j’ai envie depuis bien longtemps. Plus tard, tu seras trop occupé pour en apprécier la saveur...
Le voile glissa soudain, découvrant une figure sans brûlures, sans cicatrices, sans autres traces que celles laissées par dix années qui peut-être comptaient double ; un visage plat, assez joli autrefois mais dont la peau jaunissait, dont les yeux bleus se délavaient, celui d’Adèle Hamel, la cousine de Guillaume et sa pire ennemie, la femme qui avait manipulé la jalousie d’Agnès avant de la dénoncer, de la traquer et de la jeter au bourreau. Adèle que Guillaume avait juré d’abattre et qu’il cherchait depuis si longtemps...
Figé de stupeur et de dégoût, celui-ci restait muet.
— Je vois que tu me reconnais, cousin. Alors embrassons-nous comme de bons parents ! grinça la femme. Tenez-le, vous autres !
Immobilisé par des poignes brutales, Guillaume, impuissant et révulsé, dut subir le baiser vorace que lui imposait l’être qu’il exécrait le plus au monde. Il serra les dents, luttant contre l’envie de vomir, mais quand enfin elle le lâcha, sa réaction fut immédiate : il cracha sur elle. Sans d’ailleurs atteindre son but : déjà le prêtre avait écarté Adèle.
— A mon tour ! grogna-t-il.
— Tu veux m’embrasser, toi aussi ? hurla Tremaine fou de rage.
— Non... moi, je préfère ça !
Son pied frappa au bas-ventre. Asphyxié de douleur, Guillaume se plia en deux, le cœur arrêté, cherchant son souffle. Le misérable allait recommencer quand sa complice le retint :
— Ça suffit ! Tu peux le tuer et ce serait trop tôt !
— C’est juste ! Laissons-le se remettre... au moins le temps de se rappeler qui je suis. Allons, Tremaine, regarde-moi !... Rassemble tes souvenirs !...
— Mes... souvenirs ? haleta Guillaume. Si un... lâche comme vous y figurait... je ne l’aurais sûrement pas oublié !
— Mais tu ne m’as pas oublié, j’en suis certain. Rappelle-toi, voyons ! Ce merveilleux hiver que tu as passé chez moi les jambes brisées, réduit à l’état de larve ? Et ton beau cheval abattu ?... Et cette pauvre idiote de Hulotte qui est allée te chercher du secours ?... Tu vois, je suis comme Adèle : moi aussi j’ai attendu longtemps ma vengeance mais maintenant je la tiens !
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