Nicolas !... Nicolas Valette à présent !... Ah ! certes non, Guillaume n’effacerait jamais de sa mémoire les mois de torture subis dans la bauge de ce demi-fou au cœur d’un marais que des pluies diluviennes faisaient immense, infranchissable27. En dépit des ondes de souffrance qui parcouraient son corps, il revit l’étroit visage blond de la sauvageonne qui avait tout osé pour le sauver...

 — Catherine ! souffla-t-il. Catherine Hulot !...

 — Ah ! Ta mémoire est excellente ! ricana l’autre. Comme c’est bien de ne pas oublier sa bienfaitrice !... Elle, par contre, il y a un bout de temps qu’elle ne pense plus à toi... J’y ai veillé !

 — Qu’est-ce que... tu lui as fait ?

 — Pas grand-chose ! Elle avait un cou de poulet : j’ai pas eu besoin de serrer beaucoup. Le marais a fait le reste : il y a un endroit où la lise avalerait n’importe quoi, même un bœuf. Pas de danger qu’il la rende jamais... Tu ne pensais tout de même pas que j’allais lui pardonner ce qu’elle venait de me faire ?

 — Dire que tout ce qu’elle voulait, c’était te sauver de toi-même, faire de toi un autre homme ! Dire qu’elle t’aimait peut-être ?... Pauvre imbécile que tu es si tu lui préfères cette ancienne furie de la guillotine ! Elle t’y mènera tout droit...

 — On est associés, rien d’autre ! Pourtant, c’est elle qui a fait de moi un autre personnage ! Plus de Nicolas Valette ! Le nouveau « Mariage » c’est moi ! J’ai fait partie de sa bande, jadis, avec quelques-uns. Ça nous a paru intéressant de le ressusciter !

 — Tu ne ressuscites rien du tout ! Personne n’y a cru ! Mariage était un chouan dévoyé. Toi tu n’es qu’un assassin...

Excédé, Guillaume referma les yeux. Il découvrait que l’enfer pouvait être lassant :

 — Finissons-en ! exhala-t-il. Je vous ai assez entendus...

 — En finir maintenant ? fit Adèle. Il n’en est pas question ! Tu n’as pas encore dégusté le plat de résistance. Et puis ce n’est pas gentil pour ta belle amie : souviens-toi de ce que je lui ai promis !... Qu’est-ce que tu veux le Claude ?

La dernière phrase visait un homme qui venait d’entrer.

 — Je crois qu’ça commence, dit-il. On voit un peu de fumée...

 — Quel bonheur !... Eh bien nous allons voir ça ! Un peu d’aide, mes amis, pour que M. Tremaine puisse venir se réjouir avec nous !

Les chevilles et les mains libérées mais traîné plus que porté par le faux prêtre et un autre malandrin à face noire à cause de sa difficulté à marcher, Guillaume se retrouva dehors. Sous le couvert des branches, la lune très haute à présent — il devait être près de minuit — découpait des ombres capricieuses. On l’emmena jusqu’à un gros rocher commandant une trouée dans le bois. Deux hommes en manteau de jonc attendaient là, appuyés à la pierre, bras croisés : les aides du bourreau avant l’arrivée du condamné...

En fait il s’agissait d’une garde plus que d’une assistance : le roc, assez plat, n’était ni très haut ni très difficile à escalader. Quand il y fut, cependant, toujours flanqué de Nicolas et de son complice, Guillaume comprit pourquoi on l’avait conduit là : juste en face de lui, le rayon blafard faisait luire faiblement les ardoises du clocher de la Pernelle à demi caché par un panache de fumée noire qui lui arrêta le cœur. En dépit de la distance que la nuit faussait, il crut distinguer comme les premières lueurs d’un feu d’artifice : des jets de scintillements encore faibles mais qui, avec le vent nocturne, n’allaient pas tarder à s’amplifier. Et le doute, malheureusement, n’était pas possible : c’était sa maison qui brûlait...

Il banda ses muscles pour échapper à ses tortionnaires, courir là-bas, donner l’alerte puisque apparemment ceux des Treize Vents ne paraissaient s’apercevoir de rien. Ce clocher stupide était muet alors qu’il aurait dû sonner le tocsin. Le feu ! La pire terreur des gens de la terre, le feu était chez lui... et lui était là, spectateur impuissant d’un drame qui le ravageait... mais sa réaction était prévue : on le tenait bien.

Le rire d’Adèle se fit entendre à nouveau, dément, démoniaque :

 — C’est beau, hein ? Et ça ne fait que commencer parce que dis-toi bien que tout va flamber : la maison, les gosses, les vieux, les chevaux, tout le saint-frusquin !

Poussé par le besoin de se convaincre lui-même, Guillaume cria :

 — Ne vous réjouissez pas trop vite ! Vous vous imaginez que les gens d’ici vont laisser flamber les Treize Vents sans rien tenter pour leur venir en aide ?

 — Possible ! siffla Nicolas. Probable même... mais trop tard !... Oh. on sauvera peut-être quelques pans de murs mais quand ta petite famille s’apercevra que le feu est dans la maison, elle ne pourra pas sortir de ses chambres ! Colas aura mis des cales sous les portes et coincé les fenêtres avant d’allumer. On les entendra peut-être crier d’ici ?... Drôle, hein ?... Tiens, regarde ! Regarde la belle flamme si elle monte bien ! Oh ! que c’est beau !

Une longue langue de feu léchait le ciel à présent, déchaînant chez Tremaine une de ces réactions de fureur sacrée comme en connaissaient les vieux Vikings, ses ancêtres, quand, en se lançant dans la mêlée, ils invoquaient Odin pour qu’il entre en eux et les gonfle de sa puissance. D’un violent coup d’épaule, il déséquilibra l’un de ses gardes qui glissa et tomba du rocher une demi-seconde avant que le faux prêtre ne connaisse le même sort. Puis Guillaume sauta en aveugle, éprouva en touchant le sol une douleur aiguë dans sa mauvaise jambe mais, s’efforçant de se relever, il se jeta à plat ventre sous les épais buissons d’un hallier voisin et se mit à ramper. Il connaissait bien la région. S’il pouvait arriver jusqu’au manoir d’Ourville, il serait peut-être possible de sauver les enfants... Mon Dieu, les enfants !... Mon Dieu venez à leur aide ! Au moins eux !... au moins eux !

Il croyait les entendre l’appeler tandis qu’il se traînait dans les fourrés pour tenter d’échapper à ceux qui se jetaient déjà à sa poursuite. L’effet de surprise n’avait pas duré longtemps !... Sa jambe et son ventre lui infligeant une trop grande souffrance pour qu’il pût aller vite. En outre, sa seule chance était de ne pas faire de bruit. Les dents serrées, tendu par la volonté de réussir, insensible même à la déchirure d’une de ses joues par une branche de houx, il avançait. Pas une seconde, à cet instant, il ne pensa revenir afin d’aider Lorna restée dans la vieille tour. C’eût été se précipiter dans la gueule du loup. Et puis seuls comptaient les enfants ! Ce n’était pas sa propre vie qu’il voulait sauver en tentant une évasion, c’était la leur, la seule précieuse ! La seule qui lui insufflât le courage d’avancer encore et encore...

Et ce fut juste au moment où une toute petite lueur d’espoir commençait à vaciller en lui qu’une voix pareille à la trompette du Jugement dernier éclata au-dessus de sa tête :

 — Eh, vous autres ! Je l’ai trouvé. Qu’est-ce que j’en fais ?

 — J’arrive ! On va le ramener bien doucement. Doit pas mourir avant qu’l’incendie soit fini...

Un élan désespéré jeta Tremaine sur l’ombre épaisse dressée devant lui. Il le percuta de toutes ses forces. L’homme se plia en deux avec un beuglement mais Guillaume n’eut qu’une seconde pour se réjouir de cette pauvre victoire. Tout de suite après il était maîtrisé, reconduit au lieu de son supplice mais, cette fois, on se contenta de le maintenir debout contre le rocher : les progrès du feu le rendaient visible de cet endroit. Un panache de fumée, une haute langue de feu masquaient la maison.

Ce qu’endura Tremaine dans l’heure qui suivit n’a de nom dans aucune langue. L’incendie ne cédait pas, ne faiblissait pas. Transi d’horreur, le malheureux se sentait devenir fou. Il croyait entendre les plaintes des agonisants, humains ou animaux, sortant du cœur flamboyant mais, en fait, il n’entendit que le tocsin enfin réveillé, ce redoublement sinistre d’une cloche qui ne chante plus, qui appelle au secours. Et aussi deux coups de feu inexplicables...

Pourtant il ne disait rien, ne gémissait pas, n’insultait même pas ses bourreaux. Il n’en avait plus la force. Seules les larmes qui roulaient le long de ses joues creuses trahissaient sa souffrance...

Le contraste entre cette douleur muette et la joie volubile de la femme et de son complice qui ne cessaient d’évoquer d’affreuses images finit par toucher l’un des hommes.

 — Ça suffit peut-être ! grogna-t-il. Vous vous êtes assez amusés et la nuit s’avance. Faudrait peut-être songer à en finir !

 — Tu en as déjà assez, Godin ? fit Adèle. Tu oublies que son Daguet t’a jeté à la porte de ses écuries sous prétexte que tu buvais et que ça te rendait brutal...

 — Il l’a fait mais j’en a tout d’même assez vu !

 — Et puis il y a la fête qui t’attend dans la tour ? C’est à la belle fille que tu penses, hein, gredin ?... Bon, tu as raison : laissons cramer la bicoque et passons à un autre genre de distraction... Il faut d’ailleurs que je rentre avant le jour : ma pauvre sœur pourrait s’inquiéter la sotte !

Guillaume se laissa remmener vers la tour. Dans ce désarroi, quelques questions subsistaient : comment faire pour épargner à Lorna, la dernière vivante, l’abomination qu’on lui réservait ? Comment la tuer sans armes et avec des mains liées — on les lui avait attachées de nouveau — derrière le dos ? Et surtout comment mourir — la seule chose qu’il désirât désormais ! — en sachant le sort ignoble qu’on lui destinait ? Pourrait-il obtenir d’être jeté vivant dans la fosse avec elle ? La mort serait plus rapide...

Mais ce fut quand on atteignit la tour qu’il se crut vraiment la proie du délire. Les malandrins qu’on y avait laissés, ceux qui gardaient, ceux qui creusaient la tombe, n’étaient plus là. Le cri de fureur d’Adèle lui fut une douce musique :

 — Où sont passés ces imbéciles ? Si c’est comme ça qu’ils protègent...

La phrase s’étrangla dans sa gorge. Des buissons et des arbres une foule armée de faux, de piques, de haches et de couteaux venait de surgir et enveloppait les faux chouans. De la tour elle-même ce fut M. de Rondelaire qui surgit, un pistolet à chaque main. Il eut pour Tremaine effaré un sourire aussi placide que s’il le rencontrait sur le port de Saint-Vaast :

 — Pas trop de mal ?

 — Moi non mais... les miens, la maison...

 — Ils vont à merveille les vôtres ! Quant à la maison elle n’a pas de gros dégâts... et seulement intérieurs...

 — C’est impossible ? Voilà bientôt une éternité que ça flambe.

 — Vous aurez à reconstruire vos écuries — les chevaux sont indemnes bien sûr ! — mais il fallait entretenir l’illusion pour nous donner le temps d’arriver. Une chose est certaine : vous devez une fière chandelle à votre fils Arthur. C’est lui qui a sauvé les Treize Vents...

 — Et ma nièce ? Où est-elle ?

 — On la transporte chez vous en ce moment. Elle n’a que des égratignures mais elle a été très ébranlée par ce qu’elle vient de vivre. Le docteur Annebrun qui est là-bas s’occupera d’elle... Autant vous le dire tout de suite : pour l’instant il s’occupe de votre Clémence qui a été proprement assommée...

Posant ses pistolets, il tira un couteau de chasse de sa ceinture et trancha les liens de Guillaume qui, sous le coup d’une immense bouffée de joie, venait de se laisser tomber sur un amas de pierres, complètement vidé de ses forces. Puis, sortant de sa poche une petite gourde pleine d’eau-de-vie, il la lui offrit :

 — Avalez-en un bon coup ! Vous en avez besoin. Quant à ce qui s’est passé, je vous le raconterai tout à l’heure. Pour l’instant nous avons à rendre la justice...

 — Qu’allez-vous faire ?

 — Brancher tout ce joli monde... comme au bon vieux temps !

 — Sans jugement ?

D’un geste plein d’ampleur, Rondelaire embrassa le cercle farouche des paysans éclairé par la lumière jaune des lanternes que certains portaient à bout de bras. Le fer des haches et des faux luisait sinistrement entre leurs mains mais moins que les braises sombres de leurs regards implacables.

 — Si l’on veut que l’ouvrage soit bien fait, il faut l’exécuter soi-même. Aucun de ceux-là n’admettrait que l’on perdît du temps pour aller chercher les gendarmes de Valognes ou pour leur amener le gibier à qui peut-être la route donnerait des occasions d’échapper. Et puis... outre que les temps sont encore incertains, nous sommes les gens du bout du monde, nous autres, habitués depuis longtemps à nous défendre seuls. Vous le savez bien d’ailleurs. Ces forbans ont commis trop de crimes pour mériter autre chose que la mort : ils vont l’avoir !

Les membres de la « bande à Mariage » étaient à présent solidement ligotés. En voyant leurs gardiens préparer des cordes dont la destination ne faisait aucun doute, ils se mirent à protester, à gémir, à hurler, à insulter, offrant un spectacle assez répugnant pour étouffer toute velléité de pitié. Seule Adèle était bâillonnée avec le linge ayant servi à Lorna : ses hurlements hystériques étaient intolérables. Guillaume la désigna d’un mouvement de tête :