— Celle-là aussi ?

L’ancien officier de justice haussa les épaules.

 — Pourquoi ne subirait-elle pas le sort commun ? Ne me dites pas que vous souhaitez l’épargner après tout ce qu’elle a fait ?

 — Pensez-vous que je puisse oublier qu’elle a dénoncé ma femme, qu’elle était au pied de l’échafaud pour se réjouir de sa mort et l’insulter, qu’enfin elle voulait, cette nuit-même, assassiner mes enfants par le feu ? Depuis dix ans je la cherche en me jurant de la tuer de mes mains...

 — Souhaitez-vous donc procéder vous-même ? fit Rondelaire surpris.

 — Non, mais je pense qu’auparavant nous devrions peut-être l’interroger. Les crimes de ces misérables ont eu lieu dans des endroits divers souvent éloignés les uns des autres. Sommes-nous certains de tenir toute la bande ? Il manque au moins l’autre « demoiselle Mauger »...

 — Elle doit être arrêtée à cette heure. J’ai envoyé du monde. Nous saurons par elle ce que nous avons besoin de savoir..

 — Pas grand-chose peut-être. Avant votre arrivée miraculeuse, cette... créature disait qu’elle allait devoir rentrer vite à cause de sa « sotte de sœur » qui s’inquiétait sans doute...

 — Elle pourra au moins nous apprendre comment Adèle Hamel est devenue Eulalie Mauger. Maintenant, si vous y tenez vraiment...

 — Non, coupa Tremaine. Vous avez raison. Finissons-en et le plus tôt sera le mieux !

 — Sage décision ! soupira Rondelaire qui savait ne pouvoir retenir encore longtemps le besoin de vengeance de ses hommes. On dit que la voix du peuple, c’est la voix de Dieu ; c’est donc sa justice qui va s’exercer ici. Allez, vous autres ! cria-t-il.

Ce fut rapide : en quelques instants, une douzaine de corps se balançaient aux arbres. Le faux prêtre mourut en vomissant des injures contre la Terre entière et après avoir craché à la figure de sa complice :

 — Toi et tes idées tordues ! On aurait pu continuer encore un moment, devenir très riches et même assez puissants pour attaquer les Treize Vents en force, tuer tout le monde et piller tranquillement la maison avant d’y foutre le feu, mais toi, ce que tu voulais surtout, c’était Tremaine et sa garce. Et tu les voulais tout de suite. Ah, les femmes ! à

Et il cracha. Adèle ne l’entendait même pas. Débarrassée de son bâillon, elle se tordait, écumait, hurlait des injures, en proie à une crise de nerfs si terrible que les hommes chargés de l’exécuter se signèrent, persuadés qu’elle était possédée du démon. Elle mourut la dernière...

Quand tout fut fini, on déposa son corps dans la fosse déjà prête :

 — Par respect, expliqua M. de Rondelaire à Guillaume, pour le sang de votre grand-père à tous les deux : Mathieu Hamel, le digne et honnête saulnier de Saint-Vaast. Quant aux autres, ajouta-t-il en désignant les fruits sinistres des arbres, les gendarmes que je vais prévenir s’en chargeront demain. Venez, à présent ! Je vous ramène chez vous.




Les coqs se répondaient à travers la campagne lorsque Guillaume revit sa maison. Dans la nuit profonde qui précède l’aube, l’énorme tas de bois qui, avec les écuries, avait permis de faire croire que la totalité des Treize Vents flambait rougeoyait encore. Des flammèches noires, duveteuses et grasses voltigeaient semblables à des mouches. Une petite brise les portait jusqu’aux grands murs clairs, un peu ternis, un peu souillés peut-être, mais intacts. Guillaume alors éclata en sanglots mais c’était de soulagement.

Il y avait foule. Cependant, à travers ses larmes, il ne vit qu’Élisabeth, Adam et Arthur, ses enfants, qui accouraient vers lui. Eux aussi portaient les traces du combat mené durant cette nuit terrible, mais leurs yeux scintillaient de la même lumière, du même bonheur. Guillaume alors ouvrit les bras pour les envelopper tous les trois d’un amour qui ne distinguait plus, qui les unissait en effaçant toute différence. Pour la première fois il eut la conscience aiguë, presque douloureuse, de recréer avec eux le trèfle ancestral28... Il était la tige et eux les tendres feuilles à la riche verdure...

 — Père ! dit Élisabeth. C’est Arthur qui nous a sauvés...

 — Je sais... on m’a dit !... Pas dans les détails, évidemment !... Oh, mon fils, que soit béni à jamais le jour qui t’a ramené à ton pays natal !...

Mais les instants d’émotion n’étant guère le fait d’Arthur, il se mit à rire :

 — Je ne mérite pas tant de compliments ! Si j’ai été le seul à pouvoir sortir de ma chambre, c’est tout bonnement parce que je n’y étais pas. Il se passait des choses bizarres chez Lorna et je voulais en avoir le fin mot... Ça peut être intéressant de chasser les fantômes...




Vers onze heures du soir, en effet, Arthur, enfermé dans la chambre de Lorna en compagnie d’une part de tarte subtilisée à la cuisine et d’une paire de pistolets prise chez Guillaume, commençait à trouver le temps long.

Les bruits de la maison cessaient l’un après l’autre. Tout le monde devait dormir à l’exception peut-être de Clémence dont il savait qu’elle s’attardait longtemps à tricoter près de son âtre. En général avec Potentin mais, ce soir, le vieil homme souffrait de la gorge et elle l’avait envoyé au lit avec une tisane.

L’obscurité n’était pas totale dans la pièce où s’attardait le parfum d’une jeune femme élégante. La lune donnait à plein, dehors. Elle allongeait sur le sol un rayon pâle glissé entre les volets intérieurs simplement poussés. Assis sur le pied du lit, le jeune veilleur sentit que le sommeil le gagnait et se demanda combien de temps il pourrait garder les yeux ouverts. Pour s’occuper, il mangea son gâteau, mais le regretta aussitôt parce qu’à présent il avait soif...

Pensant alors à la carafe d’eau restée dans sa chambre, il entreprit d’aller la chercher : il avait juste à traverser le large couloir, sa porte et celle de Mr Brent se trouvaient juste en face. Et c’est quand il sortit de sa cachette qu’il sentit la fumée...

Elle venait de l’escalier d’où montaient des lueurs. « Le feu ! pensa-t-il. Il y a le feu à la maison !... Quelqu’un a dû commettre une imprudence. »

Sans faire plus de bruit qu’un chat — il s’était déchaussé avant d’aller prendre sa garde — , il courut à l’escalier, le descendit à moitié et, là, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête : l’un des valets, Colas, était en train d’empiler de petits meubles sur le tas de papiers et de bois qu’il venait d’allumer.

Le premier mouvement du jeune garçon fut de s’élancer sur l’incendiaire, mais il était de ceux qui savent garder leur sang-froid en face d’un péril. Contre cet homme solide il n’était pas de force. Il pensa aux pistolets restés sur le lit de sa sœur. En même temps, il décida de prévenir Jeremiah : à eux deux, ils n’auraient aucune peine à maîtriser le malandrin.

Le jeune précepteur, il le savait, ne fermait jamais sa porte. Cette fois, le vantail bougea sans s’ouvrir. Arthur vit alors la cale et comprit que l’on était en train d’essayer de les assassiner tous...

Sortir Brent de son lit, lui expliquer ce qui se passait et le nantir d’un pistolet fut l’affaire d’un instant :

 — Il doit y avoir des cales sous toutes les portes, chuchota Arthur. Allez vite les enlever et rejoignez-moi en bas, mais surtout pas de bruit avant que vous ne m’entendiez !

Prenant tout juste le temps de glisser ses pieds dans des pantoufles, le précepteur fit signe qu’il avait compris et suivit son élève dans un envol de chemise de nuit blanche. Arthur retourna vers l’escalier qui s’emplissait d’une épaisse fumée. Elle lui servit à masquer son arrivée et lui permit de tomber comme la foudre à bonne portée de l’incendiaire sans presque respirer.

 — Les mains en l’air ! cria-t-il. Et ne fais pas l’imbécile : je tire très bien.

En face de la gueule noire de l’arme, le misérable sursauta, mais constatant qu’elle était entre les mains d’un enfant, il eut un petit rire et tourna les talons. Il ouvrait la porte quand Arthur tira. Atteint au genou, Colas s’effondra avec un cri de douleur.

Ce fut comme un signal. La maison reprit vie. A la suite de Jeremiah, une théorie de fantômes blancs qui toussaient à s’arracher la gorge descendait l’escalier : Adam, Élisabeth, Potentin menant au bout d’un fusil l’autre valet Valentin qui, titubant de sommeil, protestait de son innocence d’une voix lamentable, enfin Béline, Lisette et Kitty.

Affolées par les flammes, les femmes se ruèrent dans la cuisine pour y chercher de l’eau. Élisabeth en ressortit épouvantée : Mme Bellec gisait sur les dalles, sa coiffe blanche tachée de sang. Il fallait le docteur et vite ! Béline ne suffirait peut-être pas à la tâche...

Soudain, par la porte principale ouverte, Arthur aperçut la langue rouge d’une flamme et poussa un cri étranglé :

 — L’écurie !... Elle aussi...

Jetant son pistolet inutile, il arracha le fusil des mains de Potentin et se rua sur le perron. L’incendie commençait seulement mais les bêtes enfermées à l’intérieur hennissaient déjà de terreur. Arthur vit aussi un homme armé d’une torche qui allumait un tas de paille contre un mur. Alors, sans plus réfléchir, le jeune garçon épaula et fit feu. La balle frappa l’incendiaire en pleine tête. Il s’écroula sans un cri...

 — Bravo ! applaudit farouchement Élisabeth qui rejoignait son frère. Tu l’as tué net et je crois...

 — Pas le temps de causer ! Va libérer Daguet et les autres. On a dû coincer aussi leurs portes si j’en crois le sabbat qu’ils mènent. Moi, je sors les chevaux...

Abandonnant son arme, il fonça tête baissée vers l’entrée de l’écurie obstruée par la fumée sans souci du danger que les chevaux fous de peur allaient lui faire courir, mais il les aimait trop pour ménager sa peine et même sa vie... Heureusement Daguet et deux garçons le rejoignirent rapidement. Alors, voyant que l’on n’avait plus besoin d’elle — les gens de la ferme accouraient avec des seaux d’eau — , Élisabeth revint vers la maison d’où s’échappaient des vagues de fumée noire, pour aider ceux qui à l’intérieur s’efforçaient de circonscrire le sinistre. En haut du perron Potentin faillit la renverser : emporté par la plus violente fureur qu’il eût jamais éprouvé, il traînait après lui le valet qui, le genou fracassé, hurlait de douleur. Arrivé au bas des marches, il le laissa s’étaler sur le sable et l’y cloua d’un pied posé sur sa poitrine. Puis il tira de sa ceinture le pistolet qu’il venait de prendre à Jeremiah Brent.

 — Écoute-moi bien. saloperie de vermine ! Ou tu me racontes tout et vite ou je te loge une balle dans le ventre. Ça fait très mal et tu mettras longtemps à crever.

 — Si je parle... les autres... me feront mon affaire.

 — Si tu te dépêches, ils n’en auront pas le temps. Dis-moi tout et je tâcherai de t’éviter la corde. Mais n’essaies pas de mentir !

L’interrogatoire commença : serré, brutal, précis, ne laissant aucun détail au hasard, mais rapide. Colas, épouvanté par la figure du vieux majordome devenue vraiment démoniaque, ne cacha rien, se hâtant même de révéler que la fin de l’incendie serait le signal pour la mort de Tremaine.

 — Vaudrait mieux laisser brûler au moins l’écurie, hasarda-t-il dans l’espoir d’attendrir un peu son bourreau, sans ça vous l’retrouverez pas vivant, le maître !

Du monde arrivait de partout. Il en venait du hameau de la Pernelle d’abord dont l’église appelait à l’aide par la voix du tocsin, de Rideauville, d’Anneville, du Vicel et même de Saint-Vaast avec, en tête, le docteur Annebrun qui avait vu l’incendie au moment où il rentrait chez lui. En même temps apparurent M. de Rondelaire et ses gens. Il organisa aussitôt l’expédition pour secourir Tremaine tandis que l’on allumait le bûcher destiné à tromper les assassins. Manœuvre curieuse pour qui regardait de loin, comme les vieux de Saint-Vaast qui ne comprenaient pas pourquoi les gens des Treize Vents, au lieu d’éteindre leur feu, en allumaient un autre. Il est vrai qu’avec les étonnants Tremaine, on pouvait s’attendre à tout et à n’importe quoi ! L’histoire eut d’ailleurs la vie dure : même quand on sut la vérité, on en parla longtemps autour des cheminées, à la veillée...




Le jour se leva enfin, pâle et gris, timide comme s’il avait honte d’éclairer ce qui était tout de même un désastre. Murs encore fumants, poutres calcinées, ferronneries tordues, il ne restait presque rien des belles écuries dont Tremaine était si fier. La vague des amis, des sauveteurs bénévoles, de tous les braves gens venus au secours des Treize Vents se retirait lentement, presque à regret, comme si tous ces cœurs dévoués déploraient de ne pouvoir faire plus...