Étayé comme autrefois sur ses béquilles retrouvées — Pierre Annebrun avait diagnostiqué et bandé une superbe entorse — , Guillaume Tremaine faisait le tour des décombres entre son médecin résigné à le laisser marcher et Rose de Varanville. Elle aussi était accourue dans la nuit, à cru sur un cheval qu’elle n’avait pas pris le temps de seller, emmenant avec elle ses paysans et ceux de ses écuries qui, à présent, ramenaient au château la cavalerie des Treize Vents désormais sans toit.

Après ses enfants, c’était elle que Guillaume avait vu la première, pâle et belle dans sa tenue d’amazone noire sur laquelle flottait sa chevelure dénouée. La voir lui avait causé une joie d’une infinie douceur parce que ses grands yeux couleur de jeunes feuilles étaient noyés de larmes lorsqu’elle vint à lui. Alors, il l’avait prise dans ses bras sans dire un mot, simplement heureux de sentir contre ses lèvres la fraîcheur de sa peau, la senteur légère de sa chevelure après toute cette horreur. Elle était la vie, elle était la vérité ! A cet instant il connut la certitude de l’aimer vraiment, de n’aimer qu’elle, de ne vouloir qu’elle par-delà les tentations basses et les appétits vulgaires. Aucune femme ne la valait sur cette Terre et, s’il ne pouvait la conquérir, aucune femme n’occuperait auprès de lui la place qu’il brûlait à présent de lui offrir. La mort qu’il venait de voir de si près donnait le prix exact des années à venir... si Dieu voulait bien lui prêter vie !

 — Tu devrais rentrer, conseilla le médecin. Cette inspection pouvait attendre quelques heures...

 — Peut-être mais je tenais à me rendre compte dès maintenant. Les dégâts sont sérieux, les écuries en ruine et la maison abîmée, mais c’est au fond sans importance puisque tout le monde est sauf. Je vais réparer, reconstruire, replanter... Vous m’aiderez, Rose ? murmura-t-il à la jeune femme qui lui offrit son rayonnant sourire :

 — Quelle question ! fit-elle. Bien sûr, je vous aiderai et avec d’autant plus de joie que ce qui vient de se passer, si cruel que ce soit pour vous, permet de purger le pays tout entier d’un affreux péril. Il n’y a plus de menace sur nos maisons, plus de menace sur les Treize Vents. Nous venons de vivre la dernière...

Possédait-elle donc un pouvoir magique cette femme pure et droite qu’aucune souillure ne semblait capable d’atteindre ? Tandis qu’elle parlait, un étroit pinceau de lumière pâle perça la couverture de nuages, un faible rayon de soleil qui joua un instant dans les boucles cuivrées de Rose avant de s’éteindre. Guillaume, alors, prit sa main pour y poser un baiser très doux.

 — S’il devait y en avoir d’autres, j’aimerais tant que nous puissions les affronter ensemble, dit-il si bas qu’elle seule l’entendit.

Elle ne répondit qu’en rougissant un peu.

 — Avant de rentrer, dit le docteur, je vais m’assurer que la dose d’opium administrée à ta nièce est suffisante. Quand on l’a ramenée, j’ai bien cru qu’elle était en train de devenir folle...

Désagréablement impressionné, Guillaume lui jeta un regard noir. C’était bien le moment d’évoquer Lorna alors que son unique envie était de l’oublier !...

Tendant une de ses béquilles au malencontreux médecin, il prit le bras de Rose et revint avec elle vers la maison.

Troisième partie

LA FEUILLE ARRACHÉE

CHAPITRE XIII

UN COUP DE TONNERRE

En dépit de ce qu’il venait de subir, Guillaume ne s’accorda pas un instant de repos. Les blessures des Treize Vents le rendaient à la fois enragé et très malheureux. Il voulait réparer au plus vite. Aussi, pas question d’aller se coucher avant d’avoir convoqué d’urgence M. Clément, son architecte de Valognes, ainsi que le menuisier Barbanchon et le maçon Maillard, tous deux de Saint-Vaast. Il leur écrivit sur-le-champ. Une autre lettre, que le plus dispos des garçons d’écurie emporta à Valognes avec le billet destiné à M. Clément, informait M. Lecoulteux du Moley, banquier et ami de Tremaine, de ce qui venait de se passer et réclamait la mise à disposition d’importantes liquidités... Celle-là prendrait la malle de Paris.

Une espèce de fièvre froide possédait le maître. Au point de lui rendre quasi insupportable le silence qui régnait dans une maison dont presque tous les habitants dormaient du sommeil des bêtes harassées : les enfants et Mr Brent chacun dans sa chambre, Lorna et Mme Bellec sous l’influence des calmants dispensés par le docteur Annebrun et les rescapés des écuries — ceux tout au moins qui n’étaient pas partis pour Varanville — dans les logis où l’on avait réussi à les caser. Seule Béline, décidément indestructible, officiait à la cuisine en compagnie de Mlle Lehoussois arrivée à l’aube dans sa charrette avec son âne et tout ce dont blessés ou malades pouvaient avoir besoin en fait d’onguents, de charpie et de tisanes. Elles s’affairaient à préparer le bon repas qui réparerait bien des forces.

Son courrier expédié, Guillaume rêvait dans son grand fauteuil de cuir noir quand sa vieille amie entra, porteuse d’un plateau chargé d’une cafetière et de deux tasses.

 — Tu dois être mort de fatigue, dit-elle. Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ?

 — Parce que je ne pourrais pas tenir dans mon lit. Il y a trop d’idées qui trottent dans ma tête. Je dormirai la nuit prochaine.

 — Elle est encore loin, mais je sais que cela ne servirait à rien de te sermonner alors je viens boire un peu de café avec toi. A moins que je ne te dérange ?

 — Me déranger quand je suis si heureux que vous soyez là ?

 — Il est normal que je t’aide quand tu en as besoin. Vous êtes toute ma famille, les petits et toi...

Après les avoir servis tous les deux, elle alla s’asseoir avec sa tasse au coin du feu.

 — As-tu envie de parler de la nuit dernière ou préfères-tu te taire ? demanda-t-elle au bout d’un moment de silence.

 — J’ai envie de parler mais pas de la nuit dernière parce que je veux m’efforcer de l’oublier le plus vite possible. C’est l’avenir seul qui m’intéresse. Après cette abomination, je le veux plein de joie, rayonnant.

 — Tu vas te dépêcher de reconstruire ? Tu parais même bien pressé.

 — Oui. C’est par là qu’il faut commencer. Je veux rendre leur beauté aux Treize Vents, bâtir pour tous un nouveau bonheur...

 — Tu te comprends dans ce « tous » ?

 — Je compte même y tenir le premier rang. Peut-être parce que j’ai failli tout perdre, j’ai compris cette nuit qu’il me restait une chance, une seule de connaître quelques années heureuses avant de mourir et c’est pourquoi je suis si pressé.

 — Je ne vois pas le rapport ?

 — Vous allez le voir : le jour où nous fêterons la restauration des Treize Vents, je demanderai à Rose si elle veut bien consentir à devenir ma femme...

Mlle Anne-Marie ne répondit rien mais, entre ses vieilles mains toujours si habiles et si sûres, la fragile porcelaine frémit, tinta. Elle ferma les yeux pour cacher son émotion. Sans parvenir cependant à retenir une larme qui bouleversa Guillaume. Quittant son fauteuil, il clopina jusqu’à sa vieille amie et se laissa tomber sur la petite chaise basse où Élisabeth aimait à s’asseoir quand elle était enfant.

 — Cela vous fait tant de peine ? murmura-t-il, inquiet.

 — Mais non, imbécile ! Si je pleure c’est de joie ! Mais pourquoi ne t’es-tu pas décidé plus tôt ?

 — Oh, vous devez bien vous en douter ! Jusqu’à la mort de Marie, j’espérais toujours qu’elle me serait rendue, mais j’ai compris depuis que je n’y croyais pas vraiment. Peut-être parce que je n’en souffrais pas autant que je voulais le croire ; peut-être parce que Rose était là. Il me suffisait d’aller vers elle pour avoir son sourire, sa chaleur... Maintenant...

 — Maintenant tu as peur qu’un autre ne te l’enlève ? Ton ami canadien par exemple ?

 — Vous savez ça ? Comment avez-vous fait ? Vous étiez au fond de votre lit avec une énorme bronchite durant tout le temps où la variole a sévi, ce qui vous a empêchée de venir ici !

 — Si Mahomet ne va pas à la montagne, la montagne ira à Mahomet, cita-t-elle d’un ton sentencieux. En l’occurrence Potentin jouait très convenablement le rôle de la montagne quand il se rendait aux commissions. Cela dit, rien ne me ferait plus plaisir que ce mariage. Seulement...

Son hésitation trouva aussitôt un écho angoissé dans le cœur de Guillaume :

 — Vous craignez que Rose ne me refuse... qu’elle ne réponde pas à mes sentiments ?

 — Je suis presque certaine qu’elle t’aime, elle aussi, et cela depuis qu’elle est descendue de voiture le jour de Noël. Je vous revois tous les deux quand tu as baisé sa main. Elle était jolie comme un cœur, toi éperdu d’admiration... et elle en était tellement heureuse !

 — Donc vous m’approuvez ?

 — Sans hésiter. Pourtant laisse-moi te donner un conseil : arrange-toi pour renvoyer la fille de Marie en Angleterre dès qu’elle sera remise ! Tu ne peux pas demander à Rose d’entrer dans ta maison tant que la fille d’une autre — et quelle autre ! — y sera. Et je crains que de ce côté-là tu n’aies un problème.

 — Pour quelle raison ? Après ce qu’elle vient de subir, elle souhaitera certainement regagner des eaux plus calmes et surtout plus éloignées. En outre, son fiancé doit commencer à trouver le temps long...

La sage-femme se leva et vint poser ses mains sur les épaules de Guillaume, plantant dans ses yeux un regard singulièrement pénétrant.

 — N’essaie pas de te donner à toi-même des raisons auxquelles tu ne crois pas ! Tu sais pertinemment que ce sera difficile parce que tu as été assez stupide... ou assez faible pour en faire ta maîtresse.

 — Elle n’est pas ma maîtresse ! protesta Guillaume. J’avoue... que nous avons passé une nuit ensemble, aux Hauvenières, une seule ! Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je l’ai regretté aussitôt et, lorsque je suis retourné la chercher, je suis allée coucher à l’auberge de Port-Bail. Elle sait que je ne l’aime pas et que je désire son départ.

Mlle Lehoussois laissa retomber ses mains, haussa les épaules et soupira :

 — Souhaitons que tu l’obtiennes ! Il le faut... pour elle autant que pour toi. Elle pourrait être en danger ici.

 — En danger ? grogna Tremaine incrédule.

 — Pas de la vie mais peut-être de la raison ! Tu seras bientôt le seul à ne pas le savoir, Guillaume, mais il se passe dans ta maison des choses bizarres...

Et de répéter les récits de Mme Bellec et de Potentin sur les étranges événements de la nuit de Noël, sur le portrait qui ne restait pas accroché au mur d’Arthur et sur les inquiétudes de Kitty.

 — As-tu demandé à Arthur la raison de sa veille dans la chambre de Mlle Tremayne la nuit dernière ? conclut-elle.

 — En effet ! Il nous a tout raconté. Cependant cette histoire de robes décrochées et entassées me paraît délirante. Quel fantôme — si fantôme il y a ?

 — s’amuserait à de pareilles sottises ?

 — Je suis d’accord avec toi. Ça me paraît beaucoup et il est possible qu’il y ait eu là une main humaine, mais il n’en reste pas moins que l’esprit d’Agnès morte sans repentir et de mort violente s’attache à ces murs qu’elle voulait garder par-dessus tout et même contre toi. Elle haïssait trop Marie pour que sa haine ne s’attache pas aussi à cette Lorna.

 — Que dois-je faire alors ?

 — Pas grand-chose dans l’immédiat. Avec la dose d’opium que Pierre Annebrun lui a administrée, elle va dormir au moins jusqu’à ce soir. Nous verrons demain. Une chose est certaine : elle a bien mauvaise mine ! Il se peut que ce qu’elle vient de vivre l’ait beaucoup secouée.

En formulant cette opinion, Mlle Lehoussois se montrait optimiste. Il fut vite évident, lorsque Lorna retrouva la conscience, qu’elle était vraiment malade. Au point d’inspirer de l’inquiétude au médecin de la famille. Blême, les yeux creux, un rictus douloureux aux coins de sa bouche amincie, elle se lovait au fond de son lit en serrant draps et couvertures contre sa poitrine où le cœur battait trop vite. Les crises de larmes alternaient avec les moments d’abattement. Il était alors impossible de lui tirer un mot et, la nuit, la maison retentissait des cris que lui arrachaient ses cauchemars. Elle en sortait tétanisée, inondée de sueur mais grelottante au point d’obliger Kitty à changer tout son linge.

Seule celle-ci, le docteur et — Dieu sait pourquoi ? — Mlle Anne-Marie étaient admis auprès de Lorna. L’image que lui renvoyait le miroir qu’on ne pouvait lui refuser lui faisait repousser avec horreur toute autre visite. Même celle de son jeune frère.