— Il me déteste presque autant que la petite pimbêche et l’autre gamin, répétait-elle avec une obstination maniaque. Guillaume est le seul qui ne me veuille pas de mal, mais je refuse qu’il me voie avec ce visage...
A d’autres moments, elle s’accrochait à Pierre Annebrun en lui jurant que l’on essayait de l’empoisonner. Aussi exigeait-elle que ses garde-malades goûtassent tout ce qu’on lui servait, mais la plupart du temps elle acceptait seulement du lait dont elle buvait d’ailleurs des quantités.
— Tu ne crois pas qu’elle est en train de devenir folle ? demanda Tremaine au médecin.
— Non, mais ce qu’elle a subi lui a sérieusement ébranlé les nerfs. Cependant j’avoue que je l’aurais cru plus solide et que j’en viens à me demander s’il n’y a pas en elle une disposition naturelle à une certaine forme d’hystérie qui aggrave la névrose où la peur l’a jetée.
— Et... à ton avis, ce sera long à guérir ?
— Quelques jours ou plusieurs mois, voire des années. Mais rassure-toi, ajouta-t-il en voyant verdir son ami, j’ai bon espoir de l’en tirer assez vite afin qu’elle puisse reprendre une vie normale. Les calmants que j’ai prescrits paraissent efficaces. D’autre part — et même si je te choque — , sa crainte d’être empoisonnée n’est pas une si mauvaise chose : le lait est excellent pour ce genre de maladie. En outre, j’imagine qu’une fois remise sur pieds elle n’aura rien de plus pressé que de mettre toute la largeur de la Manche entre elle et des gens aussi dangereux. Mes confrères britanniques feront le reste...
Guillaume se sentit revivre. Depuis le début de la maladie de Lorna, il cultivait la crainte de voir s’éterniser un séjour qui lui pesait. C’était entre son bonheur et lui un obstacle majeur, encore plus difficile à franchir si la guerre se déclarait. On en parlait de plus en plus et si les hostilités reprenaient, il ne voyait pas comment il lui serait possible, sans barbarie, de jeter deux femmes au péril d’une mer hérissée de canons. A moins de les ramener lui-même à bon port au risque de faire confisquer son bateau et de se retrouver prisonnier.
Les enfants partageaient son anxiété, surtout Élisabeth. Insensible à toute pitié envers la cousine détestée, elle supportait de plus en plus mal sa présence dans la maison. Au point d’avoir demandé à quitter sa chambre habituelle, voisine immédiate de celle de Lorna, pour s’installer dans celle de sa mère.
— Avec votre permission, Père, j’y resterai tant que durera le séjour de ma cousine, dit-elle à Guillaume sur un ton de fermeté qui ne laissait pas place au refus. Je rentrerai chez moi aussitôt après son départ...
Guillaume n’éleva pas d’objections. Il devinait le but profond d’Élisabeth : s’établir, tant qu’il n’y en aurait pas une à sa convenance, dans l’état officiel de maîtresse de maison, opposer une sorte d’interdit à d’éventuelles prétentions. Au fond de lui-même, il l’approuvait :
— Si cela peut te faire plaisir ! dit-il. Il est temps d’ailleurs que cette chambre reprenne vie !
— Merci, Père ! Ce changement incitera peut-être Miss Tremayne à guérir plus vite.
En effet, elle ne croyait pas que Lorna fût malade au point de ne pouvoir bouger. Elle devinait que celle-ci s’accrocherait aux Treize Vents. De là à penser qu’il entrait dans les manifestations spectaculaires de son mal une part de comédie, il n’y avait pas loin.
Le déménagement de la jeune fille fut l’occasion de déployer une sorte de rite cérémoniel dont la grande prêtresse fut la cuisinière. Persuadée que le fantôme d’Agnès tourmentait la « fille de l’autre », Mme Bellec multipliait prières et neuvaines, brûlait des cierges et de l’encens soutiré à l’abbé Gomin, le jeune desservant de l’église voisine, dans l’ancien appartement de la disparue afin d’apaiser son esprit courroucé. Elle craignait, en effet, que celle-ci ne s’en prît à Arthur...
Aussi, après avoir aidé Lisette et Béline à faire le grand ménage, alla-t-elle chercher l’abbé pour qu’il vînt bénir la pièce.
— Encore heureux, commenta Guillaume pour son ami Pierre, qu’elle n’ait pas demandé un prêtre exorciste à Mgr l’évêque de Coutances !
— De toute façon, cela ne peut pas causer grand mal, répondit le médecin qui s’associa, bien volontiers, aux prières que toute la maisonnée vint réciter dans la chambre. En outre, ta fille sera une bonne transition avec une éventuelle nouvelle châtelaine. Quelque chose me dit que tu y songes depuis le retour de notre adorable baronne ? ajouta-t-il.
Tremaine haussa les épaules, mâchonna quelques paroles incompréhensibles et s’en alla surveiller les ouvriers occupés à déblayer les décombres des écuries, mais le médecin vit bien qu’il souriait...
Élisabeth s’installa donc dans la « belle chambre ».
Chose bizarre, ce fut à partir de ce jour-là que Lorna commença d’aller mieux. Elle dormit sans cauchemars ; les crises de larmes et de tétanie s’espacèrent puis disparurent. La maison tout entière s’en trouva mieux. Menuisiers, peintres et tapissiers attachés à effacer complètement les traces de l’incendie et à remplacer les tentures que l’on avait jetées sur le feu pour l’étouffer purent travailler sans se soucier d’atténuer le bruit de leurs marteaux ou de leurs chansons.
Au-dehors, le printemps venait d’éclater avec la magnificence d’un feu d’artifice. Pommiers, poiriers, cerisiers rivalisaient à qui produirait la plus abondante floraison de pétales blancs et roses. Le ciel, d’un bleu léger le matin, devenait plus profond et plus dense à mesure que la journée s’avançait. Toute la forêt foisonnait de jeunes feuilles dont le vert nouveau se mariait avec grâce à l’azur céleste. Les hirondelles revenaient pour retrouver leurs nids sous le grand toit des Treize Vents. Il faisait doux, il faisait bon...
Le pays renaissait, lui aussi. La menace que faisaient peser les « chauffeurs » de la bande à Mariage ne s’étendait plus sur lui. On avait prêté volontiers la main aux gendarmes venus nettoyer le bois de ses sinistres fruits. Avec dignité d’ailleurs et sans faire montre d’une joie qui eût été indécente en face de la mort. Pourtant, Guillaume et M. de Rondelaire eurent du mal à soustraire les rescapés de la troupe à la vindicte paysanne : il fallut les énormes murs de La Hougue pour préserver l’incendiaire des Treize Vents, bien qu’avec son genou brisé Colas ne présentât plus qu’un danger fort minime. On allait le juger en attendant de pouvoir, une fois guéri, l’envoyer au bagne.
Quant à Mlle Mauger l’aînée — c’était bien réellement son nom — , elle fut arrêtée à la maison du galérien dès le lendemain du drame et conduite au fort de Tatihou afin d’y être en sécurité, la mer représentant le meilleur des gardiens.
En réalité, ni l’ancien officier de justice, ni Tremaine, ni les autorités ne savaient trop que faire de cette vieille fille dont il fut vite évident qu’elle ignorait tout de l’activité criminelle de sa fausse sœur à qui l’attachait d’ailleurs une véritable affection.
Après leur fuite de Bayeux et l’échauffourée pendant laquelle Eulalie reçut de si graves blessures au visage, les deux sœurs à demi mortes d’épuisement furent recueillies par de braves gens, des paysans des environs de Carentan. On les soigna, on les garda puisqu’elles ne savaient plus où aller et Célestine travailla dur pour apporter son écot. Elle travailla même double : Eulalie, écrasée sous son malheur, n’essayait même pas de recouvrer la santé, bien au contraire.
C’est dans cette ferme, au Pommier Chenu, que toutes deux rencontrèrent Adèle Hamel qui en était devenue propriétaire ainsi que du modeste manoir dont elle dépendait. En effet, au cours de sa longue relation avec Lecarpentier, Adèle, discrète, complaisante et peu encombrante, n’avait pas été sans bénéficier quelque peu des juteuses affaires dans lesquelles le « proconsul » trempait jusqu’au cou.
La formule de celui-ci était simple : au lieu d’envoyer ses victimes à la guillotine, il choisissait de les laisser vivre moyennant l’abandon légal de leurs biens. Que ne ferait-on pas pour garder la vie sauve ! Grâce à ce système, Lecarpentier et sa famille — il en avait une et fort respectable ! — amassèrent une fortune qui ne l’était pas moins. Mlle Hamel, maîtresse épisodique, en profita. Aussi se trouva-telle nantie de quelques terres, d’un bas de laine bien rempli et de plusieurs maisons.
Chose étrange pour cette femme égocentrique et de cœur sec, elle s’enticha de la pitoyable Eulalie, la soigna de son mieux et finalement l’installa avec sa sœur dans son petit domaine où elle avait déjà recueilli un ancien bagnard nommé Urbain et deux ou trois coureurs des bois. C’est là qu’elle se réfugia lorsque Lecarpentier devint dangereux à fréquenter. Au milieu d’une région dont les marais continués par la vaste échancrure marine des Veys occupaient la plus grande partie, elle se trouvait mieux abritée que partout ailleurs.
Lorsque le calme revint, Eulalie mourut et c’est alors qu’Adèle eut l’idée de prendre sa place à l’abri d’un éternel voile de deuil. Cette combinaison présentait un triple avantage : lui procurer une nouvelle identité sous laquelle personne n’irait la chercher, lui permettre de récupérer la maison des Mauger à Bayeux et, surtout, rendre possible un retour dans la région de Saint-Vaast afin d’y poursuivre ce qui était le but premier de son existence : faire à Guillaume Tremaine tout le mal qu’elle lui voulait et si possible l’abattre. Un plan était prêt qu’Adèle avait mûri durant ces longs mois de retraite champêtre, un plan qui non seulement lui donnerait la vengeance mais la ferait encore plus riche qu’elle ne l’était. Restait à convaincre l’honnête Célestine Mauger.
Ce fut moins difficile qu’elle ne le craignait. La sœur d’Eulalie voyait dans leur bienfaitrice une sorte de créature céleste pétrie de bonté et de charité. Elle avala d’un seul coup la douloureuse histoire que la prétendue sainte lui servit un soir au coin du feu : celle d’une jeune fille de noble famille entrée en noviciat chez les Dames Bénédictines de Valognes mais séduite, détournée de ses devoirs et finalement enlevée par un certain Guillaume Tremaine, sorte de suppôt de Satan auquel aucune femme ne pouvait résister. Ce misérable avait abandonné sa conquête à Paris après qu’elle eut mis au monde une petite fille qu’elle n’eut même pas le droit d’embrasser : le suborneur l’enleva pour la confier à une nourrice dont il se garda bien de donner l’adresse puis disparut, laissant la pauvre Adèle aux mains de gens sans aveu mais plus compatissants que lui. A présent, elle désirait de toutes ses forces retourner dans la région de Valognes afin d’essayer de retrouver sa petite Céline — Tremaine s’était contenté de dire qu’il la ramenait au pays — , mais c’était impossible à visage découvert. Le séducteur était riche, puissant et la faire assassiner ne lui coûterait pas...
Considérant ce mauvais roman comme parole d’évangile, Mlle Mauger l’aînée mêla ses larmes à celles de son amie et jura de l’aider par tous les moyens à retrouver son enfant et à tirer vengeance de l’infâme séducteur. Adèle se fit acheter du crêpe noir et les « deux sœurs » prirent ensemble le chemin de Bayeux où les choses se passèrent comme l’on sait déjà.
Urbain, lui, était resté au Pommier Chenu mais n’y perdait pas son temps. Battant les bois, les marais, à la recherche d’hommes susceptibles de composer la bande souhaitée par sa patronne, il tomba sur un certain Nicolas Valette qui lui parut si intéressant qu’il prit sur lui de l’amener, un soir, chez les demoiselles Mauger. L’époque était celle de la chouannerie normande et l’on ne s’étonnait guère de voir, à la nuit tombée, des gens de mine inquiétante se faufiler dans les demeures les plus respectables. L’idée de ressusciter la bande à Mariage naquit donc à l’ombre auguste d’une noble cathédrale...
Naturellement, Mlle Célestine fut tenue à l’écart de ce beau projet. Pour elle, ces gens un peu bizarres que recevait sa « sœur » étaient seulement, à Bayeux d’abord puis à la maison du galérien, des émissaires chargés de relever les traces de l’enfant perdue tout en surveillant les allées et venues de Tremaine. Elle n’en vit d’ailleurs que très peu : l’habileté de « Mariage » avait été de scinder sa troupe en petits groupes de cinq ou six hommes vivant en général dans la forêt et au grand jour sous l’aspect rassurant de bûcherons ou de charbonniers. C’était l’une ou l’autre de ces malfaisantes cellules, entraînées soigneusement à effacer leurs traces, qui frappait. Quant à la maison des demoiselles Mauger, sa situation solitaire adossée à une lande sauvage, jointe à la légende tragique de ses derniers habitants, en faisait un quartier général idéal.
C’est donc là qu’au bout de quelque temps vint s’installer Nicolas Valette sous l’avatar de l’abbé Longuet de retour d’émigration. Il y joua son rôle à la perfection, allant même jusqu’à assister le curé de Morsalines dans son ministère, disant la messe et entendant les confessions. Ce qui pouvait toujours être utile. Mlle Célestine, qui n’avait fait que l’entrevoir, une nuit, sous son aspect primitif, ne le reconnut pas et se montra particulièrement heureuse de la présence d’un aussi saint homme.
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