Le réveil, au lendemain de ce que l’on appelait déjà la « nuit des Pendus », fut pour elle effroyable. Tout son univers s’écroulait à mesure qu’elle découvrait ce qu’étaient la femme qu’elle appelait sa sœur et le bon prêtre à qui elle confiait les secrets de son âme simple. A un désespoir violent succéda un morne abattement et Guillaume, apitoyé, n’eut aucune peine à faire reconnaître son innocence. Avec l’aide de l’abbé Bidault, curé de Saint-Vaast, il obtint qu’elle soit confiée aux Filles de la Charité qui se réinstallaient à Valognes dans l’ancien manoir presbytéral, et paya pour elle une généreuse pension.

Ainsi les nuages se dissipaient sur les Treize Vents en pleine restauration. La santé de Lorna s’améliorait de façon tout à fait satisfaisante aux dires de Pierre Annebrun. Selon lui, on pouvait à présent envisager son retour en Angleterre sans craindre de se comporter en sauvages. Il devenait même urgent d’y procéder.

A Paris, en effet, la situation avec Londres se détériorait rapidement. Le gouvernement de Bonaparte, tout en ne cessant de réclamer l’évacuation de l’île de Malte par la flotte anglaise, s’efforçait de retarder, au bénéfice de ses préparatifs, une guerre qui pour tout un chacun était imminente : les gazettes retentissaient déjà du bruit des armes. La paix d’Amiens, qui avait clos quinze années d’hostilités, se déchirait en lambeaux cependant que le consul faisait frapper les premières monnaies à son effigie et que son pouvoir s’étendait à présent sur toutes choses. On commençait même à chuchoter qu’il pourrait bien, un jour prochain, devenir empereur...

Quoi qu’il en soit, Guillaume se rendit à Cherbourg pour voir le capitaine Lécuyer et envisager avec lui l’embarquement de la jeune femme et de sa camériste à destination des côtes anglaises les plus proches : l’île de Wight par exemple. L’Élisabeth se trouvait encore au bassin de carénage mais Tremaine possédait des parts importantes sur plusieurs autres navires susceptibles d’emmener les deux voyageuses dans les meilleures conditions de confort et de sécurité. Si l’on faisait vite, tout était encore possible.

Lorsqu’il rentra aux Treize Vents plutôt satisfait, l’après-midi s’achevait. L’heure du souper n’allait pas tarder à sonner, aussi tous les membres de la famille étaient-ils dans leurs chambres occupés à s’y préparer. Il restait tout juste à Guillaume le temps de se débarrasser des poussières du chemin, pourtant il pensa qu’il serait plus courtois de mettre Lorna au courant du résultat de son voyage plutôt que de le lui annoncer sans précautions oratoires et en présence de témoins qu’elle ne portait pas forcément dans son cœur. Aussi fit-il appeler Kitty pour demander si sa maîtresse consentirait à lui accorder quelques instants d’entretien.

La jeune femme était prête lorsqu’il entra chez elle. Comme au soir où elle s’était décidée à descendre pour rencontrer enfin les petites Varanville, elle arborait sa robe de moire lilas et la parure de perles qu’elle portait avec une grâce quasi royale. Elle lui sourit dans le miroir où elle arrangeait une boucle de ses cheveux.

 — Je pense être redevenue moi-même, dit-elle. Peut-être ai-je un peu maigri, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus.

 — Rassurez-vous, ma chère : vous êtes aussi belle que par le passé.

 — Vous m’en voyez très heureuse ! Mais, vous-même, êtes-vous satisfait de ce petit voyage... où donc déjà ?

 — A Cherbourg. Je me suis occupé de trouver un bateau sûr pour vous ramener en Angleterre.

Elle eut un haut-le-corps et ses lèvres se pincèrent. Il comprit qu’il venait de l’offenser, mais le temps n’était plus, entre eux, aux délicatesses.

 — Vous avez fait ça ? dit-elle. Et sans m’en avertir ?

 — Je voulais d’abord étudier les possibilités, voir à qui je pouvais vous confier... Lorna, ne faites pas cette figure ! Votre séjour ici ne peut s’éterniser. Vous êtes guérie et nous sommes, cette fois, vraiment au bord de la guerre : le premier coup de canon peut être tiré d’un jour à l’autre. Il faut que vous partiez !

 — Est-ce que votre hâte n’est pas un peu trop discourtoise ? Après ce qui s’est passé entre nous...

 — Il ne s’est rien passé, sinon un moment de folie que nous devons oublier. Nous avons failli le payer beaucoup trop cher... Au surplus, nous avons déjà suffisamment débattu de la question.

 — Débattu ? Vous en avez décidé, fit-elle en appuyant sur le « vous ». Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord...

 — Pourquoi ne le seriez-vous pas ? On vous attend de l’autre côté de la Manche. Vous avez là-bas un fiancé, un duc, c’est-à-dire quelqu’un d’assez puissant pour nous créer de graves ennuis et je n’ai aucune envie, une fois les hostilités engagées, de voir revenir dans le port de Saint-Vaast, comme au temps de M. de Tourville, des navires de guerre anglais sabords ouverts et prêts à massacrer des innocents afin de nous obliger à rendre la précieuse fiancée d’un lord !

 — Je ne suis pas une princesse royale et tous les ducs ne sont pas forcément bien en cour... Qui vous dit que j’ai envie de rentrer ?

 — Moi. Ne me prenez pas pour une brute et ne m’obligez pas à dire des choses désagréables. Vous ne pourriez vous intégrer à cette maison sans y causer beaucoup de perturbations...

 — Parce que vos enfants me détestent ?

 — Pas seulement. On n’a jamais beaucoup aimé les Anglais par ici. Si vous vous attardiez, j’en sais qui pourraient vous le faire sentir et je ne suis guère tenté, je vous l’avoue, de passer mon temps sur un pré l’épée ou le pistolet à la main pour venger vos offenses. S’il s’agissait de gens que j’aime bien, ce me serait même fort désagréable... Vous comprenez ?

 — Je crois... oui.

 — Je n’en attendais pas moins d’une femme de votre intelligence. Voici donc ce que je vous propose : après-demain je vous conduirai avec Kitty à Cherbourg où je dois me rendre de toute façon pour voir le maire, M. Delaville, et je vous remettrai au capitaine Quoniam. C’est un homme courtois et son navire, Le Téméraire, est l’un des plus rapides...

 — Vous pourriez me raccompagner vous-même ! Vous possédez des bateaux, n’est-ce pas ? Ce serait... au moins aimable !

 — Celui-là m’appartient pour moitié et je sais à qui je vous confie...

 — Vous craignez peut-être de ne pouvoir revenir..., d’être retenu prisonnier ?

La cloche annonçant le souper dispensa Guillaume de répondre. Il se dirigea vers la porte où il s’inclina légèrement :

 — Essayez de ne pas trop m’en vouloir ! Lorsque le temps aura passé, que la guerre aura pris fin, je serai heureux de renouer avec vous nos liens... de famille...

En redescendant, Guillaume se sentait allégé mais cependant pas encore vraiment délivré. La plénitude du sentiment lui viendrait sans doute quand Le Téméraire s’envolerait vers la haute mer. En attendant, il se promit d’être aussi aimable que possible avec Lorna.

Elle se fit attendre un peu et lorsque Potentin ouvrit devant elle les portes de la salle à manger, Guillaume scruta son visage, craignant, avec un rien de fatuité peut-être, d’y voir des traces de larmes. Il n’en était rien : sereine, souriante, avec même au fond des yeux une petite flamme amusée, Lorna vint prendre sa place à table.

 — Vous êtes superbe ce soir, dit Arthur. Décidément j’aime beaucoup cette robe ! — Tu deviendras sans doute un homme de goût, concéda Élisabeth qui n’ignorait pas la raison du petit voyage de son père. La couleur en est ravissante et convient tellement au teint de ma cousine !

 — Elle conviendrait aussi au vôtre, fit Lorna. Dommage que nous n’ayons pas la même taille. Je vous l’aurais offerte volontiers...

 — Merci de l’intention ! Elle me suffit. D’autant qu’elle pourrait vous faire défaut lorsque vous serez rentrée chez vous !

Contrarié, Guillaume fronça les sourcils. Dieu que les femmes étaient donc agaçantes même quand elles n’étaient encore qu’en promesse ! Cette sacrée gamine avait tellement hâte de voir partir sa bête noire qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en parler ! Pourquoi réveiller une querelle à présent que tout était en ordre ?

Il s’apprêtait à lancer un autre sujet de conversation quand la réponse de Lorna lui fit dresser l’oreille :

 — Je ne pense pas que mes compatriotes aient jamais l’occasion de l’admirer : elle sera certainement usée lorsque la guerre s’achèvera... d’ici peu, d’ailleurs, je ne pourrai plus la porter.

La jeune femme conclut sa phrase d’un léger soupir et, sans plus s’expliquer, consacra son attention à l’aile de poulet qui reposait dans son assiette. Mais Guillaume ne l’entendait pas ainsi. Soudain inquiet, il reposa nerveusement son couvert, braquant sur Miss Tremayne un regard vaguement menaçant.

 — Que voulez-vous dire ? Auriez-vous l’intention de vous rendre dans un autre pays ?

 — Pour y faire quoi, grand Dieu ? Je sais... mon cher Guillaume que vous venez de prendre certaines dispositions à mon sujet et je regrette beaucoup le temps que vous y avez perdu mais, en toute logique, vous avez eu grand tort de ne pas m’en parler auparavant... De mon côté, sans doute me suis-je montrée trop discrète... d’aucuns pourraient dire trop dissimulée, mais je voulais avoir une assurance avant de vous annoncer une... grande nouvelle. Cette nouvelle, je la gardais pour ce soir et c’est la raison pour laquelle vous me voyez en toilette...

 — Quelle nouvelle ? gronda Tremaine.

 — La plus belle qu’une femme puisse offrir à l’homme qu’elle aime. Le bateau partira sans moi, Guillaume, parce que je ne peux plus rentrer chez moi. Cette maison que nous aimons tous n’est-elle pas le seul endroit où je puisse mettre au monde l’enfant que vous m’avez fait ?

Le fracas d’une chaise qui se brise — celle de Guillaume qu’il venait de faire tomber en se dressant brusquement — souligna l’incroyable phrase résonnant dans la vaste pièce où régnait le silence quasi minéral de la stupéfaction. Devenu gris sous son hâle, le maître des Treize Vents articula :

 — Qu’avez-vous dit ?... Qu’avez-vous osé dire ? Elle leva sur lui un regard mouillé, fondant de tendre innocence.

 — A quoi bon dissimuler ? Nous sommes en famille et je n’ai dit que la vérité. Est-elle si difficile à admettre, mon cher amour ? Je suis enceinte de vos œuvres...

 — Menteuse ! Sale menteuse !...

Toutes griffes dehors, Élisabeth, emportée par une rage trop violente pour être contrôlée se ruait sur la jeune femme qu’elle aurait renversée si Mr Brent ne l’avait saisie au passage et retenue. Le meurtre dans les yeux, la jeune fille écumait et, dans ce regard d’orage traversé d’éclairs, Guillaume retrouva celui d’Agnès la nuit terrible où elle l’avait obligé à fuir sa propre maison. Terrifié, il s’élança vers elle pour aider le jeune homme à la maîtriser, pour essayer de la calmer, de l’apaiser, mais quand il voulut la prendre dans ses bras, elle recula brusquement avec un cri :

 — Ne me touchez pas ! Je ne pourrais pas le supporter...

 — Élisabeth, je t’en prie !... Essayons d’être calmes ! Je suis certain que ce n’est pas vrai.

 — Vous aussi vous me traitez de menteuse ? fit derrière lui la voix trop douce de Lorna. Comment pouvez-vous renier vos actions avec cette assurance ?

 — Je ne renie rien, mais si c’était vrai, pourquoi n’en avoir pas parlé tout à l’heure quand je suis venu vous voir ? La vérité c’est que vous avez décidé de rester ici à quelque prix que ce soit et votre prétendue grossesse, bien opportune, ressemble trop à cette excuse que les malheureuses femmes vouées à l’échafaud invoquaient pour retarder au moins leur exécution...

 — Encore une fois, je n’étais pas certaine mais... je viens d’avoir un malaise assez significatif... La raison pour laquelle je me suis fait attendre...

 — Que ce soit vrai ou faux m’importe peu au fond, coupa Élisabeth qui tenait toujours son père sous son regard. Ce que je veux savoir c’est si vous avez fait ce qu’il faut pour qu’une situation de ce genre puisse se produire ? En un mot : est-elle votre maîtresse ?

Le « oui » de Lorna et le « non » de Guillaume se mêlèrent et arrachèrent à la jeune fille un sourire de mépris.

 — Il faudrait accorder vos violons ! C’est oui ou c’est non ?

 — C’est non ! affirma Guillaume. Une maîtresse est une femme qu’un homme aime assez pour lui permettre de régner sur son cœur et sur ses sens. Ta cousine ne peut prétendre à ce titre. Maintenant... je te dois tout de même la vérité. Durant la seule nuit — tu entends ? La seule ! — que j’ai passée aux Hauvenières, nous avons eu un... moment d’égarement. La tempête peut-être... jointe à la puissance de souvenirs impossibles à oublier. J’ai perdu la tête et je n’ai pas cessé de le regretter. Tu es trop jeune pour comprendre ce genre de...