— Ma mère était moins jeune, pourtant elle ne les admettait pas davantage. C’est elle à présent que je commence à comprendre... Oh, Dieu ! Je sentais que cette femme nous apportait le malheur et voilà que vous lui avez permis d’accomplir son crime : détruire notre famille. C’est du beau travail... tout à fait digne de la fille de Richard Tremayne !

 — Je ne vois pas en quoi je détruis la famille, remarqua Lorna. Il me semble au contraire que je l’augmente.

Cette fois ce fut Arthur qui lui imposa silence :

 — Vous devriez être malade de honte, lui lança-t-il, et vous vous délectez du mal que vous êtes en train de faire...

 — C’est admirable comme les hommes se soutiennent entre eux ! Vous êtes mon frère, Arthur, et cependant vous vous rangez du côté de votre père ? Naturellement je suis coupable, ajouta-t-elle avec un petit rire sarcastique. Durant cette fameuse nuit, j’ai violé un innocent...

 — Je n’excuse personne, mais je ne vous permets pas de vous faire un trophée de ce qui n’est rien d’autre qu’un grand malheur ! Élisabeth a raison : cet enfant s’il existe vraiment ou s’il devait venir à terme porterait à la famille un tort... irréparable.

 — Cela vous va bien de parler ainsi, persifla la jeune femme. Vous n’êtes vous-même qu’une pièce rapportée.

 — Sans doute... Pourtant j’ai conscience d’être à ma vraie place. Ici est ma famille : je l’aime et je veux la défendre !

 — Nous t’aimons tous, Arthur, et tu le sais ! dit Élisabeth. Jamais il ne me viendrait à l’idée de te confondre avec ta... demi-sœur. Cependant, tu dois admettre qu’il m’est impossible de supporter une telle situation. Qu’avez-vous l’intention de faire, Père ?

Accablé, l’esprit en déroute, Guillaume ramassa machinalement sa chaise et se laissa tomber dessus. Ce qui lui arrivait là était tellement affreux qu’il craignait même de regarder Lorna parce qu’il avait peur de ne pouvoir se contenir s’il rencontrait son sourire insolent...

 — Je n’en sais rien ! Il faut que je réfléchisse... que je trouve une solution acceptable pour tous...

 — Tout dépend de ce que vous entendez par là, dit Lorna. Si vous songiez à faire appel aux talents du docteur Annebrun ou de Mlle Lehoussois, sachez tout de suite que je ne me laisserais plus toucher ni par l’un ni par l’autre. Je veux garder cet enfant !

L’injure gratuite adressée à ses amis rendit à Tremaine, par le biais de l’indignation, le courage qui lui manquait. Il haussa les épaules avec mépris.

 — C’est tout le remerciement que vous leur offrez pour vous avoir soignée avec tant de dévouement ? En vérité, il n’y a que la fille de votre père pour avoir des idées pareilles. Chez nous l’avortement est un crime que tous deux refuseraient avec horreur. Dans l’état actuel des choses je ne vois qu’une solution : vous installer dans le lieu qui vous plaira. A Paris par exemple puisque vous semblez l’aimer. Vous y aurez une maison à vous et j’assurerai votre existence...

 — ... jusqu’à ce qu’un des nombreux hommes qui ne manqueront pas de tomber amoureux de moi m’offre sa main et sa fortune comme l’a fait jadis ce cher sir Christopher ?...

Elle éclata de rire comme si elle venait d’émettre une excellente plaisanterie.

 — Quel regrettable manque d’imagination, mon cher Guillaume ! L’histoire peut recommencer, n’est-ce pas ? Un coin tranquille, une femme vivant son péché dans la piété ou dans la dissipation au choix ? Merci beaucoup ! Pas pour moi ! Je ne suis pas de celles qui se laissent mettre à l’écart. N’oubliez pas qu’à cause de notre... rencontre je ne deviendrai jamais duchesse ! Cela mérite considération...

 — Que voulez-vous, alors ? Tout de même pas...

 — Mais si ! Que vous m’épousiez ! C’est la seule solution si vous ne voulez pas que la Terre entière retentisse du récit de vos exploits ! Essayez de me renvoyer d’une façon ou d’une autre et tous ceux qui comptent dans cette région recevront une lettre demandant leur aide pour une malheureuse nièce séduite et abandonnée par son cher oncle... Les gazettes aussi d’ailleurs !

C’en était trop. Furieux, Guillaume sauta littéralement à la gorge de la jeune femme, enfermant le cou fragile dans ses doigts crispés.

 — Ne me poussez pas à bout, Lorna ! Il y a encore une autre solution : vous tuer !...

Il aurait peut-être accompli séance tenante le geste irréparable, mais Arthur et Mr Brent réussirent à lui faire lâcher prise. Il laissa retomber ses mains, alla jusqu’à la table, prit une carafe d’eau, en versa sur une serviette et se la passa sur la figure. Il avait vu rouge un instant. Son cœur cognait à coups redoublés dans sa poitrine... Cependant Lorna reprenait ses esprits en buvant un peu de vin que lui offrait Jeremiah. Elle avait eu très peur.

Cela se vit dans le regard encore terrifié qu’elle leva sur Guillaume tandis qu’elle ôtait, avec une grimace douloureuse, le haut collier de perles et de camées que les doigts nerveux avaient imprimé dans sa chair.

 — Pardonnez-moi ! murmura-t-elle. Je... je ne voulais pas... dire ces choses !... Restons-en là pour ce soir, et permettez-moi de me retirer ! Nous parlerons... plus calmement demain. Votre bras, mister Brent ! Viens aussi, Arthur !

Il s’empressa, passa en s’excusant devant Élisabeth qui, immobile et droite, avait assisté à la scène sans émettre le moindre son mais avec, au fond des yeux, une lueur glacée, impitoyable. Elle regrettait de tout son cœur de voir son ennemie échapper à la punition que Guillaume était en train de lui administrer. S’il l’avait tuée, elle eût aidé de toutes ses forces à éviter les conséquences de ce meurtre. A présent, il était trop tard ! La femme était sauve, le resterait et, très certainement, elle allait gagner la partie parce qu’Élisabeth ne croyait pas à un repentir arraché à un instant de terreur. La voix de Guillaume lui parut venir de très loin quand il soupira :

 — Je crois qu’en effet il vaut mieux que nous prenions un peu de repos. La nuit, dit-on, porte conseil et demain...

 — Demain, père, je quitterai la maison.

 — Qu’est-ce que tu dis ?

 — Je dis que je m’en vais et que je ne reviendrai pas tant que cette femme habitera les Treize Vents !

 — Comment ?... Tu veux t’en aller ?... Mais où irais-tu ?

 — Là où j’allais lorsque, toute petite, je ne pouvais plus supporter de vivre ici sans vous. Tante Rose, j’en suis certaine, m’accueillera d’aussi grand cœur qu’autrefois...

 — Je n’en doute pas un seul instant mais je ne te comprends pas. Tu viens de dire que jadis tu partais parce que je te manquais ! Est-ce que... est-ce que tu ne m’aimes plus ?...

Oh, ce jeune visage fermé, ce regard qui refusait le sien, cette attitude où l’éloignement se sentait déjà ! Comme si elle craignait de se laisser attendrir, Élisabeth détourna franchement la tête :

 — Je ne sais pas... mais ce que je sais bien c’est que je ne peux plus supporter de la voir auprès de vous, parlant avec vous, prenant votre bras. C’est trop facile d’imaginer autre chose et si je ne mets pas une véritable distance entre moi et... le couple que vous allez former sans doute — car vous serez obligé de l’épouser ! — , nous aurons ici quelque malheur. Laissez-moi partir !

 — Attends encore un peu, je t’en supplie ! Aucune décision, tu viens de l’entendre, n’a été prise. Qui sait si elle n’acceptera pas finalement ce que je lui propose...

Il était malheureux, pitoyable même dans son désir de retenir son enfant. Celle-ci l’en détesta presque : le superbe Guillaume Tremaine n’était pas fait pour l’humilité.

 — Ne vous méprenez pas ! Elle vous veut et elle vous aura ! De toute façon, vous prendrez plus facilement la décision dont vous parlez si je ne suis pas là... Et moi, je serai moins malheureuse auprès de celle qui a toujours su me consoler...

Soudain, elle se laissa emporter par un regain de fureur et de déception :

 — Mais comment avez-vous pu seulement regarder cette putain anglaise quand il y avait auprès de vous la plus adorable des femmes, quand vous pouviez respirer une véritable rose !

Puis, se calmant soudain, elle ajouta d’une voix devenue curieusement impersonnelle :

 — Vous voudrez bien demander à Daguet d’amener le cabriolet pour dix heures demain matin ? Je vais prier Béline de m’aider à faire mes bagages... Et surtout, que personne n’essaie de m’empêcher de partir ! Ne m’obligez pas à m’enfuir !

Quelques minutes plus tard, le galop d’un cheval éveillait les échos de la nuit : Guillaume courait vers Varanville. Il ne pouvait pas laisser sa fille arriver là-bas à l’improviste mais, surtout, il voulait voir Rose, parler à Rose, vider son cœur une bonne fois avec la seule, la faible espérance qu’elle ne le condamnerait pas et saurait comprendre.

Derrière les fenêtres de la maison, plusieurs regards le suivirent, la plupart avec des larmes dans les yeux, mais Arthur n’était pas de ceux qui se contentent de pleurer. Lorsque à sa demande il avait accompagné Lorna au sortir de la salle, il s’était gardé de lui dire ce qu’il pensait : elle s’appuyait alors au bras de Mr Brent et, bien que le garçon considérât son précepteur comme un ami, il y avait des paroles qu’il ne voulait pas prononcer en sa présence.

Lorna le sentit peut-être, car elle invita le jeune homme à la suivre chez elle pour s’entretenir avec lui un instant. Arthur avait donc regagné sa chambre pour attendre que la voie soit libre. Le départ de son père le décida à brusquer les choses et il alla frapper à la porte de sa sœur. Celle-ci le reçut assez mal.

 — Je suis fatiguée, Arthur et je n’ai aucune envie de causer avec vous.

 — Il n’est pas question de causer mais plutôt d’écouter. Ce que j’ai à dire tient en peu de mots : je ne veux pas qu’Élisabeth quitte cette maison, « sa » maison. Alors, tirez-en les conclusions !

 — Nul ne l’oblige à partir. Cette petite personne s’arroge il me semble des droits excessifs et, si vous voulez mon sentiment, il est invraisemblable que chacun ici l’accepte. En Angleterre, les enfants ne se mêlent pas de la vie de leurs parents... Vous devriez vous en souvenir et laisser votre père et moi...

 — N’essayez pas de vous leurrer, Lorna ! Il ne veut pas de vous parce qu’il ne vous aime pas.

 — Il m’a aimée assez pour me faire cet enfant et il m’aimera encore pour peu qu’on cesse de le harceler. Moi, de toute façon, je n’ai plus le choix : je dois rester ici. C’est ma seule chance d’être heureuse ! Me voyez-vous rentrer en Angleterre, épouser Thomas alors que je suis enceinte d’un autre ? Les enfants de France apprennent, il me semble, une étrange morale...

 — Je veux que vous acceptiez ce que l’on vous offre : laissez-vous conduire à Paris pour mettre cet enfant au monde. Ensuite, je vous jure que nous nous en occuperons... et vous pourrez aller coiffer votre couronne de duchesse. La guerre qui va commencer vous offre une excellente excuse pour un assez long retard, il me semble ?

La jeune femme se mit à rire. Quittant le fauteuil où elle s’était assise, elle s’approcha d’Arthur et le prit aux épaules.

 — Quoi que vous en pensiez, vous n’êtes encore qu’un petit garçon persuadé que les adultes doivent agir selon ses idées. Vous n’oubliez que deux choses importantes : j’aime votre père et je tiens déjà beaucoup à celui qui va venir. Si vous m’aimez encore un tout petit peu, cela devrait compter pour vous...

 — C’est vraiment de l’amour que vous éprouvez pour Père ? J’ai peine à le croire !

 — Lui aussi, figurez-vous ! C’est pour cela qu’il fait tous ces efforts pour me repousser. Et aussi parce qu’il n’a pas encore pris conscience de ce qu’il éprouve pour moi, mais je peux vous assurer qu’un jour viendra où il retrouvera la joie que je lui ai donnée cette nuit où nous avons été l’un à l’autre. Je sais comment la lui rendre... et nous serons heureux ! Quant à Élisabeth, elle se calmera. Bientôt elle sera une femme, elle aimera... et elle reviendra ! Tout sera oublié.

Prenant la tête du jeune garçon, elle posa un baiser sur ses cheveux drus et le conduisit doucement vers la porte. Il la franchit en baissant le front, ne sachant plus que croire ni que penser mais toujours aussi malheureux.

 — Kitty ! appela Lorna, venez me déshabiller, je vous prie !

La femme de chambre, qui se trouvait alors dans la garde-robe où elle rangeait des vêtements, se releva brusquement, serrant entre ses doigts une petite fiole enveloppée d’un treillis d’argent de facture orientale qu’elle venait de faire tomber de la poche d’un vêtement. Elle n’avait jamais vu cet objet mais, sans qu’elle pût l’expliquer, il lui inspirait une instinctive méfiance.