— Eh bien, Kitty ? Que faites-vous ? s’impatienta la jeune femme.
Remettant vivement le menu flacon d’où il sortait, elle se hâta de rejoindre sa maîtresse, mais sa curiosité était éveillée. Ce n’était ni un parfum ni une liqueur. Une drogue peut-être ? Mais à quoi pouvait-elle bien servir ?
Dix heures sonnaient à la grande horloge du vestibule quand, au matin, Élisabeth apparut en haut des marches de l’escalier et descendit lentement vers ceux qui l’attendaient. Devant la porte. Valentin et Daguet chargeaient deux malles et un coffre à chapeaux sur la berline de Varanville qui venait tout juste d’arriver. Debout sur le perron, Guillaume, tête nue en dépit du crachin qui noyait le parc et les bâtiments en voie de reconstruction, les regardait faire appuyé sur sa canne avec l’impression horrible de vivre un nouveau cauchemar : dans la voiture, il y avait Rose venue elle-même chercher celle qui demandait asile, Rose qui ne descendrait pas pour être certaine de ne rencontrer personne, Rose qu’il avait blessée au cœur et à qui, sans doute, il faisait horreur parce qu’il n’était plus à ses yeux qu’un débauché sans scrupules...
Trop émue pour parler, la jeune fille embrassa ses frères puis Potentin, Clémence, Lisette et tendit la main à Jeremiah Brent qui s’inclina sur elle, bien près des larmes lui aussi. Arthur seul rompit l’étrange silence peuplé de petits sanglots étouffés dans un mouchoir et de reniflements. Pâle jusqu’aux lèvres, son visage n’était plus celui d’un garçon de treize ans mais celui d’un homme qui souffre. Son cri de protestation retentit comme un ordre :
— Ne pars pas !... Ce n’est pas juste !
— Chut, petit frère !... Ne me rends pas les choses plus difficiles !...
Accompagnée de Béline qui avait exigé de la suivre, renonçant momentanément à son entrée en religion, elle traversa le vestibule d’un pas rapide, embrassa Daguet, trouva un sourire pour Valentin puis, se tournant vers Guillaume :
— Adieu, Père !... Je prierai pour vous.
Sans attendre la réponse, sans voir le geste ébauché de tendre les mains vers elle, Élisabeth s’engouffra dans la voiture aussitôt imitée par sa fidèle gouvernante. La dernière vision que Guillaume eut de sa fille fut celle de son visage contre celui de Rose dont les bras venaient de se refermer tendrement sur elle...
Tandis que l’attelage s’ébranlait dans le bruit immuablement joyeux des départs — claquements de fouet, battement rythmé des sabots et cliquetis de gourmettes — , il leva les yeux vers la fenêtre derrière laquelle s’abritait la femme qu’il détestait à présent presque autant que lui-même. Une heure plus tôt et dans l’espoir qu’elle renoncerait à ses prétentions, il lui avait signifié sa décision :
— Je vous épouserai puisqu’il le faut mais pas avant que l’enfant ne soit né... et viable !
Mais elle s’était contentée de sourire.
— Lorsque je le mettrai dans vos bras, Guillaume, vous ne vous souviendrez que de nos heures d’amour et vous accepterez d’être heureux.
A cette évocation idyllique et au même instant, Clémence Bellec apportait un contrepoint singulier en confiant à Potentin :
— Croyez-moi, Potentin ! L’est pas encore né celui-là. Madame Agnès ne le permettra pas ! Et moi non plus...
CHAPITRE XIV
LA CRIQUE
En ramenant Élisabeth chez elle, Rose de Varanville se sentait un peu l’âme du sauveteur qui vient d’arracher un être humain à la mort. C’était la raison qui l’avait poussée à se déplacer en personne pour chercher l’enfant blessée, alors qu’il eût été si facile d’envoyer Félicien : elle avait trop peur que durant le trajet — bien court cependant ! — il arrivât la moindre chose au précieux dépôt qui se confiait à sa tendresse.
Depuis longtemps, elle savait qu’un jour viendrait où la fille des Tremaine prendrait le chemin de Varanville. Durant bien des années, Agnès et elle puis elle et Guillaume avaient imaginé, sur le ton de la plaisanterie tendre, qu’un mariage unirait Élisabeth et Alexandre. Ce devait être écrit quelque part dans le ciel : ces deux-là s’aimaient trop pour jamais accepter de prendre des routes divergentes ! On évoquait alors la grande fête à laquelle participerait tout le pays, qui sublimerait les Treize Vents et resterait dans toutes les mémoires. Et puis aussi le carrosse couvert de fleurs, entouré de musiques et de chants qui mènerait le jeune couple vers le château que Rose songeait déjà à lui abandonner afin qu’il pût y vivre sans contraintes :
— Je me retirerai à Chanteloup, disait-elle en riant. C’est assez proche pour que je puisse continuer à diriger mes cultures. J’y ferai la partie de cartes de ma bonne tante et m’installerai petit à petit dans mon nouveau rôle de douairière. A moins qu’à la suite de ses études Alexandre ne prenne une grande position, auquel cas je resterai pour assumer l’intendance...
On riait alors dans la joyeuse certitude des prédictions qui ne peuvent manquer de se réaliser. Il ne serait venu à l’esprit de personne d’imaginer ce qui se passait aujourd’hui : les sanglots enfin libérés d’une jeune fille obligée de fuir la maison qu’elle aimait afin de préserver son âme... et Guillaume Tremaine acceptant ça ! L’impensable, l’inouï, l’énorme, le monstrueux, la chose la plus aberrante que l’on puisse voir ! Un homme solide entre tous, volontaire, impérieux, arrogant même parfois, tombé par une nuit d’orage dans le piège d’une trop jolie fille !
Cet homme, Rose l’avait vu, la nuit dernière, écrasé devant elle pleurant à ses genoux, éperdu de honte et de désespoir.
— C’est vous que j’aime, Rose ! Je le jure sur le salut de mon âme ! Vous êtes la seule à habiter mes rêves mais je voulais attendre que ma demeure soit à nouveau digne de vous pour vous demander, humblement, de mettre votre main dans la mienne...
— Qui vous dit que j’aurais accepté ?
— Rien ! Tout !... Vos yeux surtout ! Oh ! ma très douce, ma très pure ! Jusqu’à hier, j’étais certain d’en avoir compris le langage et à présent je suis là, devant vous, misérable parmi les plus misérables, espérant seulement que vous ne me jetterez pas dehors, que vous voudrez bien m’aider à ne pas perdre tout à fait l’enfant qui ne veut plus de moi... Oh, Rose, si vous saviez comme il m’en coûte de vous dire toutes ces choses ! Si vous saviez comme je suis malheureux !...
— Je crois que je peux m’en faire une idée, dit-elle gravement, et je vous plains. Il est étrange de constater comme les actions que nous souhaiterions le plus tenir cachées, dont nous pensons souvent qu’elles sont de peu d’importance, peuvent s’imposer à nous alors que nous croyons les avoir oubliées...
— Cela n’a pas dû vous arriver souvent !...
— Qui peut savoir ? Nous avons tous nos faiblesses !... Je suppose que vous allez l’épouser, Guillaume ?...
— Ne me demandez pas ça ! Pas vous !
— Il n’y a pas d’autre solution. Vous avez commis une faute grave dont les conséquences le sont plus encore puisqu’elles ont atteint Élisabeth...
— L’épouser, c’est renoncer à ma fille ! Souvenez-vous : elle ne reviendra pas tant que celle qu’elle déteste sera chez nous. Si Lorna est vraiment enceinte... ce dont je ne suis pas encore certain et si l’enfant vient à terme, alors peut-être...
— Je n’aime pas les « si », Guillaume ! Ils sont trop commodes !
— Peut-être, mais moi je ne lui passerai pas la bague au doigt tant que je ne l’aurai pas vue accoucher et rien ne me fera changer d’avis !
— Vous pourriez au moins avoir pitié d’elle ! Ne comprenez-vous pas qu’elle est dans une situation impossible ?
— Elle a l’air de s’y trouver fort bien ! En outre, la décision d’Élisabeth la comble de joie. Elle va pouvoir régner en maîtresse, mais moi je ferai en sorte...
— Vous ne ferez rien du tout ! coupa Rose. Et vous allez même me jurer de ne rien tenter qui puisse porter atteinte à la mère ou à l’enfant ! A ce prix seulement, j’essaierai de fléchir Élisabeth, de lui faire comprendre... l’incompréhensible.
La fêlure soudaine de la voix, le charmant visage détourné vivement et caché un instant sous la blancheur d’un mouchoir serrèrent le cœur de Guillaume. Ainsi, elle aussi souffrait ? Cependant, elle trouvait le courage de plaider pour celle qui les séparait, de se soucier de sa sécurité...
— Je ferai ce que vous voulez, murmura-t-il. Que pourrais-je vous refuser alors que vous acceptez d’accueillir ma rebelle ?
— Vous n’en avez pas douté, j’espère ? Elle est ma filleule et j’espère qu’un jour elle sera ma fille. Ici, je veux croire qu’elle retrouvera la paix de l’âme... Cependant, je vais vous imposer une condition.
— Laquelle ? Vous savez bien que j’accepte tout...
— Celle-là vous sera pénible car il se peut que vous ayez des arrière-pensées, mais sachez ceci : je plaiderai pour vous mais je respecterai la volonté d’Élisabeth. Ne comptez pas sur moi pour lui tendre le piège de la tendresse : vous ne remettrez pas les pieds ici... à moins qu’elle ne vous réclame expressément !
— Vous me rejetez ? fit-il, atteint au plus sensible.
— Oui... pour votre bien. Il faut lui laisser du temps !... A moi aussi...
— Ah !
Il n’y avait rien à ajouter... Courbé sous le poids de ce silencieux anathème, Guillaume était retourné vers son cheval, vers sa nuit, gardant au fond des yeux la dernière image de Rose debout devant la tapisserie de verdure de son « confessionnal » qui jamais n’avait mieux mérité son nom. Dans la blancheur du peignoir à dentelles passé en hâte pour le recevoir, elle ressemblait à l’ange placé par Dieu à la porte du Paradis pour en interdire l’accès aux coupables du premier péché. Seule manquait l’épée flamboyante mais la colère douloureuse qui faisait scintiller les yeux d’émeraude possédait une puissance beaucoup plus redoutable. Et, bien qu’elle n’en eût rien dit, Guillaume était certain qu’elle ne lui pardonnerait pas...
Ce en quoi il se trompait. C’était à elle-même que Rose ne pardonnait pas d’avoir permis à un nouvel amour d’envahir un cœur où seul aurait dû régner jusqu’à l’heure dernière le souvenir de l’époux disparu. Sans doute recevait-elle à présent le salaire de la faute commise en abandonnant son deuil après seulement sept ans et en redevenant coquette pour la joie de se voir belle dans le regard d’un homme ? A présent, de plus nobles tâches l’attendaient et, avant tout, rendre l’ancienne joie de vivre à celle qui se confiait à elle...
Élisabeth ne pleura pas longtemps. Elle n’était pas fille à larmoyer pendant des heures, mais, après la tension supportée depuis la veille, elle avait éprouvé l’impérieux besoin d’ouvrir les vannes dès qu’elle s’était trouvée hors de la vue des siens. Rose n’essaya pas de l’en empêcher, ni même de la réconforter : elle la laissa pleurer sans dire un mot, se contentant de caresser doucement la tête nichée contre son épaule. Aussi le soulagement fut-il rapide : la voiture n’était pas à mi-chemin que la jeune fille se calmait et retrouvait même un sourire pour sa marraine :
— Je n’ose pas penser à ce que j’aurais pu faire si vous n’étiez pas là, soupira-t-elle en achevant de sécher ses yeux. Vous avez toujours été mon refuge et voilà que je vais à nouveau vous encombrer !
— C’est un mot que je te défends de prononcer ! Une marraine est toujours destinée à remplacer la mère lorsque celle-ci ne peut veiller sur son enfant. Je suis dans mon rôle... et puis je t’aime bien ! Chez nous tu es attendue avec affection, tu le sais. En outre, on ne te posera pas de questions.
En effet, une version officielle devait circuler : celle d’une sévère dispute entre Élisabeth et la « cousine anglaise » et son refus absolu de présenter les excuses réclamées par Guillaume. Cela expliquerait, au moins pour un temps, le fait qu’on ne le verrait plus à Varanville et retarderait d’autant les effets d’un scandale qui deviendrait cependant inévitable lorsque l’état de Lorna ne pourrait plus être caché.
— Nous allons être la risée du pays ! gémit Élisabeth alors que la voiture s’engageait dans la grande allée de Varanville. Comment Père ne le comprend-il pas ?
— Il ne le comprend que trop bien, mon petit, mais, à tout prendre, ce mariage sera un moindre mal.
— Un moindre mal alors que nous savons bien vous et moi... et les autres aussi qu’il va nous rendre tous très malheureux ? De toute façon que croyez-vous que l’on dira quand on saura que Père va épouser sa nièce et qui plus est la fille de son ancienne maîtresse parce qu’il lui a fait un enfant ? Il passera pour ce qu’il n’est pas : un affreux débauché comme... comme mon grand-père Nerville ! Ce ne serait pas pire s’il laissait Lorna mettre ses menaces à exécution.
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