— Oh si ! Dès l’instant où il répare, les réactions seront moins dangereuses. Tu sais il s’en est passé de drôles dans nos châteaux au cours des siècles. En outre, le caractère et la position de ton père font qu’on y regardera à deux fois avant de l’attaquer. Enfin, ajouta-t-elle avec une ombre de mélancolie, la beauté a toujours été une excuse aux yeux des hommes...
— Mais pas aux yeux des femmes ! Cette intrigante s’en apercevra quand elle les trouvera dressées contre elle...
Cette fois Rose ne répondit pas. Elle sourit seulement à Béline qui, durant tout le voyage, s’était contentée de regarder obstinément par la portière comme si elle découvrait le paysage pour la première fois. Naturellement, elle approuvait entièrement Élisabeth. Elle était d’ailleurs assez contente de revenir à Varanville où elle se plaisait bien...
Lorsque la voiture s’arrêta, ce fut Honoré, l’un des palefreniers émigrés des Treize Vents, qui vint à la tête des chevaux. Il salua la jeune fille d’un joyeux bonjour et celle-ci s’en trouva réconfortée. C’était bon de retrouver ici quelques-uns de ceux qui faisaient partie de son environnement quotidien. C’était bon aussi de retrouver la vieille demeure de granit un peu rosé — Varanville avait près de trois siècles de plus que la maison des Tremaine — , si harmonieuse avec ses hauts toits de schiste à reflets verts étalés comme une large jupe autour de l’élégante silhouette d’une tourelle octogone. La patine du temps mettait sa grâce sur ce charmant logis aux lucarnes fleuronnées posé comme un joyau précieux au cœur d’un jardin foisonnant où les fleurs du printemps feraient place aux roses de l’été. Il y en avait des centaines aux beaux jours : ainsi l’avait voulu Félix de Varanville en hommage à sa Rose, qui les aimait tant. Enfin, la Saire, à peine voilée par un rideau de saules argentés, jouait à taper sur ses grosses pierres pour faire de l’écume à peu de distance du château.
La chambre où Rose installa son invitée donnait sur la rivière. Guillaume y avait logé pendant la construction des Treize Vents. A l’époque, c’était une pièce un peu triste avec ses tentures fanées et ses boiseries encrassées par les ans, comme d’ailleurs la plus grande partie de la maison. Les Varanville, réduits au seul Félix qui revenait de combattre l’Anglais aux Indes en compagnie de son ami Tremaine, étaient loin d’être riches. C’était la raison pour laquelle l’adorable et malicieuse Rose de Montendre avait eu tant de peine à le convaincre de l’épouser. Mais, parvenues à leurs fins, la jeune femme et sa fortune avaient positivement ressuscité le manoir et son seigneur. A présent, la chambre d’Élisabeth, tendue de damas bouton d’or et de satin blanc, fleurie de grandes tulipes blanches, avec ses vieux meubles cirés à miroir, était la plus gaie qui se puisse concevoir. Aussi Victoire et Amélie tinrent-elle absolument à lui en faire les honneurs.
— C’est moi qui ai cueilli les fleurs ! annonça la blonde Victoire en aidant Élisabeth à ôter son manteau tandis que la brune Amélie protestait en fronçant sa frimousse de chaton :
— Cette chipie ne m’a pas permis d’en choisir une seule ! Alors moi j’ai demandé à Marie Gohel de te préparer du blanc-manger avec de la crème et de la confiture de fraises parce que tu l’aimes beaucoup. Tu verras, elle le fait aussi bien que Mme Bellec.
— Je n’en doute absolument pas et vous êtes toutes les deux des amours de me recevoir si gentiment !
— On n’a pas oublié comme tu t’es bien occupée de nous pendant qu’Alexandre était malade. Ce sont de ces choses dont il faut se souvenir ajouta l’aînée d’un ton doctoral...
En fait, les fillettes considéraient l’arrivée d’Élisabeth comme une véritable bénédiction. Depuis le départ d’Alexandre retourné à son école parisienne, la maison était un peu triste. Même Mme de Chanteloup était repartie dans son château pour y présider aux nettoyages et lessives de printemps. Elle adorait ces grands remue-ménage qui lui permettaient d’inventorier ses armoires et de houspiller un peu ses chambrières bien qu’en fait elle passât le plus clair de son temps chez Rose.
— Je tiens beaucoup à ce que vous trouviez toutes choses en ordre lorsque je mourrai... disait-elle.
Réduites à la seule compagnie de leur mère, toujours très occupée d’ailleurs et à celle de Mlle Letellier, l’ancien « porte-flacon-de-sels » de Mme de Chanteloup astreinte au chômage depuis que l’alerte douairière de quatre-vingts printemps avait renoncé à s’évanouir à tout bout de champ, et qui remplaçait tant bien que mal auprès d’elles sœur Marie-Gabrielle, Victoire et Amélie trouvaient le temps long. La visite d’Élisabeth était donc la bienvenue !
Peut-être eussent-elles été moins enthousiastes si elles avaient su que l’on ne verrait plus M. Tremaine et peut-être pas davantage les garçons ? Or, si Amélie vouait toujours à Adam la même tendresse paisible et pleine de certitudes, Victoire, surtout depuis son séjour aux Treize Vents, avait élu Arthur pour son roi et voyait en lui un héros laissant loin derrière lui tous les occupants de la Table ronde.
Le premier soir fut charmant pour Élisabeth et la première nuit délicieuse... Il est vrai que, durant la précédente, elle n’avait pas fermé l’œil, mais le calme du vallon où l’on n’entendait que le chant des oiseaux et celui de la rivière était divinement reposant. Les jours qui suivirent le furent presque autant. L’exilée volontaire se laissait prendre par le charme de son refuge et l’affectueuse attention qu’on lui prodiguait. Elle suivait Mme de Varanville dans ses champs, ses terres de culture ou ses vergers, montant généralement Rollon, l’un des chevaux de son père hébergés aux écuries du château. Ou alors, elle se promenait avec les petites et Mlle Letellier dans une campagne qu’elle connaissait bien, Béline préférant de beaucoup prêter la main à Marie Gohel. Les bords de la Saire avaient leur préférence. A d’autres moments, elle lisait, faisait de la musique avec Victoire qui touchait déjà joliment la harpe, ou brodait auprès de sa marraine. Rose venait d’entreprendre un vaste ouvrage de tapisserie destiné à recouvrir les belles chaises anciennes de la grande salle. Élisabeth en prit sa part avec empressement. En résumé, elle s’efforçait de remplir ses journées à ras bord afin d’être bien fatiguée lorsque venait le moment de gagner son lit et de s’endormir dès que sa tête touchait l’oreiller.
Cette façon de vivre toujours en compagnie sauf au moment du sommeil lui évitait de trop réfléchir et c’était ce qu’elle craignait le plus au monde. Elle était un peu comme un naufragé qui, trop heureux d’atteindre la Terre ferme après des heures d’une lutte épuisante contre les vagues, savoure le bonheur égoïste d’être entier et bien vivant mais qui sait très bien que le regret du bateau englouti le rattrappera un jour ou l’autre... Et puis, encore sous le coup de sa brutale décision, elle goûtait assez d’être une sorte d’héroïne à ses propres yeux comme à ceux de ses hôtesses : cela lui donnait l’impression de planer au-dessus des turpitudes terrestres vers ces hauteurs où l’air est plus pur et le ciel plus grand.
Un matin, en s’éveillant, elle entendit le cri des mouettes, alla pieds nus ouvrir sa fenêtre, vit que le temps était gris, avec des nuages qu’un vent fort chassait d’un bout à l’autre de l’horizon. Et le souvenir de la chère maison l’envahit sans qu’elle pût lui opposer la moindre défense.
Les mouettes, on en voyait souvent aux Treize Vents. Élisabeth aimait les regarder. Elle prenait plaisir à suivre leur vol, restant de longues minutes à contempler ces filles de la mer et du vent. Quelquefois en compagnie de son père.
Pour Guillaume, les blanches voyageuses possédaient le pouvoir de le ramener au temps de son enfance, aux heures passées sur le port Québec ou sur les rives du Saint-Laurent à les observer ou à leur jeter un peu de nourriture. Naturellement, il évoquait pour sa fille ces moments-là et peu à peu les mouettes étaient entrées dans le légendaire familial comme dans la vie quotidienne d’une demeure qui avait toujours l’air de leur tendre les bras. Ce n’était pas le cas à Varanville. Pour qu’elles remontent la rivière et s’enfoncent ainsi dans l’intérieur des terres, cela était signe de mauvais temps en mer. Comme Élisabeth, fuyant la tempête déchaînée sur les Treize Vents, les oiseaux cherchaient l’abri et le refuge, le calme et la paix. Seulement, une fois la bourrasque passée, elles repartiraient... Élisabeth, alors, pleura amèrement, désespérément sa maison perdue, sa vie rompue, ses racines dont elle sentait maintenant que leur arrachement était douloureux. Tout lui manqua d’un seul coup mais surtout ce père dont elle n’arrivait pas à démêler si elle le détestait plus qu’elle ne l’adorait. Une chose était claire : elle lui en voulait férocement de l’avoir obligée à le fuir, de n’avoir rien fait pour la retenir. Peut-être, après tout, était-il soulagé qu’elle l’eût délivré d’une présence hostile ? Et puis aussi, il y avait ce silence ! Varanville était une île de silence... Aucun bruit n’y arrivait, ou alors, si c’était le cas, on ne lui disait rien. Elle connut ainsi l’agacement des conversations qui tournent court lorsque l’on pénètre dans une pièce mais, par fierté et pour ne pas mettre ses amies dans l’embarras, elle faisait comme si de rien n’était. En résumé, les Treize Vents, distants d’une très petite lieue seulement, auraient pu être de l’autre côté de la Terre sans qu’on en sût davantage. L’arrivée des mouettes était le premier écho que le ciel renvoyait.
Aussi, le jour où la voiture du docteur Annebrun remonta l’allée de vieux chênes, Élisabeth en éprouva une telle joie qu’elle se jeta littéralement dans les jambes du cheval au risque d’être foulée aux pieds. Ce qui lui valut une salve de protestations du conducteur :
— Quelle idiote, mon Dieu ! Tu as tellement envie de te faire renverser ?...
— Non mais je m’aperçois que j’avais très, très envie de vous voir...
— Moi aussi. Sans quoi je ne serais pas là. Dis-moi un peu : comment vas-tu ?
— Comme on peut aller lorsque l’on vous a tout pris ! fit-elle d’un ton si amer que le médecin, descendant de son siège, vint passer un bras chaleureux autour de ses épaules.
— Personne ne t’a rien pris. Du moins sur le plan affectif. Quant au reste, c’est toi qui a choisi de couper les ponts. Ils ne sont pas très heureux là-bas, tu sais ?
La litote amena un pâle sourire sur les lèvres de la jeune fille mais ne lui fit pas oublier pour autant sa rancœur :
— Ils n’ont que ce qu’ils méritent ! Personne ne les oblige à subir une situation aussi dégradante !
— Qui entends-tu par « ils » ? Les garçons ?
— Bien entendu. Ils n’avaient qu’à suivre mon exemple !
— Et envahir Mme de Varanville avec armes et bagages, aussitôt imités, bien sûr, par Mr Brent, Potentin, Mme Bellec, Lisette et tout le reste du personnel ?
Sans attendre la réponse, il éclata de rire.
— Quelle enfant tu fais encore sous tes airs de gravite ! Tu n’imaginais tout de même pas que les Treize Vents allaient se vider comme sous l’effet d’une pompe aspirante pour laisser ton père et... ta cousine dans la sombre solitude des réprouvés ?
— Pourquoi pas ? Tôt ou tard, c’est ce qui les guette. Cette femme est le diable !... Au fait : est-elle vraiment enceinte ? Vous devriez savoir ça, vous, l’homme de l’art ?
— Elle ne veut pas que je l’examine mais, dans l’état actuel des choses, il est normal qu’elle se méfie de moi. Tout ce que je peux dire c’est qu’elle en a les symptômes : la fatigue, les nausées, la mine un peu... verdâtre. Il est vrai que ces malaises peuvent venir aussi de ses nerfs mal remis : elle n’a pas vraiment la vie rose. Ton père ne lui adresse pas la parole ; Adam tourne les talons dès qu’il l’aperçoit ; Arthur ne sait visiblement plus à quel saint se vouer. Seuls Mr Brent qui est amoureux d’elle et Kitty à qui elle continue à faire goûter tout ce qu’elle absorbe s’occupent d’elle et lui tiennent compagnie...
— Et elle accepte ça ? N’a-t-elle donc aucun amour-propre ?
— Oh, son orgueil est intact mais elle cultive la vertu de patience. Elle pense que les choses changeront lorsque l’enfant sera né. Ton père alors l’épousera et elle sera heureuse.
— Heureuse ? Avec un homme qui ne l’aime pas ? C’est de la folie.
— Non. Simplement elle a une extrême confiance dans sa beauté, son charme, tout ce qui fait d’elle une femme désirable. En outre... et c’est là le plus grave, elle l’aime vraiment, avec une passion qu’elle est sûre d’arriver à lui faire partager !
— Elle n’y arrivera jamais ! s’écria Élisabeth hors d’elle. C’est Tante Rose qu’il aime. J’en suis plus que certaine.
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