— Je partage d’autant plus ta certitude qu’il me l’a avoué. Seulement... c’est un homme et déjà sur le second versant de la vie. Une jeune femme aussi belle possède des armes bien puissantes. Tu les découvriras lorsque tu auras trois ou quatre ans de plus. Mais si tu veux mon avis, tu as rendu un fier service à ta rivale — il faut bien l’appeler ainsi ! — en claquant les portes derrière toi. Tu étais sa pire ennemie. Ton départ la débarrasse... même si elle a toute la maison contre elle.

Au lieu d’aller vers le château, tous deux s’étaient dirigés vers la charmille qui les assurait d’une certaine solitude. Ils marchèrent un moment sous les arbres sans plus rien dire. Pierre Annebrun guettait l’effet de ses paroles. Élisabeth réfléchissait. Soudain, elle s’arrêta :

 — Qu’essayez-vous de me dire ? Que je dois rentrer ?

 — Non. Je te connais bien : tu es beaucoup trop fière, trop pareille à ton père pour accepter déjà de prendre le « chemin de Canossa ». Encore que j’en sais qui seraient infiniment heureux ! Et ne va pas te mettre en tête que je suis ici en émissaire. Personne ne m’envoie. Je te l’ai dit : je viens seulement voir comment tu vas... Je t’aime beaucoup moi aussi...

Il la regardait avec tant d’affection dans ses bons yeux bleus qu’elle ne put s’empêcher de lui sourire et de prendre son bras pour continuer la lente promenade :

 — Vous êtes amplement payé de retour... mais vous êtes bien certain de n’avoir pas eu, derrière la tête, l’idée de me chapitrer ?

 — Pas davantage. Ce que je veux seulement c’est te mettre en face des réalités... et aussi de tes responsabilités.

Elle reprit feu instantanément :

 — Si quelqu’un en a, ce n’est pas moi. C’est mon père... c’est cette femme, c’est...

 — Taratata ! Ils en ont sans doute mais tu as les tiennes, celles de ta propre vie. Tu es libre, Élisabeth, entièrement libre ! Ton père pourrait user de son droit paternel et te faire ramener à la maison entre deux gendarmes. Tu es mineure et la loi est pour lui...

 — Je me demande comment Tante Rose prendrait une descente de police chez elle, ricana la jeune fille.

 — Très mal, bien entendu, et il ne peut pas en être question, mais je veux seulement te faire comprendre que tu dois réfléchir mûrement parce qu’une séparation définitive pourrait te faire autant de mal qu’à ton père. Tu pourrais la regretter un jour... quand il serait trop tard ! Pour l’instant ce n’est pas encore très grave. Tu n’es pas loin ; tu es dans une maison plus qu’amie et chacun pense que tu finiras par y être vraiment chez toi lorsque tu auras épousé Alexandre. Seulement, tu n’as que seize ans. Il n’en a pas davantage. Il vit à Paris et, jusqu’à présent, il n’y a entre vous aucun lien officiel...

 — Où voulez-vous en venir ?

 — A ceci : que se passerait-il si l’un de vous deux s’éprenait de quelqu’un d’autre ? Si c’est toi, il sera normal que tu suives ton cœur là où il te mènera, mais si c’est lui ? Crois-tu qu’il te sera possible de continuer à demeurer ici ?

Élisabeth devint très rouge et détourna la tête pour cacher cette émotion.

 — Je n’ai jamais envisagé cela, fit-elle d’une voix assourdie. Entre Alexandre et moi les liens sont tellement solides ! Mais il est vrai que nous n’avons jamais parlé d’amour.

Comment imaginer, en effet, que les plans affectueux établis depuis si longtemps pussent s’effacer soudain ? Elle était sûre d’Alexandre comme il était sûr d’elle pourtant.. Pourtant il y avait eu un moment dans sa vie de petite fille où l’image d’un jeune garçon blond s’était imposée à la place de celle d’Alexandre. Une image qu’Élisabeth n’avait jamais réussi à gommer tout à fait, qui, parfois, la troublait encore... Sans doute possédait-elle trop d’orgueil pour imaginer que pareille aventure puisse arriver à son ami d’enfance, son chevalier de toujours. Et cependant...

 — Vous avez sans doute raison, fit-elle enfin. Tout cela est possible ! Seulement, vous oubliez qu’il n’y a pas au monde que les Treize Vents et Varanville et qu’il peut exister, pour une fille comme moi, une autre solution...

 — Laquelle ?

 — Le couvent ! La Révolution est loin, maintenant. Il s’en rouvre dans toute la Normandie, dans toute la France...

Soudain, une boule se noua dans sa gorge. Elle leva sur Annebrun des yeux pleins de flammes et de désespoir.

 — Après tout, s’écria-t-elle, c’est peut-être le seul endroit au monde où j’aurai enfin la paix ?...

Les sanglots éclatèrent comme crève un nuage d’orage. Si brutalement même que le médecin ne réagit pas tout de suite quand la jeune fille s’enfuit en courant, plongeant à travers les massifs du jardin de la même façon qu’elle se fût jetée à la mer. Le docteur Annebrun n’essaya même pas de la suivre mais il cria :

 — Oublie ça ! Ce n’est pas une vie pour toi, Élisabeth ! Tu ne pourrais pas la supporter ! Reviens, je t’en prie ! Reviens !...

Mais seul l’écho lui répondit. Alors, il retourna vers le château afin de mettre Mme de Varanville au courant de ce qui venait de se passer.

 — Vous avez bien fait de ne pas courir après elle, approuva celle-ci. Elle se calmera d’elle-même. Et puis je lui parlerai mais pas ce soir. Elle doit être trop malheureuse.

 — Vous pensez que j’ai eu tort ?

 — Non. Les torts sont peut-être de mon côté. Voilà plusieurs jours que je m’interroge...

 — Des torts, vous ? Où allez-vous les chercher ?

 — Auprès de Guillaume. Je... Je lui ai défendu de venir ici pour éviter de blesser davantage Élisabeth. A présent, je me demande si je ne pensais pas surtout à moi alors qu’il est peut-être le seul capable de reconquérir ce cœur en train de se fermer ?

 — C’est possible mais, de toute façon, il est encore trop tôt. Attendez de voir comment vont évoluer les choses aux Treize Vents. Je vous tiendrai au courant. Dites-le à Élisabeth...

Lorsque celle-ci rentra, la nuit tombait et Rose était morte d’inquiétude, mais elle n’eut pas le courage d’un reproche quand la jeune fille, échevelée et défigurée par les larmes, vint se jeter dans ses bras en demandant pardon puis monta se coucher sans vouloir souper.

 — J’espère que cela passera, dit-elle avec un pauvre sourire, mais j’ai vraiment besoin d’être seule. Il ne faut pas m’en vouloir...

 — Fais à ta guise, ma chérie ! Sans oublier toutefois qu’il peut être bon de parler, de se confier.

Le lendemain, Élisabeth changea sa façon de vivre : entre les repas où elle se contraignit à une scrupuleuse exactitude, on ne la vit plus qu’à cheval. Elle monta matin et soir, seule la plupart du temps malgré les ronchonnements d’Honoré, le palefrenier des Treize Vents qui n’aimait pas beaucoup ce goût soudain des grandes courses. Il alla dire ce qu’il en pensait à Mme de Varanville, escorté d’ailleurs de Béline qui se souciait presque autant que lui, mais Rose voulait que la jeune fille se sentît tout à fait libre.

 — Laissez-la tranquille ! dit-elle. Tout ce que j’espère est que ses promenades la ramèneront vers une demeure qui, certainement, lui manque de plus en plus...

En fait, c’était vers la mer qu’Élisabeth se dirigeait toujours. L’immense paysage marin que l’on découvrait des Treize Vents lui manquait et aussi l’animation de Saint-Vaast au marché du vendredi, lorsque revenaient les barques de pêche, ou même les allées et venues des soldats entre les deux forts. Varanville était un nid de verdure enfoncé dans les terres, enfermé dans les arbres, avec un horizon clos animé seulement par le friselis cristallin de la Saire. L’idée d’y vivre à jamais lui semblait chaque jour un peu plus difficile. Alors, pour se donner l’illusion de l’évasion, elle menait son cheval jusqu’au bord des rochers ou encore sur les grèves dont tous deux suivaient le dessin dans le clapotis des vagues dont l’écume mouillait les jambes fines de l’animal. Parfois, la jeune cavalière mettait pied à terre et barbotait avec lui allègrement.

Comme ils n’allaient pas toujours au même endroit, ils firent des découvertes, rencontrèrent des pêcheuses de coques, des ramasseurs de moules ou ceux qui récoltaient le varech, les algues, le goémon, le fucus dont on faisait le meilleur engrais. Élisabeth leur disait quelques mots et presque tous souriaient à cette belle enfant dont la chevelure flamboyante dansait sur l’amazone de velours vert.

Un jour, au gré de sa capricieuse errance, Élisabeth aperçut sa maison et en ressentit un choc si douloureux qu’elle n’en dormit pas de la nuit, torturée par la pensée d’en être privée pour toujours et reprise par les démons de la haine et de la rancune. Ceux de là-haut vivaient leur quotidien sans se soucier vraiment de celle que peut-être ils commençaient à oublier. Oh, l’envie de galoper jusque-là pour en arracher, comme une dent cariée, celle qui s’y tapissait afin d’y couver impunément son œuf pourri d’avance ! Dans sa fureur désespérée, l’exilée volontaire en venait même à regretter que le feu n’eût pas dévoré les Treize Vents jusqu’à la dernière poutre...

Ce fut le lendemain qu’elle retrouva la crique.

Depuis la nuit de mai où, avec son père, elle avait escorté le bailli de Saint-Sauveur et son jeune compagnon jusqu’au bateau qui les emporterait vers l’inconnu, Élisabeth n’était jamais revenue là. Guillaume, d’ailleurs, dès le retour à la maison, exigea de sa fille qu’elle n’y retournât pas. D’abord parce que c’était assez loin et ensuite afin de ne pas entretenir chez elle une illusion que le temps pouvait rendre dangereuse.

Cette fois, le hasard était seul coupable mais, à revoir le lieu où elle et Louis-Charles s’étaient dit adieu, son cœur plein d’amertume éprouva une joie si douce qu’il ne trouva plus le courage de s’éloigner. D’ailleurs, il n’y avait plus aucune raison. Alors, chaque jour, elle retourna sur la petite plage au bord de la lande.

Armée d’un carnet et d’un crayon, elle s’asseyait sur un rocher pour dessiner ou pour jeter sur le papier ce que l’instant lui inspirait, mais, le plus souvent, elle ne faisait rien, contemplant seulement le paysage, les moirures de la mer, les reflets de la lumière, la mousse légère que soufflaient les vagues quand le vent se levait. C’était la saison des nids, alors elle évitait d’escalader les rochers afin de ne pas déranger les mouettes qui l’eussent accueillie de cris furieux, mais elle s’étendait volontiers dans l’herbe, un brin entre les dents, suivant des yeux la fuite des nuages. Ce fut bientôt le seul endroit où elle se trouvât bien parce qu’elle y rejoignait ses rêves, surtout quand, d’aventure, une voile passait au large. Et comme il n’y avait jamais personne, elle pouvait imaginer que ce bout de côte lui appartenait. Il devenait le royaume où elle pouvait rejoindre celui qui l’y avait quittée...

Un matin, alors qu’elle venait tout juste d’arriver et que, debout à la frange du flot, elle regardait la mer en protégeant ses yeux d’une main à cause de la réverbération, elle crut apercevoir une tache qui grandit, prit forme jusqu’à ce qu’il soit possible de reconnaître les blanches voiles d’un navire. Son approche permit de voir qu’il s’agissait d’un lougre à trois mâts, l’un de ces petits bâtiments utilisés pour la pêche ou le cabotage. Celui-ci semblait bon marcheur et, chose étrange, il venait droit vers la plage.

Instinctivement, la jeune fille recula jusqu’à la lisière des sables, rejoignit son cheval qu’elle attachait toujours à un pin tordu et attendit. Le voilier, en effet, s’arrêtait dans la crique, laissait filer son ancre, tandis que deux hommes prenaient place dans le petit canot attaché à l’arrière. L’un resta debout, l’autre saisit les rames.

Lorsque l’embarcation atteignit la terre, un jeune homme blond dont les cheveux brillaient au soleil descendit et marcha vers la lande et vers celle qui l’y observait. Il était entièrement vêtu de noir, depuis les bottes jusqu’à l’ample manteau à triple collet que le vent du matin faisait voltiger. Grand, mince, d’une parfaite élégance en dépit de la simplicité de sa mise, il s’avançait d’un pas égal et sûr : celui d’un homme déterminé.

Cependant, à mesure qu’elle le distinguait mieux, Élisabeth sentait son cœur battre à un rythme plus vif. Surtout quand elle vit qu’il souriait : un beau sourire dont s’illuminaient ses magnifiques yeux bleus.

Elle voulait s’élancer à sa rencontre et, cependant, elle était incapable de bouger, figée par la crainte d’une erreur où s’abîmerait la grande joie qui lui venait. S’il s’agissait seulement d’un mirage né de ses rêves insensés ?

Mais non, il était bien là ! Debout à quelques pas d’elle, il étendit ses mains comme pour les lui offrir ou pour l’attirer à lui.