« Pourquoi toi et pas moi, Marie ? » songeait-il avec l’impression que sa vie s’achevait la, qu’il n’avait plus rien à en attendre puisqu’il n’était plus possible d’espérer voir celle qu’il aimait tant revenir vers lui.
Le poids de la douleur l’accabla soudain. Il se laissa lourdement tomber à genoux et, enfouissant sa figure dans ses mains, pleura sans honte l’unique amour de sa vie...
Une main fermement posée sur son épaule le ramena à la réalité.
Lord Astwell murmurait :
— Relevez-vous, je vous en prie ! Voilà Édouard !
La porte de la chambre venait, en effet, d’émettre un léger grincement. Vivement remis sur pied, Guillaume se contraignait à ne pas se retourner vers l’arrivant. Tirant de sa poche un mouchoir, il fit toute une affaire de s’y moucher, ce qui lui permit d’essuyer ses larmes.
Lentement Édouard Tremayne s’approcha du lit. Guillaume l’eut bientôt dans son champ de vision et put contempler de profil cet inconnu qui, cependant, était son neveu mais dont il n’eût jamais imaginé, le rencontrant au hasard d’une rue, qu’il pût exister entre eux le moindre lien de famille. Le fils de Richard, le traître de Québec7, ne ressemblait en rien à son père.
L’aîné des fils du docteur Tremaine avait été brun acajou comme celui-ci, lourdement charpenté à son image, mais, contrairement à lui, il enrobait de graisse des muscles à peu près inexistants. Quant aux traits de son visage, ils étaient d’une banalité à laquelle seul un caractère désagréable parvenait à donner quelque relief. Or, son fils aurait pu servir de modèle pour une statue grecque. Il en possédait le nez droit prolongeant un front dont il était difficile d’apprécier la hauteur sous les boucles brillantes, du même blond argenté que celles de Marie-Douce, la bouche très ourlée et légèrement boudeuse, l’œil grand et bien fendu mais d’une curieuse couleur vert pâle tirant sur le jaune. D’assez haute taille, il était bâti en homme habitué aux exercices physiques et, à voir la façon dont il était vêtu, Guillaume pensa qu’il contemplait à cet instant un parfait spécimen de ces dandys que les tailleurs français s’efforçaient de prendre pour modèle.
Coupé très certainement par un maître de Sackville Street, son habit de fin drap gris foncé, dont le col de velours noir brillant touchait presque ses oreilles, offrait l’image suprême du bon ton, même s’il évoquait assez mal la notion de deuil. Le pantalon, collant à l’extrême, était dun gris plus clair ainsi que le gilet de soie, coupé droit sur le ventre. La cravate, de mousseline immaculée, était nouée avec art et retombait en jabot du col haut et empesé de la chemise qui maintenait la tête droite. Des breloques tintaient à la chaîne d’or barrant le gilet dont le jeune homme — Tremaine devait l’apprendre par la suite — faisait venir la soie du Siam. Enfin, un monocle pendait à un ruban noir passé autour du cou. Une œuvre d’art en quelque sorte mais qui inspira aussitôt à Guillaume de la répulsion. Ce garçon trop beau semblait dépourvu d’âme. Pas la moindre émotion sur le marbre de ce visage tandis qu’il considérait la dépouille mortelle de sa mère en tripotant machinalement du bout des doigts le petit rond de verre cerclé d’or.
Soudain, Édouard se cassa en deux. saluant profondément, puis vira lentement sur ses talons et son regard accrocha celui, sévère, de cet inconnu qui le fixait. Il eut un haut-le-corps, redressant sa tête arrogante avec une expression de dédain, et enfin se dirigea vers la porte. Aussitôt, sir Christopher fit signe à Guillaume de le suivre et emboîta le pas du jeune homme. Il le rejoignit tandis qu’il traversait la galerie sur laquelle ouvraient les chambres et il l’interpella rudement :
— Édouard !
Le jeune homme s’arrêta mais mit une évidente mauvaise volonté à se retourner :
— Eh bien ? fit-il seulement.
La voix du vieux gentilhomme tonna soudain :
— Tant que vous serez chez moi, vous vous comporterez correctement et non comme ces ruffians et ces cochers que vous fréquentez et auxquels vous vous efforcez de ressembler. Qui vous a appelé d’ailleurs ? Je ne crois pas vous avoir fait prévenir.
L’autre perdit d’un seul coup de sa superbe et prit un air gêné :
— Veuillez m’excuser, mylord ! De toute façon j’avais décidé de venir mais j’ai rencontré ce Jeremiah Brent, le précepteur du... de...
— De votre frère ! Et alors ?
— Il furetait sur le port avec deux de vos gens. Il paraît que... ce charmant enfant s’est sauvé ?... Bref, il m’a dit que l’état de Mère s’aggravait... Alors, me voilà !
— Vous n’imaginez pas que je vais vous en remercier ? Il y a longtemps que vous devriez être là ! D’autre part, vous vous conduisez comme si ce château était une auberge. Votre premier devoir était d’en saluer les maîtres : votre mère... et moi. Sans oublier ceux que j’y reçois si, d’aventure, vous les rencontrez !
Instantanément, Édouard retrouva son aplomb. Sa belle bouche s’étira en un sourire moqueur :
— J’ai déjà présenté les excuses qui vous sont dues mais je ne vois pas pourquoi je me mettrais à saluer des inconnus simplement parce qu’ils sont ici. Ne m’obligez pas à vous rappeler que je suis noble et ce personnage...
— Est votre oncle, Mr Guillaume Tremaine qui a bien voulu venir de Normandie sur ma demande.
— Ah ! L’homme du Cotentin !... Il en a bien l’air, fit le jeune homme en chiquenaudant son jabot. Sur cette insolence, il eut un bref rire de gorge parfaitement déplaisant qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Tremaine, déjà peu enclin à la patience. Écartant doucement lord Astwell, il se planta devant le dandy qu’il dominait d’une bonne demi-tête :
— Et de quoi ai-je l’air, s’il vous plaît ?
Sous le regard fauve, aussi peu rassurant que possible, qui le fusillait de son double feu, Édouard eut un léger frémissement mais, pour ne pas perdre la face, il s’obligea à faire bonne contenance :
— Boh !... D’un hobereau provincial ! fit-il en agitant son monocle avec affectation tout en examinant le nouveau venu dont la mise, cependant, ne justifiait guère son dédain. Depuis la mort de sa femme, Guillaume s’habillait de noir le plus souvent mais, lorsqu’il voyageait ou se déplaçait à cheval, il adoptait plus volontiers le gris fer ou le vert foncé. C’était le cas ce jour-là et son habit était, dans sa simplicité, d’une irréprochable élégance. Les culottes collantes en casimir noir qui s’enfonçaient dans les bottes à revers dessinaient vigoureusement ses longues jambes maigres et musclées et sa veste soulignant des épaules puissantes susceptibles de faire réfléchir même un sportman entraîné.
— Puisque vous êtes mon neveu — ce dont je ne me réjouis guère — , je serais en droit de vous apprendre la politesse en vous infligeant une correction méritée, mais votre mère vient tout juste de s’éteindre dans cette demeure où l’on m’a accueilli en ami et je la respecterai...
— Vous imaginez-vous que je me laisserais rosser sans vous rendre coup pour coup ? J’ai vingt-huit ans... cher oncle et si je m’occupais de vous, vous pourriez vous retrouver en piteux état. Mais puisque nous en sommes aux liens de famille, vous auriez pu ajouter que vous êtes aussi le père de cet aimable bambin qui est la honte de notre famille et que nous devons à une aberration heureusement passagère de notre pauvre mère...
La gifle claqua comme une porte que l’on referme violemment et jeta Édouard à terre mais déjà Guillaume était sur lui et, l’empoignant par les revers de son habit, le remettait sur pied. Ses yeux flambaient à présent d’une fureur meurtrière :
— Osez l’insulter encore et je vous démolis, misérable imbécile ! Vous, en tout cas, vous êtes bien le fils de votre père, et si j’étais vous je ne me vanterais pas d’un titre ramassé par un traître dans le sang répandu sur les plaines d’Abraham8...
Edouard essayait de reprendre pied sur le sol. En vain ! D’une brutale poussée, Guillaume l’envoya rouler jusqu’à la rampe de l’escalier menant au rez-de-chaussée contre laquelle, à demi assommé, il resta inerte un instant. La scène avait été si rapide que sir Christopher n’avait même pas eu le temps d’essayer de s’interposer. Peut-être d’ailleurs y trouva-t-il un certain plaisir car une lueur brillait dans ses yeux lorsque Guillaume revint à lui pour s’excuser.
Cependant deux autres témoins venaient d’apparaître sur la galerie et ce fut devant eux qu’Édouard, à demi groggy, se trouva étendu : une jeune femme et un gamin aux cheveux roux en désordre dont la vue figea Tremaine, lui faisant même oublier de se justifier auprès de son hôte. Quant à la nouvelle venue, elle était d’une beauté à couper le souffle.
Quand elle s’immobilisa en haut des marches, une main sur la rampe, la lumière d’un flambeau posé sur un coffre et que l’on avait oublié d’éteindre fit rayonner, sous le grand chapeau de velours noir cavalièrement retroussé, une somptueuse chevelure cuivrée et d’immenses yeux d’or pailletés de vert qui scintillaient comme des émeraudes... Ceux-ci se posèrent avec un rien d’amusement sur la forme effondrée du baronnet :
— Eh bien, Édouard, que faites-vous donc là ? dit-elle avec une feinte sévérité. Quelle tenue négligée ! C’est bien la première fois que je vous vois vous traîner par terre ! Cherchez-vous quelque chose ?
Néanmoins, elle lui tendit une main secourable qu’il prit machinalement. L’enfant regardait lui aussi l’homme à terre, mais avec une expression bien différente : c’était une joie sauvage, une exultation profonde qui irradiait son étroit visage. De toute évidence, il vivait là un des moments intenses de sa courte existence : voir à ses pieds, mordant la poussière, l’homme qu’il haïssait de tout son cœur...
Celui-ci se relevait avec un air égare qui se changea soudain en fureur :
— Vous allez me payer ça, monsieur le rustre !... Nous allons nous battre et... C’est à vous que je parle, Tremaine ! Regardez-moi au moins !
Mais Guillaume ne l’entendait pas. Il regardait cette femme et cet enfant tour à tour : bouleversé par l’éclat de l’une, sa ressemblance avec celle qui venait de mourir, et par cette figure juvénile où il retrouvait bien des traits du gamin blessé de Québec. Devinant ce qu’il éprouvait, lord Astwell s’interposa enfin et repoussa Édouard :
— En voilà assez, maintenant ! Ce qui vous est arrivé, vous l’avez bien cherché. Regagnez votre appartement où l’on vous servira. Nous parlerons ce soir...
Maté, Édouard se retira vers les profondeurs de la galerie sans que personne lui prête la moindre attention. Sir Christopher, tendant une main affectueuse, alla vers la jeune femme :
— Chère Lorna !... Vous l’avez donc retrouvé ? Où était-il ?
— Beaucoup plus près que nous ne l’imaginions ! L’idée m’est venue tout à coup de chercher à Cambridge, chez ce vieux maître de Christ’s College que vous avez eu ici l’été dernier pour étudier vos livres orientaux et qu’Arthur suivait partout...
Lord Astwell fronça les sourcils :
— Le professeur Garrett ? Arthur était chez lui et il ne m’a pas prévenu ?
Le garçon alors prit la parole. Relevant sa tête qu’il tenait baissée avec un air plus têtu que contrit, il déclara :
— Je lui ai dit que, s’il vous avertissait, je m’échapperais encore et, cette fois, j’irais me noyer ! Il sait très bien que j’en suis capable !
— C’était le mettre dans une situation délicate. Qu’espériez-vous de lui ?
— Des conseils... et puis un peu d’argent. Enfin qu’il m’aide à m’embarquer : son fils commande un des navires de la West India Company et il va bientôt repartir. Je l’ai supplié de me laisser attendre chez lui. Je dois avouer qu’il n’avait pas encore consenti et m’avait demandé à réfléchir trois ou quatre jours...
Sir Christopher claudiqua jusqu’à lui et posa sur son épaule une main ferme :
— Et votre mère, Arthur ? Comment avez-vous osé l’abandonner alors qu’il lui restait si peu de temps à vivre ? Sa douleur...
— Elle se souciait bien peu de moi, ces derniers temps ! lança le jeune garçon avec violence. Ce qu’elle attendait c’était l’homme à qui elle voulait me léguer comme si j’étais une commode ou un portrait de famille ! Elle ne pensait qu’à lui ! Alors je lui en ai voulu et je pensais qu’en apprenant mon départ elle comprendrait enfin que je ne voulais pas me laisser exiler chez ces damnés Français !
— Peut-être a-t-elle compris ? Seulement, elle est morte sans vous avoir embrassé une dernière fois. Je pense que cette idée sera pour vous une punition suffisante, Arthur.
Les yeux de l’enfant s’emplirent de larmes. Il chercha un mouchoir, n’en trouva pas et, d’un geste rageur, passa son bras sur ses paupières pour les essuyer, rééditant, sans le savoir, un geste jadis familier à son père. Celui-ci retint un sourire mais tira de sa poche un carré de batiste blanche et le lui tendit en silence. Un peu comme si c’était un rameau d’olivier....
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