Cependant les prunelles bleu-vert du jeune garçon — si semblables à celles de Marie ! — ne s’adoucirent pas. Et pas davantage sa voix lorsqu’il demanda après avoir refusé l’offre :
— C’est vous qui êtes mon père ?
Sans répondre, Guillaume le mena vers un grand miroir ovale placé en face de l’escalier et s’y plaça auprès de lui.
— Qu’en pensez-vous ? dit-il enfin.
L’enfant contempla un instant la double image :
— Je vous ressemble, c’est vrai ! Mais je ne crois pas que ça me fasse plaisir...
D’un mouvement vif, il tourna les talons, s’élança dans la galerie en courant et disparut dans les profondeurs de la maison. Plus atteint qu’il ne voulait se l’avouer, Guillaume rejoignit le châtelain. Il s’inclina devant lui :
— Il me reste à vous remercier de votre accueil, lord Astwell, et à vous prier de bien vouloir faire avancer ma voiture...
— Vous nous quittez ? fit celui-ci, visiblement peiné. Est-ce à dire que vous renoncez ?
— Je ne renonce à rien, sinon à votre hospitalité qui pourrait vous être une gêne, surtout après ce qui s’est passé entre... sir Édouard et moi... Il vaut mieux que vous puissiez régler cette affaire de famille entre vous. Je vous prie de m’indiquer une bonne auberge à Cambridge, j’y attendrai votre décision. Et surtout celle d’Arthur. Vous me la ferez connaître après les funérailles... auxquelles je... j’aimerais beaucoup assister si vous voulez bien m’en communiquer le jour et l’heure...
— Je ne peux vous donner tort. A votre place, c’est sans doute ce que je ferais. Il y a un bon hôtel, University Arm’s, dans Regent Street. Dites que vous êtes de mes amis : vous y serez bien. Du moins je le crois.
Les deux hommes se serrèrent la main avec une chaleur inattendue. Ce fut peut-être ce qui incita Guillaume à demander :
— Me permettez-vous d’aller... lui dire un dernier adieu ? Seul !
— C’est bien naturel. Vous connaissez le chemin...
— Merci.
Après s’être brièvement incliné devant Lorna, Guillaume se dirigea vers la chambre mortuaire où seule, à cet instant, veillait Kitty pleurant de tout son cœur la tête enfouie dans les dentelles de la courtepointe. Son chagrin était si profond qu’elle n’entendit pas entrer Guillaume et celui-ci, touché, s’efforça de ne pas révéler sa présence.
Un long moment, il emplit ses yeux du pâle et doux visage qu’il ne reverrait plus en ce monde, qui ne s’illuminerait plus à son approche, qui ne viendrait plus jamais se nicher contre son épaule. Tout s’arrêtait là et Guillaume ressentit une grande lassitude comme si la terre venait de perdre à la fois sa couleur et son parfum... Il regrettait même d’avoir promis de patienter encore un peu dans ce pays qu’il détestait plus encore que par le passé. Tout ce dont il avait envie, à présent, c’était de retrouver son bateau, la mer qui ne l’avait jamais déçu et, au-delà, l’antique presqu’île normande où l’attendaient sa maison, sereine et belle sur son promontoire battu des vents, et surtout le sourire d’Élisabeth, sa fille de quinze ans...
Sans que Kitty, absorbée dans son chagrin, en eût conscience, il posa une dernière fois ses lèvres sur les doigts menus et déjà froids refermés autour d’un petit bouquet de bruyère et de roses, retenant le sanglot qui montait à sa gorge, puis, sur la pointe des pieds, il sortit comme on s’enfuit. Lorsqu’il referma la porte, il vit que Lorna était devant lui et, à nouveau, sa beauté le frappa autant que sa ressemblance avec sa mère.
Revoyant en pensée le visage osseux d’Arthur, il songea que Marie s’était curieusement partagée entre ces deux enfants-là. L’un éclairait de ses yeux à elle une figure résolument Tremaine, l’autre possédait ses traits dans leur exquise perfection mais transposés, changés par les deux lacs scintillants des prunelles, si vastes qu’ils posaient une sorte de masque brillant sur la peau à la fois chaude et lumineuse.
En voyant que sa présence le surprenait, elle eut un petit sourire vite effacé :
— Nous n’avons pas encore échangé une seule parole, dit-elle et j’ai pensé que c’était dommage... Puis-je vous accompagner jusqu’à votre voiture ? On vient de l’avancer.
— J’en serais heureux. C’est une attention délicate et je vous en remercie...
Côte à côte, ils descendirent le vieil escalier de chêne dont les marches grinçaient un peu sous leurs pas puis ils traversèrent le hall sans avoir prononcé une parole. Pourtant, Guillaume ressentait comme une caresse le frôlement soyeux de l’ample robe de satin noir ainsi que le parfum léger, indéfinissable mais délicieux, qui en émanait. Ils avaient atteint la grande porte lorsque Lorna murmura :
— Ainsi vous êtes mon oncle ? C’est presque impossible à croire, fit-elle, employant le français pour la première fois, avec d’ailleurs une parfaite aisance.
— Pourquoi ?
— S’il vivait encore, mon père aurait largement dépassé la soixantaine. Il semble que vous en soyiez fort éloigné.
— Moins que vous ne le pensez. Lui et moi avions une assez grande différence d’âge mais cela ne change rien à nos liens familiaux. Vous êtes bien ma nièce. Ou plutôt ma demi-nièce car nous n’avons pas eu la même mère.
— Je crois que j’aime mieux cela. Ne me demandez pas pourquoi ; je ne saurais vous le dire... Mais à présent dites-moi : vous allez vraiment emmener Arthur ?
— Uniquement s’il le veut bien. Je refuse qu’on le contraigne.
— C’est pourtant la seule perspective valable pour lui. A condition, bien sûr, que vous vous sentiez capable de lui donner un peu de ce qu’il vient de perdre. Il vous paraît peut-être difficile de l’imaginer étant donné sa conduite, mais il adorait Mère. Que trouvera-t-il auprès de vous ? Avez-vous une famille à lui offrir ? Peut-être que votre femme...
— Elle est morte sur l’échafaud, pendant la Terreur, mais j’ai deux enfants : une fille de quinze ans, un fils du même âge qu’Arthur et je pense qu’ils l’accueilleraient volontiers... Cependant, permettez-moi une question !
— Je vous en prie.
— Pour vous soucier ainsi de ce garçon, il faut que vous l’aimiez et l’on m’a dit que vous alliez contracter prochainement un grand mariage. N’y a-t-il vraiment pas de place pour lui dans les châteaux qui vous attendent ? Au moins jusqua ce quil puisse réaliser son rêve ?
D’une main posée sur son bras, elle l’arrêta et lui fit face, si proche soudain qu’elle était presque contre lui. Il vit alors que ses lèvres tremblaient :
— C’est justement parce que je l’aime que je préfère le savoir assez loin pour être en sécurité. Et puis, ajouta-t-elle d’un ton plus léger, mon futur époux n’a aucune envie de s’encombrer de ma famille. Dans une certaine limite, je peux le comprendre...
— Il vous épouse et ose formuler des exigences ? Il devrait délirer de bonheur car j’imagine qu’il n’est pas votre premier prétendant ?
Elle eut un rire léger qui rendit à Guillaume celui de Marie-Douce :
— Est-ce une manière galante de me faire entendre qu’il est grand temps pour moi d’acquérir un époux ? Il est vrai que j’ai déjà vingt-sept ans. Il est vrai aussi que ce cher Thomas patiente depuis un certain nombre d’années et que, pour rester maître de la place, il a déjà éliminé quelques concurrents. Cela dit, rassurez-vous : il délire convenablement...
— Et vous ? Est-ce que vous l’aimez ?
— Ce n’est pas une question à poser, mon cher oncle, et, en vérité, vous êtes incorrigibles, vous les Français : à vous entendre on croirait que l’amour est la grande affaire d’une existence...
— Si à votre âge vous ne le pensez pas, je vous plains. Votre mère était une toute petite fille lorsque je l’ai rencontrée et je n’étais pas beaucoup plus vieux qu’elle. Pourtant, après tant d’années, mon amour pour elle est demeuré intact...
Un voile de gravité s’étendit sur le lumineux visage de l’étrange fille :
— De même que le sien pour vous et c’est au nom de cet amour que je vous conjure d’emmener Arthur...
Ayant dit, elle le poussa doucement dehors et referma sur lui la porte du château. La voiture de Guillaume l’attendait entre deux valets de pied dont l’un lui ouvrit la portière. Sur le siège, Sam Weldon, sans doute impressionné par le décor, observait une immobilité de statue. Ce fut seulement lorsque son passager eut prit place qu’il demanda :
— Où... Votre Seigneurie désire-t-elle aller ?
L’un des valets s’enquit auprès de Guillaume puis transmit la destination. Le cocher fit claquer son fouet et la voiture chargée des bagages partit au grand trot... Debout derrière l’une des hautes verrières du vestibule, Lorna Tremayne la regarda se fondre dans le crachin qui noyait le parc. Son sourire comme l’expression de son visage étaient indéchiffrables...
Deux jours plus tard, les funérailles de Marie étaient célébrées dans la chapelle surmontée d’une tour carrée construite au milieu d’un bosquet, et selon le rituel de la religion catholique qu’elle n’avait jamais abandonnée depuis son enfance. La cérémonie, fort simple, représentait à la fois un coup d’audace et une victoire personnelle de sir Christopher. En effet, si, depuis le début du règne de George III, l’Église anglicane fermait les yeux sur la présence de quelques prêtres « papistes » autour de ses églises, si les catholiques pouvaient prier comme bon leur semblait et recevoir leurs sacrements dans le privé, ils étaient encore l’objet de mesures discriminatoires : ainsi il leur était défendu d’ouvrir des écoles. Quant à leurs mariages et leurs enterrements, ils n’étaient célébrés en public que selon le rite anglican.
Marie reçut la bénédiction du chanoine français émigré que Guillaume avait aperçu dans sa chambre et qui veillait d’ailleurs, depuis plusieurs années, à ses besoins spirituels. Il vivait dans une ancienne dépendance du château où lord Astwell l’avait installé.
Comme dans la plupart des grandes demeures anglaises, la sépulture des seigneurs du domaine se trouvait aux confins du parc et du village qui en dépendait. C’est là que, finalement, le corps de la défunte fut déposé, dans une niche encore vacante.
Tant que dura la pénible cérémonie, Guillaume partagea son attention entre sir Christopher, Lorna et le jeune Arthur. Plus pâle encore que de coutume et les yeux marqués de cernes presque noirs, le veuf semblait pourtant toucher à un étrange bonheur : avant de quitter le caveau il eut, en touchant le cercueil, un geste qui signifiait : « Je reviens bientôt. Tu ne seras pas seule longtemps. » Et Guillaume se sentit envahi d’une amère jalousie qui devenait plus âpre encore lorsqu’il regardait Lorna.
En grand deuil, la jeune femme ne cachait pas son chagrin et pleurait sans fausse honte. Pourtant, elle était l’image même de la jeunesse et de la vitalité. Se dire qu’il ne la reverrait sans doute jamais accroissait les regrets de Tremaine, lui donnant un peu l’impression de perdre Marie pour la seconde fois. Quant au jeune garçon, sur l’épaule de qui elle posait souvent la main, il se tenait très droit dans ses habits noirs, ne voyant rien ni personne, mais l’angoisse et la révolte habitaient son regard et sa bouche serrée : il savait que, dans peu d’instants, il quitterait tout ce qui composait sa vie jusqu’à ce jour pour s’en aller avec un inconnu vers une terre dont il ne voulait pas. Et Guillaume, le cœur serré, pensait que l’avenir manquait singulièrement de lumière : arriverait-il jamais à faire un fils de ce gamin hostile ?
Lorsque la cérémonie fut achevée, l’enfant se tourna vers sa soeur :
— Est-ce maintenant que je dois partir ? demanda-t-il sèchement.
— Dans un moment seulement ! Vous devez laisser Mr Brent achever vos bagages à tous deux puisqu’il vous accompagne. Ce qui doit tout de même vous consoler un peu ?
En effet, ayant appris combien le jeune précepteur d’Arthur — il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans — était attaché à son élève, Guillaume lui avait spontanément proposé de continuer à s’occuper de lui si la perspective de vivre en France ne lui était pas trop désagréable et, à sa surprise, Jeremiah Brent s’était montré enchanté. Même très reconnaissant :
— L’idée de quitter Arthur m’était pénible, je ne vous le cache pas, monsieur Tremaine. Sous des dehors difficiles, c’est un garçon attachant et d’une vive intelligence. Quant à la France, elle ne m’effraie pas : l’une de mes grands-mères était normande.
Cet arrangement, approuvé par lord Astwell qui recommandait avec chaleur les qualités professorales de Brent, avait détendu un peu l’atmosphère entre Arthur et son père. Aussi fut-ce avec l’ombre d’un sourire qu’il répondit à Lorna :
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