Ils traversèrent ainsi, à distance respectueuse, le large espace patibulaire où la prévôté entretenait en permanence deux potences prêtes à servir. Ce qui n'empêchait pas que l'endroit fût assez mal famé.

Enfin, le dernier voyageur descendit de cheval à l'angle d'une ruelle étroite, prit la bride et continua à pied. Perceval sourit : il s'agissait d'une impasse connue sous le nom de cul-de-sac d'Amboise où, en dehors du noble hôtel d'où elle tirait son nom, il n'y avait que deux maisons. L'une d'elles abritait une taverne d'assez mauvaise mine où se rendaient volontiers les " escholiers " désargentés en quête d'une bonne affaire ou d'un mauvais coup. C'est là, évidemment, qu'entra l'inconnu.

Sûr qu'il ne lui échapperait pas, Perceval chercha des yeux un endroit où attacher son cheval, le trouva près de la chapelle Notre-Dame de la Recouvrance des Carmes et y abrita sa monture dans un renfoncement. Après quoi, s'assurant que son épée jouait bien dans le fourreau, il se dirigea vers la porte basse au-dessus de laquelle une enseigne, illisible à force de crasse et de vétusté, grinçait doucement à la brise du soir. Il n'entra pas, se contentant d'essuyer avec son mouchoir mouillé de salive un coin de la plus proche fenêtre. Il vit alors, assis de part et d'autre d'une table où brûlait une chandelle, son " passementier " et un gros homme à la tignasse grise et hirsute vêtu d'une chemise douteuse qui devait être le cabaretier. Personne d'autre n'était en vue, il était encore tôt pour la clientèle habituelle de ce genre d'endroit.

Soudain, le cour de Perceval manqua un battement : entre les mains de l'homme en noir venait d'apparaître un collier d'or, de perles et de petits rubis qu'il avait vu bien souvent au cou de Chiara de Valaines. Il convenait à merveille à sa beauté brune et, le sachant, elle l'aimait particulièrement et le portait volontiers. Cette fois, le doute - en admettant qu'il en subsistât le moindre - n'était plus possible...

Il chercha à son côté la poignée de son épée, la tira et, sans plus réfléchir, dévala les deux marches de l'entrée et repoussa la porte d'un pied brutal. Arrivé comme un boulet sur les deux complices, il commença par arracher le collier des gros doigts du tavernier.

- Où as-tu pris cela ? demanda-t-il en pointant sa rapière sur la gorge du malandrin.

- Mais je...

- Ne te fatigue pas à chercher un mensonge, je le sais. Tu étais de ces misérables qui ont assassiné, il y a deux jours, Mme de Valaines et ses enfants dans leur château de La Perrière. Et je ne te conseille pas de nier, sinon je t'embroche sur l'heure ! ajouta-t-il en fourrant le bijou dans sa poche.

- Je n'ai tué personne, grogna l'autre, et ces perles, je les ai trouvées...

- Je n'en doute pas et je peux te dire où : dans le cabinet florentin de la chambre.

- Et après ? J'avais des ordres et quand on me paie bien, je fais toujours ce qu'on me commande.

Le patron, lui, n'avait pas bougé. Il avait même retiré ses mains de la table comme s'il craignait de toucher à nouveau le collier, mais il devait être d'une force peu commune et Perceval n'entendait pas qu'il se mêle de sa discussion avec le bandit.

- On va sortir d'ici pour aller en parler dehors, dit-il en empoignant l'homme par le col de son pourpoint. Et toi, le tavernier, tu ne bouges pas si tu veux être encore vivant demain matin.

- Je vais appeler le guet ! émit l'homme, les yeux en dessous. On ne vient pas comme ça m'enlever mes clients...

- C'est bien de prendre leur défense mais ça ne t'avancera à rien. Appelle le guet si tu veux, je saurai quoi lui dire. Allez, toi ! debout ! reprit-il en obligeant sa prise à quitter le banc. Et toi, le tenancier, ne bouge pas sinon je l'embroche, j'appelle à l'aide et c'est toi qu'on pendra !

Ayant dit, il traîna son captif vers la porte qu'il lui fit franchir rudement, puis vers les deux gibets dont l'approche arracha au misérable un gargouillis d'horreur.

- Vous n'allez pas ?

- Te pendre ? Ça dépend uniquement de toi, répondit Perceval qui, encouragé par ce premier succès, se sentait la force du géant Atlas. Si tu réponds à mes questions, je te laisserai peut-être aller ton chemin.

Il le jeta contre l'échafaud en maçonnerie qui servait à entasser bûches et fagots quand on brûlait quelqu'un, et l'y maintint adossé de la pointe de son épée.

- À présent, causons ! Et d'abord, quel est ton nom ?

- Je ne suis pas sûr d'en avoir encore un. On m'appelle Mâchefer.

Raguenel se mit à rire.

- Tu peux toujours te faire les dents sur celui-là, mais je serais étonné que tu le digères. Maintenant, qui vous a recrutés, toi et ton frère... parce que je suppose que ton double qui a disparu tout à l'heure est ton frère ?

- Oui.

- Bien. Alors, qui était l'homme qui vous commandait dans l'affaire de La Perrière ?

- Ça, je ne sais pas !

- Vraiment ?

La pointe de l'épée piqua la gorge de l'homme qui gémit :

- Je vous jure que je ne le sais pas ! Aucun de ceux qui étaient avec nous ne le savait. Quelqu'un nous a recrutés, moi et mon frère, à la Truie-qui-file, les autres je ne les connais pas.

- Et le garde qui est venu vous payer, à l'auberge de Limours, vous ne le connaissez pas non plus ?

Une goutte de sang perla.

- Si... C'est lui qui est venu au cabaret. II... il s'appelle La Perrière, et il était avec nous.

- La Perrière ? répéta Perceval abasourdi. Mais d'où sort-il ce nom-là ?

- Je... je ne sais pas. Il a seulement dit que les gens du petit château lui avaient volé son héritage et qu'il espérait le récupérer maintenant qu'il n'y avait plus personne de vivant.

Le chevalier remit à plus tard l'examen de cette étrange prétention.

- Et le chef ? Tu es bien sûr que ce n'était pas lui?

- Oui, sûr ! Le chef, il nous a rejoints seulement le matin même et aucun de nous n'a vu son visage. Tout ce que je peux dire, c'est que La Perrière lui parlait avec considération. Quand tout a été terminé, il a disparu. Au sec...

Raguenel ne vit pas venir l'attaque. Il eut seulement l'impression d'un coup de poing dans le dos et, d'un geste automatique, son épée s'enfonça dans la gorge de Mâchefer. Son cri d'agonie fut la dernière chose qu'il entendit avant de sombrer dans les ténèbres.

Si Raguenel n'alla pas rejoindre ses ancêtres cette nuit-là, il le dut certainement à son ange gardien, mais surtout à la passion bibliophile d'un maréchal de France qui était l'un des rares hommes de guerre amis de la culture à une époque où les grands seigneurs prisaient davantage l'art de manier une épée que celui de manier une plume. François, baron de Bestein, de Haroué, de Remonville, de Baudricourt et d'Ormes, au nom francisé en Bassompierre par Henri IV lorsque, à dix-neuf ans, on l'avait produit à sa cour, était cette rareté. Il entendait le latin et le grec, parlait quatre langues - le français, l'allemand, l'italien et l'espagnol - avec une égale facilité et possédait une magnifique bibliothèque à laquelle il donnait tous ses soins.

Grand séducteur au demeurant, ayant toujours une aventure féminine au feu, il s'était rendu ce soir-là chez un libraire du Puits-Certain fréquenté par tous les beaux esprits de la montagne Sainte-Geneviève pour y admirer et sans doute acheter une édition des Commentaires de César imprimée à Venise par Aide Manuce [x]. Et aussi pour y rencontrer la nièce dudit libraire à laquelle il faisait une cour assidue depuis quelques semaines. La jolie Marguerite était la principale raison qui l'avait poussé à sortir de chez lui en dépit de l'orage menaçant, à traverser la Seine et à gravir la docte montagne. Or, si les Commentaires étaient bien au rendez-vous, ce n'était pas le cas de Marguerite, partie pour Suresnes dans la journée.

Déçu, le maréchal ne s'attarda pas autant qu'il l'espérait et, nanti de ses Commentaires, voulut rentrer chez lui. C'est en approchant de la place Maubert avec ses laquais porteurs de torches - les rues de Paris n'offraient à cette époque d'autre éclairage que les lampes à huile allumées à certains carrefours devant les statues de la Vierge ou des saints - qu'il avait entendu un cri et s'était porté tout naturellement vers l'endroit d'où il venait : à défaut de tendres roucoulades, une bonne bagarre lui souriait assez.

[x] Aide Manuce, fort célèbre, est l'inventeur des caractères italiques.

La soirée, décidément, ne lui était pas favorable car l'approche de ses gens avait mis les malandrins en fuite et il n'avait pu trouver sur place que deux corps inanimés : l'un, de mine suspecte, tout à fait mort, et l'autre, dont la tournure de gentilhomme était indéniable, respirant encore. En outre, le visage de celui-ci lui disait quelque chose : il avait l'impression de l'avoir déjà rencontré.

Sous le poing autoritaire de ses valets, des portes s'ouvrirent. On réussit à dénicher un brancard sur lequel le blessé inconscient fut déposé et emporté jusqu'à l'hôtel du maréchal, situé non loin de l'Arsenal. Le ciel compatissant ayant consenti à ne crever ses nuages qu'au moment où l'on arrivait à destination, le petit cortège y parvint à sec, mais ce ne fut pas le cas du médecin que le maréchal envoya quérir sur l'heure. Quant à Perceval qui avait perdu pas mal de sang, il était inconscient de ce qui lui arrivait et devait le rester pendant plusieurs jours, aux prises avec une forte fièvre.

Aussi, lorsqu'il émergea de nouveau à la claire conscience, fut-il surpris de se trouver dans une chambre inconnue. Une belle chambre, avec des meubles en bois sculpté, une tapisserie à personnages et un plafond à caissons peints, sculptés et dorés. Il devait faire nuit car une veilleuse brûlait au chevet et un laquais endormi dans un fauteuil ronflait avec application, le nez sur les boutons de sa livrée rouge et argent. C'était ce bruit qui avait éveillé Perceval, mais il regretta vite sa précédente inconscience : il ne se sentait pas bien et avait peine à respirer. En outre, il avait soif. Apercevant près de sa tête une carafe et un verre, il voulut se servir mais la douleur dans sa poitrine fut si vive qu'il ne put retenir un gémissement. Aussitôt, le laquais fut debout et se pencha sur lui, bien éveillé :

- Monsieur est réveillé ?

- Oui... je voudrais boire...

- Un instant. Je vais chercher le médecin ! Celui-ci ne devait pas être loin.

Il apparut presque aussitôt et fit montre d'une grande satisfaction en trouvant son patient les yeux ouverts. Il prit son pouls, tâta son front et ses membres :

- La fièvre est encore présente, déclara-t-il, mais, grâce à Dieu, elle a baissé et vous ne délirez plus.

- Déliré ?... Ai-je déliré longtemps ?

- Une grande semaine. Tellement que nous avons cru, à certains moments, que nous ne pourrions vous sauver. Votre blessure est profonde, le poumon a été atteint mais vous êtes jeune, de belle constitution et la nature chez vous reprendra le dessus. Du moins, je l'espère... si vous vous montrez raisonnable.

À cet instant, la porte de la chambre se rouvrit sous la main d'un laquais pour livrer passage au maître de céans, drapé dans une robe de chambre à ramages bruns et or.

- J'apprends que notre invité va mieux ? s'écria-t-il. C'est en vérité une bonne chose et nous allons peut-être apprendre enfin de lui qui il est ?

- Doucement, monsieur le maréchal, doucement ! plaida le médecin. Il peut parler, certes, mais il est encore bien faible.

Le blessé tentait de se soulever dans son lit pour mieux considérer le magnifique seigneur et le reconnut tout de suite. Quiconque avait jamais vu l'ancien colonel général des suisses de Sa Majesté ne l'oubliait plus. Avec ses six pieds et quelques pouces de haut, il possédait en effet la carrure en rapport avec la fonction. En outre, bien qu'il eût atteint quarante-six ans, Bassompierre demeurait fort séduisant avec ses beaux yeux bleus toujours rieurs, ses cheveux blonds, soyeux et bouclés où n'entraient que peu de fils argentés, son visage à la fois énergique et affable, et sa barbiche soyeuse toujours parfumée d'un mélange de musc et d'ambre.

- Monsieur le maréchal, murmura le blessé, vous me voyez confus de vous encombrer de la sorte. Me direz-vous par quel miracle je vous dois la vie ?

- Oh ! c'est tout simple, fit Bassompierre en s'installant dans le fauteuil déserté par le veilleur ; je passais par là avec mes gens, nous avons entendu crier, nous avons vu et...

- ... et vous avez vaincu ! En outre, si je comprends bien, vous avez pris soin de moi.

- La moindre des choses, mon ami, la moindre des choses ! Mais si, à présent, vous me disiez qui vous êtes ?