- Un fidèle serviteur de la maison de Vendôme, monsieur le maréchal, dit Perceval qui, sachant les liens d'amitié qui unissaient Bassompierre au duc César, ne risquait pas de se tromper. J'ai nom Perceval de Raguenel, chevalier, et suis l'écuyer de Mme la duchesse... Le résultat fut immédiat :

- Considérez-vous comme chez vous !... Cependant, je comprends mal ce que vous faites à Paris ? Votre maîtresse y est-elle revenue ?

- Mme la duchesse, à cette heure, doit être à Blois où elle s'est rendue pour implorer la clémence du Roi.

- La clémence du Roi ? Que me baillez-vous là?

- La vérité, hélas : le duc César et M. le Grand Prieur de France ont été arrêtés par ordre de Sa Majesté et conduits aux prisons d'Amboise. Ne le saviez-vous pas ? demanda timidement Perceval qui connaissait les liens d'amitié unissant la duchesse d'Elbeuf, sour des deux captifs, à la princesse de Conti dont on chuchotait sous le manteau qu'elle était l'épouse secrète de Bassompierre.

- Pardieu non ! murmura celui-ci dont la figure s'était rembrunie. C'est étrange, même ! Il faut que cela soit encore secret puisque le bruit n'en est pas venu jusqu'ici. Mais, j'y pense, ne devriez-vous pas être à Blois aux côtés de votre dame ?

- Sans doute... Mais j'ai dû m'occuper, avec sa permission, d'une affaire grave...

- Vraiment ? Contez-moi cela ! Le médecin intervint :

- Pardonnez-moi, monsieur le maréchal, mais ce jeune homme sort tout juste d'un évanouissement prolongé. Il ne faut pas le fatiguer et vous remarquerez que la parole lui devient pénible...

- C'est trop juste ! Dormez, mon garçon ! Mangez, buvez, reprenez des forces. Nous poursuivrons cette conversation demain... si toutefois vous souhaitez la poursuivre ?

- Ce sera avec joie, monsieur le maréchal. Merci !

Et Bassompierre sortit après avoir recommandé au médecin de ne pas s'" amuser à saigner ce malheureux garçon comme vous en avez trop l'habitude ! Il a perdu assez de sang comme cela ! ".

L'homme de l'art essaya bien d'objecter que c'était la seule manière de " faire sortir les humeurs néfastes qui peuvent demeurer dans le corps d'un patient et que le débarrasser d'un sang sans aucun doute vicié après tant de jours d'inconscience ne saurait lui faire que du bien ", Bassompierre ne voulut rien entendre :

- Du sang, on lui en redonnera à l'aide de bonnes viandes et de bons vins de Bourgogne auxquels l'humeur la plus chagrine ne saurait résister. Vous faites ce que je dis et rien d'autre, sinon j'envoie un messager au Roi pour lui demander de me prêter M. Bouvard pour un mien parent !

Ainsi menacé, le médecin fit le dos rond et se contenta d'appliquer à son patient des méthodes douces : un peu de miel et une tisane apaisante qui lui valurent de terminer dans un bon sommeil une nuit commencée dans les dernières luttes de la fièvre. Mais avant de s'y plonger il se promit de tout révéler à ce sauveur qu'un Dieu providentiel avait placé sur son chemin. Quel meilleur confident, quel meilleur conseiller pourrait-il trouver que cet homme courageux, intelligent, courtisan habile quand il le fallait, doué pour la diplomatie, qui avait été l'un des proches de la belle Gabrielle tout en sachant conserver l'amitié d'un roi facilement jaloux ? C'est lui qui avait eu pour mission d'escorter la future reine de Fontainebleau à Paris. On sait comment le voyage s'était terminé : par un enfant mort et une horrible crise d'éclamp-sie mais, loin d'en tenir rigueur à Bassompierre, le Béarnais s'était enfermé avec lui durant une grande semaine pour parler de la disparue et pleurer son trépas. Puis, quand Henri IV, peu de temps après, chercha des consolations auprès de la belle mais dangereuse Henriette d'Entragues qu'il créa marquise de Verneuil, François de Bassompierre crut de son devoir de s'intéresser à la sour cadette d'Henriette, l'attirante Marie-Charlotte, à laquelle il fit un enfant. Depuis quinze ans, celle-ci lui intentait procès sur procès en prétendant qu'il lui avait signé une promesse de mariage que ledit Bassompierre niait de toutes ses forces, mais qui ne lui empoisonnait pas moins l'existence. Heureusement, il avait su se conserver des appuis importants et, après la mort du Roi, réussi à s'attirer les bonnes grâces de la régente. La grosse Marie de Médicis se pâmait à ses reparties plutôt gauloises. Ainsi, un jour où il assurait qu'il existait peu de femmes qui ne fussent des catins, la sotte avait jugé spirituel de lui demander : " Eh bien, et moi ? " Et Bassompierre de répondre avec un grand salut et un beau sourire : " Vous, Madame, vous êtes la Reine... " Et de rire. En même temps, il se faisait volontiers le protecteur des jeunes princes bâtards et, après le mariage de César avec Françoise de Mercour, on le vit à plusieurs reprises sous les ombrages d'Anet ou dans les jardins de Chenonceau.

Sachant chez qui le sort l'avait conduit, Perceval attendit avec confiance le moment des explications. Il vint dans l'après-midi du lendemain. Dès l'entrée du maréchal dans sa chambre, le blessé comprit que tout n'allait pas au mieux.

- Vous aviez raison, les choses vont au plus mal ! soupira-t-il. J'étais tout à l'heure chez Mme la princesse de Conti où était Mme la duchesse d'Elbeuf qui pleurait comme toutes les fontaines de Paris et j'avoue qu'il y a de quoi. Le Roi, la Cour et, bien entendu, le Cardinal se sont transportés à Nantes où le jeune prince de Chalais a été arrêté et jeté dans les prisons du château. Notre Sire et Richelieu ont interrogé Monsieur au sujet du complot qui avait pour but d'empêcher son mariage, d'assassiner le Cardinal et, si le Roi était destitué, de conclure un mariage entre la jeune reine et Monsieur. Et que croyez-vous qu'a répondu notre bon prince ?

- Quand on le connaît, ce n'est pas difficile à deviner, fit Raguenel qui digérait un excellent repas, adossé à une pile d'oreillers. Il a commencé par demander pardon en jurant qu'il n'y était pour rien et il a trahi tout le monde !

- Gagné ! Il a commencé, bien sûr, par ceux sur lesquels le Roi avait déjà mis la main. Il a chargé ces MM. de Vendôme autant qu'il était possible, assurant que le duc César rassemblait une armée en Bretagne pour envahir la France et en chasser le Roi.

- C'est abominable ! Mgr le duc souhaitait seulement se fortifier dans son gouvernement pour faire face à toute éventualité : il sait trop que le Cardinal le déteste.

- Et ce n'est pas tout ! Le jeune Chalais, une fois en prison, a fait de même, mais pour une tout autre raison : il est éperdument amoureux de Mme de Chevreuse qui aurait eu des bontés pour le Grand Prieur Alexandre. Alors, lui aussi essaie de se décharger sur eux, sans se priver d'ailleurs d'accuser celle qu'il aime.

- Miséricorde ! Et que s'est-il passé ?

- Le gouvernement de Bretagne a été retiré à M. de Vendôme et le Roi a donné ordre de faire raser les fortifications de ses châteaux : Ancenis, Lamballe, Blavet, etc.

- Vendôme ?

- Non. Il n'a été question que de la Bretagne. Et puis Vendôme est une grosse ville, fort attachée à son duc. Tant qu'il n'est pas condamné, on n'y touchera point et, pour l'instant, les deux frères sont toujours à Amboise.

- Et Mme la duchesse ?

- Aucune nouvelle ! Mme d'Elbeuf ignore ce qu'il advient de sa belle-sour. Naturellement, elle se tourmente. Tout le monde se tourmente... Et puisque nous en sommes là, racontez-moi votre histoire.

Raguenel raconta donc, sans rien cacher, sans rien oublier. Son amitié avec la famille de Valaines, le drame qui l'avait anéantie, le chagrin qu'il en éprouvait, comment on avait trouvé Jeannette dans la cheminée et le récit qu'elle avait fait. Ensuite, sa décision à lui de suivre la piste encore chaude des assassins, l'auberge de Limours et enfin l'aventure qui l'avait conduit dans ce lit avec un poumon perforé. Pour finir, il demanda que l'on veuille bien apporter son pourpoint où il prit le cachet de cire rouge détaché du front de Chiara et le collier qu'il avait arraché à Mâchefer...

Bien que fort bavard, le maréchal avait écouté son récit sans mot dire. Quand il eut fini, Bassom-pierre prit d'abord le collier qu'il caressa du bout des doigts.

- J'ai connu la signorina degli Albizzi lorsqu'elle est entrée au service de la reine mère. Une bien jolie fille... et sage ! Vous ne m'en voudrez pas, j'espère, si je vous confie que j'ai essayé sans succès d'obtenir ses faveurs. Quand on l'a mariée, elle était pure et lumineuse comme un beau lis. Personne, d'ailleurs, n'a compris pourquoi elle épousait cet homme tellement plus âgé qu'elle.

- Mais qui a su la rendre heureuse. En remerciement, elle lui avait donné trois enfants dont il ne reste qu'une petite Sylvie, présentement confiée aux soins de Mme de Vendôme. Mais, monsieur le maréchal, puisque vous la connaissiez, sauriez-vous dire si, en dehors de Jean de Valaines, un autre homme briguait sa main ?

- Celui-là ? fit Bassompierre en prenant le cachet entre deux doigts. En vérité, je l'ignore. Quand une dame me dit non, je ne me donne pas la peine d'insister et je porte mes voux ailleurs. Tout de même, cette empreinte est bizarre ! Oméga !... " Je suis l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin ", dit l'Apocalypse. S'il a choisi ce symbole, cet homme se veut-il la fin pour d'autres hommes ?

- Cela conviendrait à un bourreau.

- Mais à un bourreau lettré, et je ne crois pas qu'il en existe.

- Un juge, alors ? Beaucoup sont cultivés.

- Sans doute. Pour ce que j'en sais, ce ne sont pas gens à se salir les mains et, d'après le récit de la petite servante, il les a noyées dans le sang, ses mains. Je gage qu'il ne sera pas facile à trouver et, dans l'état actuel des choses, je ne saurais vous engager à chercher plus loin.

- Pourtant, j'ai juré de venger Mme de Valaines et ses enfants. Il est vrai que ma seule piste, à présent, est ce garde nommé La Ferrière. Celui-là ne sera pas bien difficile à débusquer et je...

Se penchant brusquement, Bassompierre posa sa main sur celle du blessé.

- Je ne vous le conseille pas, et même, si vous voulez m'en croire, vous cesserez à l'avenir toute recherche. À moins que vous ne souhaitiez aggraver les malheurs de la maison de Vendôme... et peut-être mettre en danger la petite fille qui a échappé au carnage.

- Moi ? À Dieu ne plaise ! Cependant, je ne vois pas en quoi...

- Les deux affaires se touchent. Comme par hasard l'attaque du château a eu lieu dès que le Cardinal se fût assuré de la personne des princes, car, ne vous y trompez pas, c'est lui qui les a fait saisir : il lui a suffi pour cela de lâcher le mot " complot ". Vous êtes pieds et poings liés, mon ami !

- Ne puis-je rien faire ? gémit Raguenel au bord des larmes.

- Si : attendre !

- Attendre quoi ? La mort du Cardinal ?

- Elle viendra bien un jour. Sa santé n'est pas florissante, tant s'en faut et, depuis qu'il détient le pouvoir, il s'aiguise plus de poignards, en France, qu'au temps de la reine Catherine et des guerres protestantes. L'attente ne sera peut-être pas longue ?

- La chance le protège. Et puis, le croyez-vous capable d'avoir ordonné un tel massacre dirigé contre une femme et des enfants ? Il faudrait qu'il soit un monstre...

- Je ne le connais pas assez pour en juger. Je ne l'aime pas et j'y suis même opposé de toutes mes forces, mais ma tête m'est chère et j'aimerais en jouir encore quelque temps.

- Vous êtes un ami du Roi, un maréchal de France. Il n'oserait.

- Il a bien osé jeter en prison les frères du Roi ! Et aussi le prince de Chalais qui accuse tout le monde pour qu'on lui fasse grâce. On dit qu'il a avoué avoir voulu tuer Richelieu. Il sera sûrement jugé en premier et nous verrons ce qu'il adviendra de lui. Quel âge a la petite fille que le jeune Martigues a sauvée ?

- Pas tout à fait quatre ans.

- Pauvre enfant ! Quoi qu'il en soit, elle a le droit de vivre...

- J'ai juré à la mémoire de sa mère de la protéger. Et la meilleure façon de le faire, c'est encore d'abattre ses ennemis...

Bassompierre hocha la tête d'un air découragé :

- Vous êtes breton n'est-ce pas ?

- En effet et j'en suis fier. Pourquoi ?

- Tête dure ! Je me tue à vous expliquer qu'il faut vous tenir en repos. Que Richelieu ait ordonné lui-même le massacre - ce qu'à Dieu ne plaise et que je refuse de croire - ou que l'homme chargé de récupérer les lettres de cette reine stupide en ait profité pour régler ses propres comptes, de toute façon la simarre pourpre se profile derrière cette horrible histoire. Et maintenant, acceptez un conseil : pour commencer, vous allez achever votre guérison ici. Je vais, moi, rejoindre le Roi à Nantes, mais j'essaierai de savoir ce qu'il est advenu de la duchesse Françoise et en quoi je peux la servir. En partant, je passerai par Vendôme où je préviendrai de ce qui vous est arrivé. Je vous enverrai même votre valet afin que vous ne soyez pas seul quand vous reprendrez les grands chemins. Cela vous va-t-il ?