- Grande est ma gratitude, monsieur le maréchal ! Je ne sais si...

- N'essayez pas de vous expliquer plus avant. Contentez-vous de me donner votre parole d'agir suivant mon conseil et ne rien faire qui puisse porter atteinte au salut de la maison de Vendôme ! Puis-je y compter ?

- J'espère, monsieur le maréchal, que vous n'en doutez pas ? murmura Raguenel vaincu. Vous avez ma parole : je saurai attendre... aussi longtemps qu'il faudra.

Bassompierre lui offrit un grand sourire satisfait et, faute de pouvoir lui taper dans le dos, tapota sa tête d'une main prudente.

- Voilà qui est bien ! De mon côté, je fréquente assez le bel air et les gens de plume pour arriver peut-être à savoir qui est le personnage qui ose se prendre pour l'Ange exterminateur et sème des oméga sur ses cachets. À vous revoir, mon garçon !

Et, ramassant le feutre emplumé de bleu qu'il avait jeté négligemment sur un coffre en entrant, le maréchal opéra l'une de ces sorties tumultueuses qu'il affectionnait, laissant son hôte forcé prendre enfin la sage résolution de se rétablir aussi vite que possible afin de pouvoir rejoindre son poste dès que Corentin pointerait sa figure de renard rusé sous les lambris dorés de sa chambre.

À Vendôme, cependant, la petite Sylvie commençait à oublier ce qui, pour elle, ressemblait davantage à un cauchemar qu'à une réalité. L'ange était arrivé pour l'emmener dans un endroit magnifique plein de belles dames et de beaux messieurs. Depuis, elle avait appris certaines choses bien agréables. Par exemple, qu'il n'y avait aucune crainte à garder au sujet du séjour terrestre de monsieur Ange : il s'appelait François et il était adorable avec elle ; il l'installait sur son cheval pour l'emmener promener le long de la rivière sans s'occuper des récriminations de son frère aîné, il courait avec elle dans les prés, il lui racontait des histoires et puis, en lui disant bonsoir, il plaquait de gros baisers sur ses joues en disant qu'elle sentait la pomme et l'herbe fraîche. Deux choses qu'ils appréciaient autant l'un que l'autre. Vraiment, elle l'aimait beaucoup, et tous les jours un peu plus car auprès de lui elle se sentait protégée.

Sylvie aimait bien aussi Elisabeth qui jouait avec elle comme avec une poupée en se donnant des airs de petite maman. Elle lui apprenait à manger sans se salir, elle lui essayait des robes de son invention qu'une femme de chambre ne cessait de coudre aux dimensions du petit corps potelé et passait de longs moments, armée d'une brosse, à tenter de lisser les boucles brunes, drues et facilement rebelles. À d'autres moments, elle lui apprenait à lire dans un grand livre avec de belles images en couleurs qui fascinaient la petite et puis, bien sûr, elle l'emmenait deux fois par jour à la chapelle afin d'y prier pour tous les absents, surtout pour deux personnages mystérieux portant des noms trop compliqués pour la mémoire de Sylvie. On priait encore pour sa mère dont on lui avait dit qu'elle était partie pour un long voyage. Il y avait aussi de la belle musique et cela compensait un peu la longueur des stations qu'il fallait faire à genoux sur les dalles, les mains jointes... Enfin, un beau soir, Jeannette était arrivée au château et Sylvie en avait éprouvé un vif plaisir parce que c'était la fille de Nounou et qu'elle jouait souvent avec elle quand son service - assez léger il faut le dire ! - lui en laissait le temps.

Cette nouvelle arrivée mit un comble aux angoisses de Mme de Bure qui faisait un peu office de maîtresse de maison en l'absence de Mme de Vendôme. Est-ce que celle-ci, dont ladite absence se prolongeait de façon inquiétante, approuverait que l'on recueille ainsi tous les échappés de La Perrière ? Il est vrai que sa charité était inépuisable et qu'il ne s'agissait, après tout, que d'une petite servante que l'on trouverait toujours à employer au service d'Elisabeth.

De leur côté, François et sa sour s'attachaient à leur protégée. Son babil et ses réflexions enfantines, l'affection qu'elle leur montrait les distrayaient un peu de l'anxiété où les plongeait, chaque jour davantage, l'absence de nouvelles. Même leur mère ne donnait aucun signe de vie et, comble de bizarrerie, le chevalier de Raguenel semblait s'être dissous dans la nature. Tout ce qu'avait pu dire son valet en ramenant Jeannette, c'était qu'il était parti en direction de Paris sans préciser où il allait, se contentant d'indiquer qu'il rejoindrait à Vendôme. Or on l'attendait toujours...

L'inquiétude commune rapprochait les deux cadets de leur frère aîné dont ils savaient qu'en cas de malheur il deviendrait le chef de famille. Une lourde charge lorsque l'on n'a que quatorze ans ! Louis n'envisageait pas sans frémir de recevoir sur les épaules un aussi lourd héritage. Qu'il faudrait peut-être défendre, de surcroît, et contre qui ? S'il s'agissait du Roi et de son redoutable ministre la partie était perdue d'avance, se disait l'adolescent avec désespoir, même si la ville de Vendôme se massait tout entière derrière son duc. Ce qu'il fallait espérer car, sans cela, le jeune Mercour s'imaginait mal retranché dans l'immense château demeuré résolument féodal en dépit du logis, à peine plus aimable, construit au siècle précédent par son aïeule paternelle Jeanne d'Albret, et de celui, nettement plus riant, que le duc César faisait bâtir mais qui sortait seulement de terre. Évidemment, il était possible d'y tenir longtemps car la prévoyance du duc César avait rempli les magasins de victuailles, d'armes, de munitions, et les souterrains donnaient accès à une source abondante située au niveau de la vallée. Mais s'il voulait frapper son demi-frère au cour plus sûrement encore qu'en lui enlevant la Bretagne, le Roi ne manquerait pas de s'en prendre à Vendôme, symbole du titre ducal et plus chère à César que tout le reste. Il aimait sa ville, et Dieu sait pourtant que s'y faire admettre n'avait pas été facile !

Même trente-sept ans après, Vendôme n'oubliait pas le traitement que lui avait fait subir, en novembre 1589, l'héritier choisi du roi Henri III mort assassiné le 1er août précédent. Henri IV, encore protestant à cette époque, s'était emparé de la ville qui lui appartenait par droit d'héritage mais qu'avaient prise les ligueurs du duc de Mayenne. Et Vendôme s'était battue pour l'usurpateur, grave faute dont le Roi l'avait punie en la livrant au pillage, y compris les églises et les couvents. Le gouverneur Maillé de Benehart fut décapité et, Dieu sait pourquoi, le portier du couvent des Cordeliers pendu.

Dégrisé - la guerre est une terrible drogue ! - le Béarnais eut des regrets d'autant plus vifs que les tanneurs qui faisaient la richesse de Vendôme s'étaient enfuis pour trouver refuge à Château-Renault qu'ils refusèrent ensuite de quitter.

Pensant arranger les choses, le Roi fit don du duché à son fils premier-né, César, alors âgé de quatre ans. Tant que l'on crut l'enfant destiné à devenir roi de France, les Vendômois n'eurent rien à redire mais, à la mort de Gabrielle et surtout quand Henri épousa Marie de Médicis, un vent de révolte souffla. Jusque-là ville royale appartenant aux Bourbons et où les huguenots étaient nombreux, Vendôme n'apprécia pas d'avoir pour maître un demi-Bourbon, autrement dit un bâtard, jusqu'à ce que le mariage du jeune duc avec Mlle de Mercour fît virer le vent. La haute naissance de la nouvelle duchesse, sa profonde piété et son inépuisable charité, jointes au charme de César et à sa générosité, ramenèrent bien des cours. On fonda de nouveaux couvents et surtout une étonnante maison de secours aux infirmes, installée au faubourg Chartrain, que vint inaugurer monsieur Vincent. Quant aux protestants à l'origine des troubles, on les expulsa.

Oui, tout allait bien maintenant entre le château et la ville mais, méfiant de nature, le jeune Mercour n'arrivait pas à se persuader qu'en cas d'attaque royale le peuple le soutiendrait. Il devait certainement rester quelques mécontents capables d'entraîner les autres ? Et quand il entendait M. d'Estrades causer avec M. de Preaulx, le nouveau gouverneur, et son lieutenant M. d'Argy, Louis ne pouvait s'empêcher de trembler : ces trois-là n'étaient guère optimistes !

François, lui, ne rêvait que plaies et bosses. Il priait chaque jour, avec la belle inconscience de son âge, pour qu'il lui soit donné de se battre pour un père qu'il adorait et de faire montre du courage qu'il sentait bouillonner en lui. Un bon siège, avec son vacarme, sa violence, eût fait beaucoup mieux son affaire que le calme d'un été étouffant vécu dans une vieille forteresse accrochée au flanc abrupt d'un coteau dont le Loir mouillait le pied et où il ne se passait rien.

Les trois jeunes Vendôme prirent l'habitude de monter chaque soir sur le couronnement de la tour de Poitiers, si haute et si forte qu'on lui donnait le nom de donjon, bien qu'il n'en fût rien. De là, ils regardaient le soleil disparaître dans une gloire incandescente mais ils avaient surtout l'espoir, toujours déçu, d'apercevoir un nuage de poussière signalant un carrosse ou au moins un cavalier. Rien ne venait. M. d'Estrades, aussi soucieux que ses élèves, faisait cependant de son mieux pour les réconforter en leur expliquant qu'il fallait cultiver la vertu de patience, qu'il était fort rare que l'on mît quelqu'un en prison pour l'en ressortir le lendemain, mais que l'on pouvait accorder pleine confiance à Mme la duchesse pour remuer ciel et terre en faveur de son époux. Si elle ne revenait pas, c'est peut-être parce qu'elle n'avait pas encore réussi à obtenir l'oreille du Roi-Ces ascensions vespérales désolaient Sylvie qui suivait François comme un jeune chien toutes les fois que c'était possible. Et là, c'était impossible sans aide : les marches du " donjon " étaient trop hautes et trop raides pour ses petites jambes. Elle entreprit bien d'en escalader deux ou trois mais réussit uniquement à écorcher ses menottes sur les pierres irrégulières. La seule solution était qu'on la porte, mais c'était très haut et personne ne s'en sentait le courage. Et puis Louis, dès la première fois, avait fait entendre sa volonté :

- Il y a là une occasion d'être seuls, tous les trois. Je ne veux pas que quiconque vienne se mettre en tiers.

- Elle est si petite ! plaida Elisabeth.

- Justement, nous n'avons que faire d'un bébé. Et puis, François, vous devriez cesser de la traîner continuellement après vous. Bientôt viendra le temps où vous rejoindrez Malte pour y faire vos caravanes. Vous ne pensez pas l'emmener, j'imagine ?

L'interpellé s'était mis à rire.

- Bien sûr que non ! En revanche, j'aimerais bien l'emmener à Belle-Isle comme nous avons fait l'année dernière pour les vacances chez M. le duc de Retz. C'est un bon petit compagnon : elle n'a peur de rien.

- C'est certain, fit Elisabeth, mais cette année, nous ne sommes pas en vacances et tout ce que l'on peut faire, c'est prier le ciel que ces temps heureux reviennent. Pour cette fois, François, Louis a raison : il faut habituer Sylvie à se séparer de nous de temps en temps.

En dépit de ses larmes et de ses cris, la petite fille dut rester au bas de la tour tandis que son " ange " y montait comme il fût monté au ciel. Quand il redescendit elle était encore là, couchée sur une marche, pleurant doucement. Il s'assit près d'elle, la releva et la tint entre ses genoux pour essuyer de son mouchoir la frimousse barbouillée de poussière et de larmes.

- Quand vous serez plus grande, lui dit-il, vous monterez aussi jusqu'en haut mais pour l'instant c'est impossible.

Elle tendit alors ses petits bras :

- Porter ! dit-elle seulement, mais François arma son visage de gravité :

- Non. Une dame doit savoir apprendre à attendre Notre père est prisonnier dans une grande tour et notre mère ne peut pas aller le rejoindre mais elle ne s'installe pas au pied de l'escalier pour pleurer et crier.

Sylvie porta à sa bouche un doigt sale, baissa le nez et dit seulement :

- Ah!

Dès lors, soir après soir, elle resta assise, sans protester, sur la dernière marche mais, peu à peu, la tour devint son ennemie et, dans son petit cerveau, un symbole : c'était comme si elle devait toujours rester en bas, dans l'ombre, tandis qu'il monterait vers la lumière. Il lui semblait que, même quand elle serait assez grande pour gravir toutes ces marches, elle ne rejoindrait jamais celui qu'elle aimait tant : il partirait plus loin, plus haut, toujours plus haut jusqu'à être hors d'atteinte. Alors, en attendant et pour profiter de lui le plus possible, elle se contentait de trottiner inlassablement sur ses talons, " Madame Jolie " bien serrée contre son cour. Et François n'avait pas le courage de renvoyer celle que tout le monde, au château, avait surnommée le chaton.