Résultat, la plupart des femmes en raffolaient et l'on chuchotait que la Reine, elle-même, le voyait avec plaisir. Sans compter les nombreuses fiancées qu'on lui prêtait. Bien entendu, il n'avait à aucun moment été question de partir pour Malte, ce que sa petite amoureuse n'était pas loin de regretter : au moins, avec les moines soldats et marins, il ne pouvait être question de mariage.

Car c'était cela qu'elle redoutait le plus ! Que François - elle l'appelait monseigneur à présent - se marie, et il serait à jamais perdu pour elle qui était de trop petite noblesse pour oser prétendre être digne de lui. Il était déjà bien beau que Mme de Vendôme et sa fille se soient prises d'assez d'affection pour ne l'avoir pas placée dans un couvent afin qu'elle s'y instruise. Cela tenait surtout au superbe dédain que les Vendôme en général vouaient aux études. Ils avaient pour principe qu'un homme du monde en savait toujours assez. Le latin, les armes, les Saintes Écritures, l'art de se bien tenir à la Cour qui comprenait la musique, la danse et, bien entendu, l'équitation, voilà ce qui convenait. On avait jugé inutile de farcir la cervelle des jeunes Vendôme d'histoire, de géographie, de mathématiques, de philosophie et autres fariboles. Et si Mlle de L'Isle en apprit plus que ses compagnons, elle le dut à celui qui était devenu son parrain et son tuteur. Fort cultivé lui-même, Perceval de Raguenel l'initia aux belles-lettres, lui apprit l'espagnol et l'italien, et, découvrant qu'elle avait une très jolie voix, douce et pure comme un cristal, l'art du chant, du luth et de la guitare. Et comme, au surplus, elle eut droit aux mêmes maîtres qu'Elisabeth, elle était à quinze ans une petite personne accomplie, dansant à ravir, sachant coudre, broder et tenir une maison qui n'aurait jamais la moindre chance d'être princière. En outre, elle était charmante. Pas très grande mais joliment tournée, plus gracieuse que belle. Vive et piquante aussi, elle avait un visage en forme de cour qui restait enfantin comme le petit nez retroussé toujours prêt à se froncer dans le rire, ses taches de rousseur, ses joues rondes, ses dents blanches qu'un sourire malicieux découvrait souvent. Ses plus grandes beautés étaient ses yeux noisette claire, taillés en amande, et sa chevelure couleur de châtaigne à reflets blonds presque blancs. Coiffée à la dernière mode, celle-ci formait de chaque côté de la figure une épaisse grappe de boucles brillantes retenue par un ruban de soie, le reste se relevant en chignon au-dessus de la nuque. Ce jour-là, les rubans étaient de satin blanc et le reste de la tenue fort élégant.

Jeannette, qui était devenue sa femme de chambre et qui, de ce fait, allait la suivre dans ses nouvelles fonctions, l'avait revêtue d'une robe de velours vert foncé avec un grand collet et de hautes manchettes en guipure de Venise d'une éclatante blancheur, sous laquelle Sylvie portait de petites bottes fourrées. Des gants, une chaîne d'or et un ample manteau à capuchon doublé et ourlé de martre complétaient cette toilette car, même si, au contraire de son époux, Mme de Vendôme était plutôt économe, elle avait tenu à ce que sa protégée fît bonne figure dans une Cour célèbre pour son élégance. Aussi l'avait-elle pourvue d'un trousseau assez complet pour qu'elle parût à son avantage en toutes circonstances, même à la chasse. Elle lui avait donné un exemplaire de la Vie des Saints et l'un de ces gros missels apparus au début du siècle et que toute bonne chrétienne se devait de posséder. À condition, évidemment, de savoir lire.

Pour l'heure présente, assise dans le carrosse en face de la duchesse qui marmottait des prières, Sylvie regardait défiler les maisons grises, le ciel gris, les gens gris, et le cour lui battait un peu en se demandant ce qui l'attendait au bout du chemin.

Soudain, le lourd véhicule s'arrêta et le cocher vint à la portière, chapeau bas :

- Par où passons-nous, madame la duchesse ? La rue d'Autriche est bouchée par une charrette de choux renversée...

- Eh ! je le vois bien, fit celle-ci que la récitation du rosaire n'empêchait pas de s'intéresser à ce qui se passait. Allez par la Croix-du-Trahoir, et voilà tout ! Cela ne nous retardera pas beaucoup.

- C'est que j'y aperçois beaucoup de monde. Nous aurons peut-être du mal à passer ?...

- Quelque exécution, sans doute ! Eh bien, nous attendrons en priant pour l'âme du malheureux qui s'en va par si triste temps !

C'était, en effet, une exécution. Elles étaient assez fréquentes sur cette petite place créée par le croisement de plusieurs rues. On y expédiait le menu fretin indigne des fastes de la place de Grève. Et ce jour-là, comme les occupants du carrosse purent s'en convaincre, on s'apprêtait à rouer un malandrin. En dépit du froid, il y avait foule autour de l'échafaud bas supportant une grande roue sur laquelle le bourreau étendrait son patient pour lui rompre les membres et la poitrine, puis le laisserait agoniser le temps qu'il plairait à Dieu... Mais si le cocher avait espéré pouvoir fendre la foule, il dut y renoncer : le bourreau était déjà à son poste et un tombereau à ordures environné d'archers de la prévôté amenait le condamné.

De l'endroit où le cocher avait réussi à glisser son attelage, presque au coin de la rue des Poulies, ses passagères purent voir d'assez près le funèbre cortège. L'homme, qu'assistait un moine frigorifié, était jeune, vigoureux, seulement vêtu d'une chemise, mais il ne semblait pas avoir peur. Il regardait approcher l'échafaud avec impassibilité et si, parfois, un frisson le secouait, le froid seul en était cause. Surtout, il n'essayait même pas de se détourner pour regarder l'enfant qui courait derrière le tombereau en criant et en pleurant. C'était un petit garçon d'une dizaine d'années pauvrement vêtu et qui semblait parvenu au dernier degré du désespoir. Une femme dit dans la foule :

- Pauvre gamin ! c'est pas de sa faute si son père est un voleur ! Il doit plus avoir personne au monde...

Mais l'enfant venait d'aviser un personnage vêtu de noir, en selle sur un gros cheval, qui surveillait l'événement. Il se précipita vers lui au risque de se faire fouler aux pieds :

- Grâce, monsieur, implora-t-il. Faites-lui grâce ! C'est mon père et je n'ai que lui... Par toutes les douleurs de Notre Seigneur, ayez pitié !

- Un voleur est un voleur. Il doit subir le châtiment qu'il mérite.

- Mais il n'a tué personne... gardez-le en prison mais ne le tuez pas !

- Ça suffit ! Va-t'en ! Tu agaces mon cheval.

Mais le garçon ne s'avouait pas vaincu. À présent, le condamné était debout sur l'échafaud, regardant la foule. On l'entendit crier :

- Tu perds ton temps, Pierrot ! Autant essayer d'apitoyer les murs du Châtelet. Va-t'en, mon fils ! C'est pas un spectacle pour toi !

Le petit cependant insistait, cramponné à l'étrier de l'homme en noir. Alors, levant sa cravache, celui-ci l'en frappa par deux fois, si cruellement que le malheureux roula dans la boue. Non content de cela, l'homme tournait son cheval dans l'intention évidente de passer sur le corps étendu. Ce fut plus que Sylvie n'en pouvait supporter. Ouvrir la portière, sauter à terre et se dresser devant le misérable ne lui demanda qu'un instant :

- Reculez ! cria-t-elle. Ce n'est qu'un enfant et vous voulez le tuer. Quelle sorte de monstre êtes-vous ?

Sans se soucier du dommage qu'elle causait à sa toilette, Sylvie s'accroupit pour relever le petit garçon tout en dardant sur l'homme un regard d'indignation. Le visage qu'elle découvrit sous le feutre à plumes noires lui sembla convenir tout à fait au personnage : large et épais avec un grand nez, une moustache et une barbiche grises et peu fournies. Les yeux surtout étaient effrayants : immobiles, d'un gris jaunâtre, aussi froids que ceux d'un serpent, soulignés de poches, ils ne cillaient pas plus que s'ils étaient de pierre.

- Tire-toi de là, la fille ! grinça-t-il, si tu ne veux pas recevoir le même traitement et si...

Un cri d'indignation lui coupa la parole. Mme de Vendôme et son cocher entraient en scène. Tandis que le second portait secours à Sylvie et à son protégé, la première apostrophait le vilain personnage, déjà soutenue par la foule qui apprécie toujours les beaux gestes :

- Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais vous n'êtes pas gentilhomme, cela se voit. On ne s'adresse pas ainsi à une noble dame. Mlle de L'Isle est fille d'honneur de Sa Majesté la Reine et moi, je suis la duchesse de Vendôme.

Cette fois, l'homme se découvrit, mais sans mettre pied à terre.

- Je suis le nouveau Lieutenant civil de Paris, madame la duchesse. Isaac de Laffemas pour vous servir... et vous donner un respectueux conseil : enlevez de là cette jeune fille ! Poursuivez votre chemin et laissez-moi faire mon office. Quant à ce garçon...

Sans doute celui-ci n'avait-il pas trop de mal car il se relevait, non sans poser, au passage, un baiser rapide sur le gant de Sylvie. Puis, vif comme une anguille, il se glissa dans la foule qui se referma sur lui, protectrice. Cependant, Mme de Vendôme et Sylvie remontaient en voiture, suivies par le regard immobile du Lieutenant civil qui fit faire place pour que le carrosse pût reprendre son chemin. C'est seulement une fois assise que Sylvie s'aperçut qu'on lui avait volé sa bourse. Elle en eut l'air si déconfit que la duchesse éclata de rire :

- Voilà ce que c'est, dit-elle, que d'exercer la charité sans discernement. Ce jeune bandit s'est trouvé de quoi survivre et nous voilà toutes deux crottées comme des ribaudes ! La belle entrée que nous allons faire chez la Reine !

Sylvie leva sur elle de grands yeux qui retrouvaient peu à peu leur gaieté, puis haussa les épaules en essayant de réparer avec son mouchoir le plus gros des dégâts subis par ses vêtements.

- Pardonnez-moi, madame, mais je ne regrette rien. Si les quelques pièces qu'il m'a prises peuvent aider ce petit à subsister, j'en remercierai Dieu !

- Ma parole, vous parlez comme monsieur Vincent lui-même s'il se trouvait en pareille circonstance, fit-elle en lui tapotant la joue. Je suis contente de vous : au milieu des tentations de la Cour vous saurez garder votre honneur et votre dignité. Et souvenez-vous bien : vous n'aurez là qu'une seule maîtresse : la Reine. À elle seule vous devez obéissance aveugle. Vous m'avez bien comprise ? Aveugle !

- Soyez assurée, madame la duchesse, que je n'oublierai pas.

Le détour n'avait pas beaucoup retardé les deux femmes. On longeait maintenant la rue des Fossés-Saint-Germain et, par-dessus les toits et tourelles de l'hôtel d'Alençon, on apercevait déjà les grandes tours du château royal. Mme de Vendôme se pencha pour poser une main rassurante sur celles de Sylvie.

- Courage, mon enfant, nous arrivons ! Vous verrez que les logis sont moins funèbres que les bâtiments d'entrée ne le laissent supposer. Quant elle est arrivée à Paris, peu après son mariage avec le roi Henri IV, la reine Marie - que Dieu veuille prendre en pitié dans le dénuement où son fils la laisse à Cologne ! - a rénové les appartements et y a porté beaucoup du faste florentin où elle était habituée...

La mise au point était la bienvenue. En effet, les abords étaient ceux d'une forteresse plutôt que d'un palais : les bâtiments enduits d'une crasse noirâtre, les tours massives, les fossés emplis d'une gelée bourbeuse, ce qui en neutralisait un peu l'odeur, le pont-levis et la première enceinte extérieure crénelée et jalonnée de tourelles n'avaient rien d'accueillant. Entre cette muraille et les fossés se trouvaient les deux jeux de paume à laquelle, de tout temps, les rois et leurs entours avaient aimé se livrer.

L'accès du Louvre étant libre pourvu que l'on fût convenablement vêtu et que l'on n'arborât pas une mine trop patibulaire, il y avait foule, un flot incessant qui franchissait le pont-levis dans les deux sens. En principe, seule la famille royale pouvait pénétrer dans la cour en carrosse et les princes de sang à cheval mais, quand le temps était mauvais, les princesses étaient autorisées à franchir en voiture le long passage noir et voûté donnant accès à la vaste cour. Ainsi du carrosse de Mme de Vendôme, princesse du sang de la main gauche mais princesse du sang tout de même.

- Mon Dieu, madame ! Y a-t-il toujours autant de monde ? s'écria Sylvie un peu effrayée en constatant que leur voiture voguait sur un flot humain.

- Toujours ! Même quand le Roi est absent comme aujourd'hui...

En effet, les gardes-françaises en habits bleus à parements rouges avaient fort à faire pour contenir un monde coloré et hétéroclite composé surtout d'hommes sur la tête desquels moutonnaient, en couleurs variées, des plumails qui avaient dû nécessiter la collaboration d'un troupeau d'autruches. On voyait là des élégants couverts de soie et de rubans, des financiers arborant de riches pelisses, des nouvellistes en quête de potins, des provinciaux venus dans l'espoir d'apercevoir le descendant de Saint Louis, des étrangers aussi et bien entendu des courtisans qui à défaut du Roi pouvaient se rabattre sur la Reine. Les gardes s'efforçaient d'en faire refluer la plupart vers la porte de Bourbon où les archers de la prévôté en hoque-ton bleu chargés des portes refoulaient sans ménagements des visiteurs moins huppés. Les autres se voyaient confiés aux suisses puis, aux portes royales, aux gardes du corps.