Les relations étroites entre le couvent et l'hôtel de Vendôme n'égayaient pas l'atmosphère mais, pour Sylvie, c'était tout de même " la maison ", l'endroit où vivaient les trois femmes qu'elle aimait le plus au monde : la chère Elisabeth, sérieuse et un peu grave mais si bonne, la duchesse et l'excellente Mme de Bure. Sans compter Jeannette qui allait maintenant, à elle seule, représenter tout ce monde !

Mlle de L'Isle devait à son jeune âge et au fait d'appartenir presque à une famille princière la faveur d'avoir auprès d'elle sa propre femme de chambre.

- Me voilà devenue duègne ! disait celle-ci en riant, mais pas autrement effrayée par l'idée de vivre désormais dans des châteaux royaux. À vingt-quatre ans, Jeannette était une grande fille solide au visage avenant et volontiers rieur. Elle n'avait rien perdu de sa prodigieuse mémoire sur laquelle les Vendôme comptaient un peu pour recueillir les bruits de couloir, les potins de palais dont la connaissance pouvait présenter une grande utilité. Une circonstance que Jeannette ignorait. Son devoir, aujourd'hui comme hier, était de veiller à la santé physique et morale de Mlle de L'Isle et, au milieu des tentations des résidences royales, de garder pure et sans tache la foi jurée à Corentin Bellec. Pour l'heure, vêtue de beau drap d'Usseau gris foncé avec manchettes, collet et coiffe en fine toile blanche lisérée d'une étroite bande de dentelle, Jeannette s'apprêtait à faire bonne figure parmi le peuple des serviteurs du Louvre.

Ce fut le lendemain de son arrivée que Sylvie revit François.

Comme la veille, Anne d'Autriche tenait cercle dans son grand cabinet et le temps était toujours aussi mauvais mais, le Roi étant rentré chez lui, les dames étaient plus nombreuses que la veille et plusieurs gentilshommes les accompagnaient.

Le grand sujet de conversation était Le Cid que beaucoup avaient déjà vu et portaient aux nues.

- C'est une merveille à nulle autre pareille, proclamait Mme de Guéménée qui, en dépit de ses quarante-cinq ans, vivait une vie amoureuse intense. Jamais on ne porta sur les tréteaux pareille noblesse de sentiments. J'ai cent fois cru mourir de tendresse et d'admiration.

- Mme de Rambouillet s'y est rendue hier avec sa fille et toute sa compagnie, renchérit le vieux duc de Bellegarde - soixante-quinze ans et toujours amoureux de la Reine -, et aujourd'hui, dans la Chambre bleue d'Arthénice [xv] tout est au Cid !

- Sauf M. de Scudéry ! coupa la princesse de

[xv] Anagramme de Catherine, prénom de la marquise de Rambouillet qui était en quelque sorte la reine des Précieuses.

Conti. Il trouve la pièce mal construite, mal écrite et irrégulière. Hier, en sortant du théâtre du Marais, il clamait qu'il allait adresser à l'Académie ses observations ! À la surprise indignée de Mme de Rambouillet. Elle lui a dit qu'il n'y entendait rien et qu'elle ne l'aurait jamais cru à ce point privé de goût. Le pauvre homme en pleurait presque, d'autant que sa sour, Mlle de Scudéry, se rangeait au parti de la marquise, mais il a tenu bon. Pour lui, la pièce ne vaut rien ! Mme de Guéménée éclata de rire :

- La bonne farce ! Le pauvre Scudéry, outre que ses ouvres n'obtiendront jamais pareil succès, craint surtout les nuages qui doivent s'amonceler du côté du Palais-Cardinal ! Son Éminence, auteur lui-même, ne goûte guère sans doute le triomphe d'un de ceux à qui il a fait l'honneur de les appeler à collaborer à ses propres pièces.

- Oh ! madame ! protesta Mme de Combalet, une jolie veuve qui était nièce de Richelieu et dont on prétendait même qu'elle était un peu plus, Son Éminence possède un trop bon jugement et un trop grand respect des belles-lettres pour ne pas s'incliner devant un tel talent, sanctionné d'ailleurs par les voix de la Renommée. Noblesse, bourgeoisie et peuple, tous se précipitent au théâtre du Marais et sortent éblouis.

- On voit bien, madame, que vous lui tenez de près. L'affection ne saurait discerner certaines faiblesses... et les plus grands hommes en ont.

La Reine intervint :

- Mesdames, mesdames ! Ne laissez pas la passion vous emporter ainsi. J'ai, moi, les meilleures raisons de croire Mme de Combalet. C'est le Cardinal lui-même qui a averti le Roi, lorsqu'il était à Saint-Germain, de la valeur de cette pièce en lui conseillant de faire venir les comédiens ici pour nous la donner. C'est donc bien la preuve de sa satisfaction, dit-elle d'un ton las.

- Ou de son intelligence, reprit Mme de Guéménée. Il est difficile d'aller contre l'engouement de tout Paris. Même s'il pourrait alléguer qu'une pièce glorifiant un héros espagnol est mal venue quand nous sommes en guerre incessante avec l'Espagne...

- Mon oncle ne mélange jamais les arts et la politique. D'ailleurs, l'Espagne n'est-elle pas à la mode depuis quelque temps ? Manteaux, coiffures, chapeaux, romances, pavanes et autres danses. Nous aimons à nous inspirer de l'Espagne et c'est normal puisqu'il s'agit du pays de notre reine bien-aimée, conclut Mme de Combalet avec une révérence dont Anne d'Autriche ne lui parut pas beaucoup plus reconnaissante que de sa tirade. Elle eut un imperceptible haussement d'épaules et appela Sylvie auprès d'elle d'un signe de la main :

- Je serai sensible à tout cela quand la paix reviendra enfin entre nos deux pays. Pour le moment, la reine de France se plaît à entendre des chansons françaises et voici Mlle de L'Isle, tout nouvellement admise au nombre de mes filles d'honneur, qui va nous en chanter une...

- En s'accompagnant à la guitare, si je ne me trompe, fit Mme de Combalet qui semblait tenir à avoir le dernier mot...

- Pourquoi non ? Mlle de L'Isle chante comme un ange et touche joliment de son instrument. Un symbole en quelque sorte ! L'accord parfait que nous souhaitons, le Roi et moi ! Prenez place, mon enfant, ajouta la Reine en désignant un coussin posé à ses pieds Qu'allons-nous entendre ?

- Ce qu'il plaira à Votre Majesté, murmura Sylvie en commençant à accorder son instrument.

Mais il était écrit qu'elle ne chanterait pas ce soir-là. L'huissier préposé à la porte lorsque la Reine recevait lança d'une voix forte :

- Madame la duchesse de Montbazon... Monsieur le duc de Beaufort !

La main de Sylvie comprima les vibrations de la guitare comme si elle voulait en même temps calmer celles de son cour. Un cour qui tout à coup se glaça tant était éclatant et merveilleusement assorti le couple qui s'avançait. François, à son habitude, était d'une grande élégance : pourpoint et chausses de velours noir brodé d'or avec des crevés de satin blanc et des doublures de satin écarlate, un grand col de dentelle étalé sur ses larges épaules et, sur le feutre qu'il tenait d'une main désinvolte, moussaient des plumes blanches fixées par un cordon de soie rouge. Son autre main qu'il levait haut tenait celle d'une dame extraordinairement belle : grande, brune avec un teint très blanc et de magnifiques yeux bleus, des lèvres rondes et charnues faites pour le baiser. Vêtue de brocart écarlate et de satin blanc, un collier de diamants et de rubis étalé sur une gorge ravissante, elle composait avec son compagnon un couple d'une rare élégance. Ils vinrent saluer la Reine, lui balayant le tapis de ses plumes blanches, elle y étalant sa robe comme une énorme fleur.

Le salut fut reçu diversement : Beaufort eut droit à un beau sourire qui se fit un peu plus mince pour la jeune femme.

- Où étiez-vous donc passé, mon cher duc ? dit la Reine en lui offrant sa main. Voilà des jours que l'on ne vous a vu.

- J'étais à Chenonceau, Madame, auprès de mon père dont la santé n'est pas des meilleures.

- Malade, le duc César ? C'est difficile à croire. On l'imagine mal dans cette situation.

- L'ennui le ronge, Madame. Au point que je me demande parfois s'il n'en pourrait pas mourir.

- On ne meurt pas à Chenonceau, ce serait extravagant ! Je connais peu de demeures aussi aimables. Sans compter que le temps y est plus doux qu'ici.

- Et pourtant, il préférerait cent fois Paris, ses boues, ses neiges, ses puanteurs et ses incommodités, puisqu'il pourrait s'y mettre au service de Votre Majesté !

- Ne soyez pas trop courtisan, mon ami : cela ne vous va pas. Puis, changeant de ton pour s'adresser à la jeune femme : " Et vous, duchesse, nous donnerez-vous des nouvelles de monsieur le gouverneur de Paris ? "

- Il a la goutte, Madame ! Une excellente occupation que je pourrais recommander à M. de Vendôme contre les idées noires. Mon époux sacre, jure, explose à longueur de journée, bat ses domestiques mais ne s'ennuie pas un instant.

Le ton désinvolte indiquait assez que la belle dame ne se préoccupait guère de son époux. Mariée à dix-huit ans à Hercule de Rohan-Montbazon qui en comptait soixante et était pourvu de deux enfants, Marie d'Avaugour de Bretagne se souciait peu d'une fidélité qu'elle jugeait d'autant plus hors de saison qu'aucune des femmes de la famille ne la respectait. En effet, l'un des deux enfants d'Hercule n'était autre que la remuante duchesse de Chevreuse, qui se trouvait être plus âgée que sa belle-mère et qui continuait de collectionner les amants, l'autre étant le prince de Guéménée, l'un des esprits les plus vifs de son temps mais dont la femme, présente ce jour-là chez la Reine, en faisait tout autant. Certains esprits malins se demandaient si, entre ces trois femmes d'une même famille, il n'existait pas une compétition. En tout cas, on rapprochait, depuis quelque temps, les noms de Marie de Montbazon et de François de Beaufort sans que ni l'un ni l'autre fît rien pour démentir. Cela, Sylvie l'ignorait. Elle remarqua seulement que la Reine n'avait pas l'air d'aimer beaucoup la belle duchesse qu'elle laissa rejoindre sa belle-sour Guéménée. Mais elle retint le jeune homme :

- Nous recueillons d'étranges bruits à votre sujet, François, dit-elle entre haut et bas. Vous songeriez à demander la main de la fille de Monsieur le Prince [xvi].

- Il faudra bien que je me marie un jour, Madame. Pourquoi pas elle ? Cette jeune fille a au moins l'avantage d'être belle, répondit le jeune homme avec un sourire que Sylvie, figée sur son coussin, jugea d'une odieuse fatuité.

- Monsieur le Prince ne voudra jamais de vous. Lui et votre père se détestent. Et puis, que dirait Mme de Montbazon ? ajouta la Reine avec une pointe d'aigreur qui fit pétiller les yeux de Beaufort.

- Il ne faut pas prêter l'oreille à tous les potins, Madame. La duchesse de Montbazon n'a d'autres droits sur moi que ceux de toute jolie femme sur un homme de goût...

- On dit pourtant que vous l'aimez ? François se pencha et, cette fois, sa voix descendit au murmure.

- Mon cour n'est à personne, Madame, sinon à vous. Comment regarder seulement une autre femme lorsque la Reine est là ? Si je suis arrivé avec Mme de Montbazon, c'est simplement parce que je l'ai rencontrée au bas du Grand-Degré...

Il se pencha davantage et, cette fois, Sylvie n'entendit plus rien en dépit de son oreille fine. Elle en avait assez entendu. Au bord des larmes, elle posa sa guitare puis, glissant de son coussin, réussit à se relever sans que les deux interlocuteurs s'aperçussent de son départ. D'ailleurs - et c'était cela qui la

[xvi] On appelait ainsi le prince de Condé.

peinait, François n'avait même paru remarquer sa présence. Un meuble ! Voilà ce qu'elle était devenue pour lui, sans doute.

Décidée à regagner sa chambre, elle se dirigeait vers la porte quand elle se heurta à Mlle de Chémerault :

- Eh bien, fit celle-ci sèchement, où donc pensez-vous aller ?

- Chez moi, mademoiselle. La tête me tourne un peu : ce bruit, ce monde, ces parfums.

- Vous voilà bien délicate ! Croirait-on pas que vous êtes née dans quelque palais pour faire ainsi la difficile ? Retenez ceci : les filles d'honneur ne peuvent s'éloigner de la Reine que si elle le permet. Alors, retournez d'où vous venez et n'en bougez plus !

- Certainement pas ! protesta Sylvie. Sa Majesté s'entretient en aparté avec M. le duc de Beaufort. Mon devoir envers elle ne m'oblige pas à me montrer indiscrète. En outre, je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous ! Laissez-moi passer !

- Mais voyez-moi l'insolente ! Ma petite, vous apprendrez qu'ici les fortes têtes n'ont pas leur place ! Obstinez-vous et j'informerai qui de droit de votre conduite. Vous pourriez bien ne pas faire long feu ici...

- Pensez-vous que cela m'importe ? Je n'ai qu'une envie, c'est de m'en aller... Ôtez-vous de là !

N'écoutant plus que sa colère et son chagrin, Sylvie allait foncer droit devant elle quand une main vigoureuse s'empara de son bras et la fit pivoter sur ses talons. Elle se retrouva alors nez à nez avec François qui riait de bon cour :