[iii] Dans la haute noblesse, le fils aîné porte toujours un nom différent jusqu'à la mort du père : Fronsac chez les Richelieu, Crussol chez les d'Uzès, Mercour chez les Vendôme, etc.

voire protocolaires : il était l'héritier, on le respectait pour ça mais on ne l'aimait guère. François n'essaya même pas de nier.

- C'est vrai, mais j'ai donné ma promesse à notre mère.

- Et tu le regrettes ?

François détourna la tête, se baissa, prit un caillou qu'il envoya, d'un geste vif et sûr, ricocher par trois fois sur la surface lisse du canal. Enfin, il renifla puis, sachant qu'Elisabeth ne se contenterait pas d'une demi-réponse :

- Mmm... ouais !... Tant que nous avons été à Paris c'était facile. Ici, ce n'est plus la même chose.

- Je m'en doutais. Que vas-tu faire ?

- Vous posez des questions stupides, ma sour : une parole ne se reprend pas !

- J'en demeure d'accord. Seulement... moi, je n'ai rien promis.

D'abord suffoqué, François regarda plus attentivement le visage malicieux de sa sour. Jusqu'à sa rencontre avec Louise, il la considérait comme la plus jolie fille de sa connaissance : de leur grand-mère, Gabrielle d'Estrées, elle tenait, comme lui-même, une blondeur quasi irréelle et des yeux d'azur profond ; en outre, elle possédait une intelligence éveillée. Il admettait volontiers qu'elle le dépassait souvent sur ce chapitre, bien qu'à dix ans il mesurât déjà trois pouces de plus qu'elle. Mais là, elle ouvrait, à son usage, une fenêtre inattendue sur l'astuce féminine.

- Ce qui veut dire ?

- Que Mme de Sorel passe pour fort pieuse, bien donnante aussi, et qu'elle se rend volontiers chez de pauvres gens, parfois assez loin de chez elle. Je sais qu'elle y mène sa fille depuis que celle-ci a pris ses six ans, tout comme notre mère l'a fait pour moi. Désormais, je peux y aller en compagnie de Mme de Bure mais... tu pourrais aussi être des nôtres. La charité y gagnerait et notre mère serait aux anges : tu aurais sûrement droit aux bénédictions de monsieur Vincent.

- Tu veux dire que sans aller à Sorel il est possible de rencontrer ces dames ? Mais comment savoir où elles vont ?

- L'un de nos cochers courtise la nourrice de Louise. Nous pourrons sûrement arriver à nous rencontrer...

Pour toute réponse, François sauta au cou de sa sour et, dès le lendemain, il obtenait de sa mère la permission d'accompagner Elisabeth dans les visites charitables qu'elle accomplissait sous la conduite de sa gouvernante. Mme de Vendôme qui, dès le jeune âge, avait fait inscrire son cadet à Malte dans l'espoir qu'il succéderait un jour à son oncle, le Grand Prieur Alexandre, vit là un signe du ciel : la pratique de la plus humble charité n'était-elle pas essentielle chez ces messieurs de l'Ordre dont l'enseignement commençait par les plus rudes tâches hospitalières ? Et l'on put voir, à plusieurs reprises, le jeune prince de Martigues, chargé d'un lourd sac à pains, pénétrer avec dignité dans quelque pauvre chaumine sur les pas des " dames " de charité. Le spectacle était tellement nouveau que Mercour essaya bien d'en rire, mais il se fit si vertement rabrouer par Mme de Vendôme qu'il n'insista pas.

À dire vrai, cet exercice fut moins pénible que François ne l'aurait cru : naturellement généreux et tout à fait dépourvu de morgue, il se sentit proche de ceux qu'il allait visiter et s'intéressa sincèrement à leur sort. C'était heureux car le pieux stratagème d'Elisabeth ne lui permit, sur un grand mois, de rencontrer qu'une seule fois la damoi-selle de ses pensées. Elle lui parut plus ravissante encore qu'à l'abbaye d'Ivry et cela bien qu'elle fût modestement vêtue comme il convenait aux circonstances. Il ne trouva pas un mot à lui dire, se contentant de rougir furieusement en maltraitant son chapeau. Cependant, sa promesse lui parut plus difficile à tenir que jamais.

En fait, il resta sur sa faim. Aussi, quand il la sut malade il n'y tint plus. Il fallait qu'il sache ; il fallait qu'il la voie. Sans plus réfléchir, il prit un cheval et partit pour Sorel. Il ne put même pas franchir l'entrée du château. On l'en chassa sans trop de précautions oratoires : le mal était grave et personne n'approchait la petite malade sauf sa mère et ses femmes. C'est ainsi que François, plus inquiet que jamais, se retrouva dans la forêt avec les perspectives de retour que l'on sait.

Le temps ne s'améliorait pas. Il fit tout à coup si sombre sous le couvert que la nuit semblait s'avancer. Le cheval du jeune garçon devenait nerveux et quand, soudain, un violent coup de tonnerre éclata, l'animal partit d'un hennissement qui ressemblait à un éclat de rire, se cabra et envoya son cavalier dans les broussailles avant de partir à fond de train en direction d'Anet.

Meurtri plus encore dans sa vanité que dans son corps qui s'en tirait sans dommages, François se demanda comment M. d'Estrades, qui s'efforçait d'inculquer aux jeunes Vendôme les grands principes équestres édictés par feu M. de Pluvinel, prendrait le retour au château d'un cheval sans cavalier et, plus tard, d'un cavalier sans son cheval.

Pestant, maugréant, jurant même, il se tirait des broussailles pour se mettre en marche vers son destin quand il aperçut la petite fille.

Seulement vêtue d'une chemise tachée, une poupée serrée contre son cour, elle se tenait debout au milieu du sentier sur ses minuscules pieds nus et pleurait sans rien dire, reniflant de temps en temps tout en gardant son pouce dans sa bouche. Elle ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans, elle était menue et fragile. En dépit de sa tenue sommaire, ce n'était pas une paysanne : la masse de cheveux châtains moussant sur sa tête gardait la trace d'un peigne soigneux sous la forme de quelques boucles bien rondes et d'un bout de ruban bleu qui s'y accrochait. En outre, son unique vêtement était fait de toile fine et brodée. Cependant, en s'approchant, François vit aussi que les taches étaient du sang. Comprenant qu'il y avait là un problème plus grave que les siens, il se jeta à genoux et prit l'enfant entre ses mains pour palper son petit corps rondelet.

- Que t'est-il arrivé ? Tu es blessée ?

Elle ne répondit pas, continua de pleurer sans bruit mais sans manifester la moindre douleur à la palpation. D'ailleurs, le sang était presque sec.

- Non. Tu n'as pas l'air d'avoir mal mais d'où viens-tu comme ça ? Qui es-tu ?

Tout en le fixant de ses yeux noisette rougis par les larmes, la petite ôta son doigt de sa bouche pour émettre deux sons :

- Vi... laine.

Et elle remit son pouce d'où elle l'avait tiré.

- Vilaine ? Ce n'est pas un nom ! Et puis tu n'en es pas une ! Les vilaines n'ont pas de si belles poupées, ajouta-t-il en essayant de prendre le jouet que sa minuscule propriétaire défendit farouchement. C'était en effet un objet assez coûteux, en bois bien sculpté avec des cheveux en filasse et une robe de velours à la mode avec une fraise autour du cou.

Les points d'interrogation s'alignaient dans l'esprit du jeune garçon. D'où pouvait venir cette enfant ? Il devait y avoir eu un malheur quelque part, mais où ? Il essaya de le savoir en prononçant le nom de deux ou trois manoirs ou riches demeures des environs dont certains appartenaient à des vassaux de la principauté d'Anet, mais au lieu de répondre la petite fille se mit à pousser des cris en appelant sa nounou.

Pour comble de malchance, l'orage que François avait fini par oublier se manifestait par un coup de tonnerre plus violent que le précédent, et d'un seul coup le ciel creva...

- On ne peut pas rester ici. Il faut que je te ramène chez nous. Quelqu'un saura peut-être qui tues ?

Comme par enchantement, elle se tut et tendit vers lui une menotte sale aux minuscules doigts écartés qui ressemblait à une étoile de mer. En un instant, elle fut trempée et François presque autant qu'elle. Apitoyé, il ôta son pourpoint pour l'en envelopper avant de prendre la petite main.

- Viens ! Il faut nous dépêcher !

Il s'inquiétait : comment la faire marcher encore sur ses pieds blessés et, en outre, elle ne pourrait jamais suivre son pas ?

- Il va falloir que je te porte, soupira-t-il, un peu effrayé par cette nouvelle responsabilité, mais elle était à peine plus grande qu'un bébé et plus légère qu'il ne l'aurait cru quand il l'enleva. Alors, toujours sans lâcher sa précieuse poupée, elle passa son bras libre autour du cou de son sauveur et laissa aller sa tête sur son épaule avec un soupir de bonheur. Elle ne savait pas qui était ce garçon mais il était si beau avec ses longs cheveux blonds, tout raides, et ses yeux clairs ! Un ange peut-être ? De toute façon, elle était bien avec lui.

- Ne t'endors pas et tiens-toi ferme, conseilla le jeune héros. Je vais essayer de courir...

C'était tout de même trop préjuger de ses forces et il reprit le pas en maudissant ce sacré cheval qui l'avait planté là juste au moment où il en avait le plus besoin. Quant à ce qui arriverait quand il se présenterait au château avec sa trouvaille, il n'essayait même pas de l'imaginer.

On parcourut ainsi un grand quart de lieue, en s'arrêtant de temps en temps pour laisser souffler le porteur. Grâce à Dieu, la pluie aussi s'était arrêtée. Il n'empêche que François était épuisé quand il atteignit enfin les abords d'Anet, se demandant tout de même pourquoi, en voyant revenir son cheval sans lui, on n'avait pas envoyé à sa recherche. Et, bien sûr, il était affreusement tard ! L'immense cerf de bronze entouré de quatre chiens qui ornait le dessus du grand portail et servait d'horloge frappait huit coups de son pied mécanique.

- Miséricorde ! gémit François en déposant son fardeau sur les dalles de la cour d'honneur. J'entends déjà siffler les étrivières !

Cependant, le château n'était pas dans son état normal. Les gardes causaient entre eux par petits groupes sur le mode animé et personne ne fit attention à lui. L'agitation se situait surtout autour d'un grand carrosse de voyage, tellement couvert de boue et de poussière qu'il était impossible d'en déchiffrer les armoiries. Des valets couraient dans tous les sens. On dételait les chevaux et quand le jeune garçon arrêta quelqu'un pour savoir ce qui se passait, l'homme prit juste le temps de lui lancer :

- Je ne sais pas au juste ! Mgr l'évêque de Nantes est arrivé il n'y a pas une heure et tout le monde est au salon des Muses...

Surpris, François leva les sourcils. L'évêque en question, Philippe de Cospéan, était un vieil arm de la famille, un intime et le plus fidèle conseiller de la duchesse, mais c'était la première fois que son arrivée déclenchait un tel tohu-bohu. François, alors, voulut prendre la main de sa petite compagne pour l'emmener à sa mère mais il vit qu'elle pleurait de nouveau, sans bruit cette fois, et qu'elle tremblait dans sa chemise mouillée. Elle ne lui dit rien mais son regard implorait. Il comprit et la reprit dans ses bras :

- Allons toujours rejoindre la famille ! Nous verrons bien, soupira-t-il.

Jamais le beau château rebâti au siècle précédent par Diane, duchesse de Valentinois, ne lui avait paru aussi vaste ni le salon des Muses si imposant avec ses panneaux peints et dorés, ses chambranles de marbre et son mobilier somptueux. Il y avait là beaucoup de monde mais le regard de François alla droit à sa mère, assise auprès d'un évêque visiblement harassé et lui parlant avec animation. Elle semblait sous le coup d'une grande émotion. Il y avait des traces de larmes sur son beau visage blond, presque aussi pâle que l'énorme fraise " en meule de moulin " qui avait l'air d'offrir sa tête sur un plateau de mousseline empesée. Son fils aîné s'accoudait, l'air grave, au dossier de son fauteuil et sa fille, assise à ses pieds sur un carreau de velours, tenait l'une de ses mains. Tout autour, dames et officiers composant la maison ducale semblaient frappés de stupeur, aussi peu vivants que des personnages de tapisserie.

En dépit de la tension qui régnait, l'entrée de François ne passa pas inaperçue :

- Seigneur ! Martigues, s'écria son frère Louis de Mercour d'un ton mécontent, d'où nous arrivez-vous dans un pareil état et en telle compagnie ? Quelle sottise venez-vous de commettre ? Qui est cette mendiante ?

L'indignation éteignit, comme une chandelle sous un courant d'air, la légitime inquiétude du jeune garçon :

- Ce n'est pas une mendiante. Je l'ai trouvée dans la forêt telle que vous la voyez : pieds nus avec sa poupée et sa chemise pleine de sang. Regardez-la mieux... à moins que votre grandeur et votre égoïsme ne vous brouillent la vue !

- Paix ! mes fils, coupa Mme de Vendôme. Ce n'est pas le moment d'une querelle. François va nous dire où il a trouvé cette enfant...