- Eh bien ! On dirait que nous avons conservé nos bonnes manières d'entrer en fureur dès que l'on s'avise de nous contrarier ? Serviteur, mademoiselle de Chémerault ! Confiez-moi cette jeune rebelle ! Je la connais depuis longtemps et saurai bien la ramener à la raison.

- Je crains qu'il n'y ait fort à faire. A-t-on idée aussi d'introduire au Louvre une fille à demi sauvage ?

François offrit à la demoiselle un sourire narquois :

- À demi sauvage ? Mais soyez sûre qu'elle l'est tout à fait, mademoiselle. Comme d'ailleurs le plus grand nombre de ceux qui vivent ici où la civilisation se fait rare si j'en juge par ceux, ou celles, qui ne rêvent que de tordre le cou à leurs semblables.

Puis, sans attendre une quelconque réaction, il entraîna Sylvie dans l'embrasure d'une fenêtre et là redevint sérieux.

- Êtes-vous devenue folle, Sylvie ? Vous n'avez plus quatre ans, que je sache, et je croyais que l'on vous avait appris à vous conduire dans le monde ?

- Oh ! je sais me conduire ! Je n'en dirais pas autant de vous, monsieur le duc. Tout à l'heure j'étais assise aux pieds de la Reine et vous ne m'avez pas accordé plus d'attention que si j'étais un... un chat comme vous dites !

Devant la colère de la petite, François retrouva son sourire.

- Allons, chaton, ne miaulez pas si fort ! Savez-vous que la Reine vous appelle déjà " le petit chat " ?

- Elle vous a parlé de moi ?

- Eh oui, mais moi c'est d'elle que je veux vous parler. Vous l'ignorez sans doute, Sylvie, mais elle est en danger. Le Cardinal la hait et veut sa perte. Il l'entoure d'espions...

- Je sais. Mlle de Hautefort qui est si belle m'a déjà parlé.

- Oh ! celle-là, c'est la fidélité même ! Le Roi a été très épris d'elle sans jamais oser la moindre privauté. Je dois dire qu'elle menait un jeu cruel, ne cessant de se moquer de lui. Un jour où, ayant reçu un billet que le Roi voulait lire à tout prix, elle l'a glissé bien en évidence dans son décolleté en le mettant au défi de venir l'y prendre...

- Et il l'a pris ?

- Oui. Avec les pincettes de la cheminée ! La belle Marie ne lui a jamais pardonné. Et puis Mlle de La Fayette est arrivée et il n'a plus vu qu'elle. Au point que je soupçonne la Reine d'en être jalouse. Pourtant, elle sait bien que la pauvre fille n'acceptera jamais de servir le Cardinal à ses dépens. Comme elle aime sincèrement le Roi, on dit qu'elle songe au couvent pour n'être plus tentée de céder à l'un ou à l'autre. Ah ! voilà mon ami Fiesque ! Un charmant garçon ! Il faudra que je vous le présente-Les coq-à-1'âne de Beaufort commençaient à être célèbres mais Sylvie, qui savait depuis longtemps à quoi s'en tenir, le ramena à la réalité :

- Vous étiez là, il me semble, pour me parler de la Reine. Pas de M. de Fiesque. Alors que vouliez-vous me dire ?

Le ton était sec. Le duc prit un air contrit.

- Pardonnez-moi ! Je voulais vous demander d'ouvrir bien grands vos jolis yeux et de me faire tenir un message par votre Jeannette chaque fois qu'il se passera quelque chose de bizarre. Qu'elle retourne de temps en temps à l'hôtel de Vendôme n'étonnera personne et, là-bas, il y aura toujours de garde l'un de mes deux écuyers, Brillet ou Ganseville. Eux sauront où me trouver.

Dans leur encoignure de fenêtre, François et Sylvie étaient tellement occupés qu'ils ne s'aperçurent même pas de l'entrée du Roi. À demi cachés qu'ils étaient par les rideaux, personne ne vit qu'ils avaient oublié de saluer. Ce fut seulement quand la voix de Louis XIII se haussa pour couvrir tout l'espace du grand salon qu'ils s'y intéressèrent.

- Mesdames, disait le Roi, nous partons demain pour Fontainebleau. Nous ferons étape à Villeroy !

- Miséricorde ! gémit François. Voilà tout mon plan par terre ! Fontainebleau ! En plein mois de janvier et par ce froid ! C'est à n'y pas croire !

- Vous ne venez pas !

- Eh non ! Seules partiront les maisons du Roi et de la Reine. Autrement, il faut être invité. Et je ne le serai pas...

- Pourquoi, selon vous, devons-nous aller là-bas ?

- Je n'en ai pas la moindre idée. Peut-être le Roi veut-il s'isoler davantage avec Mlle de La Fayette et, par la même occasion, couper la Reine de ses amis parisiens. Oh ! je n'aime pas ça ! Je n'aime pas ça du tout !

Il semblait à ce point désolé que Sylvie eut pitié de lui.

- Ne pouvez-vous envoyer l'un de vos écuyers s'installer dans une auberge de la ville que vous m'indiquerez ?

- Pourquoi pas moi, après tout ?

- Soyons sérieux ! Vous êtes beaucoup trop voyant, monsieur le duc. Un écuyer fera l'affaire.

- De toute façon, je ne serai pas loin ! Merci, ma chère petite ! Vous êtes un ange !

- Ce que c'est que grandir, tout de même ! Autrefois, c'était vous l'ange !

Et, tirant son mouchoir d'un geste gracieux pour l'agiter légèrement en signe d'adieu, Mlle de L'Isle s'en alla rejoindre le bataillon des filles d'honneur que l'annonce du départ changeait en volière caquetante.

CHAPITRE 5

RENCONTRES DANS LE PARC

Que le Roi souhaitât un peu plus d'intimité avec celle qu'il aimait, cela était certain, mais la politique n'était pas absente de la soudaine décision d'aller se geler dans un palais d'été quand on se fût trouvé aussi bien à Saint-Germain. Sylvie s'en convainquit en voyant s'ajouter au train royal, déjà fort imposant, la grande litière rouge qui servait au cardinal de Richelieu, miné par la maladie, pour ses déplacements. Plus spacieuse qu'un carrosse, cette grande machine rouge offrait toutes les commodités d'une chambre à coucher mais, ainsi entourée de gardes en casaque pourpre, elle impressionna désagréablement la jeune fille.

- Spectaculaire, n'est-ce pas ? fit Mlle de Hautefort qui voyageait dans la même voiture. Son Éminence possède à un point achevé le sens du décor et du drame. Il joue de sa pourpre en artiste. Sans doute parce qu'elle évoque celle du bourreau et qu'il aime à faire peur...

- Il n'y réussit que trop bien ! Mais je trouve le train royal magnifique.

C'était la première fois, en effet, qu'elle voyait se déployer autour des carrosses du Roi et de la Reine, les mousquetaires de M. de Tréville dont le rôle unique consistait à protéger le souverain dans tous ses déplacements et qui n'officiaient pas dans les appartements. C'étaient tous de superbes cavaliers et les casaques bleu France frappées de la croix fleurdelisée blanche sur rayons d'or, les plumes blanches des chapeaux gris, les robes assorties des chevaux offraient un spectacle d'une grande beauté.

La foule qui s'assemblait toujours quand le Roi partait en voyage leur réservait ses sourires et la chaleur de ses applaudissements et se montrait plus réservée pour les gardes du Cardinal. Quant aux chevau-légers et aux suisses, ils faisaient moins recette. Sylvie, enchantée du spectacle, battit des mains.

- On dirait que vous n'avez jamais vu de soldats ? remarqua Mlle de Chémerault avec aigreur. Vous réagissez en fille du peuple.

La moutarde monta aussitôt au nez sensible de l'interpellée.

- Pourquoi ? Les femmes du peuple sont-elles les seules à avoir du goût ? J'ai déjà rencontré des mousquetaires isolés, mais l'ensemble est vraiment admirable.

- Peuh ! Des soldats...

- Si vous préférez les prêtres, cela vous regarde, coupa Marie de Hautefort. Je vous rappelle que les mousquetaires sont tous gentilshommes et que quelques-uns sont de ma parenté. Alors, retenez votre langue de vipère ! Et Mlle de L'Isle a raison : ils sont splendides, comme disent les Anglais.

Préférant ne pas entrer en conflit avec la dame d'atour, la Belle Gueuse se tourna vers Mlle de Pons, laissant Sylvie et Marie libres de reprendre leur conversation.

- En résumé, dit la petite, qu'allons-nous faire à Fontainebleau ? Le savez-vous ?

- Oui. Nous courons après Monsieur, en quelque sorte. L'an passé, tandis que le Roi bataillait avec une valeur admirable à la tête de ses armées pour renvoyer l'Espagnol dans ses Flandres, Monsieur et le comte de Soissons, son fidèle satellite, s'étaient mis en tête une fois de plus d'assassiner le Cardinal. Or, fidèle à ses vieilles habitudes, le moment venu, Monsieur a pris peur et a dénoncé tout le monde. De retour à Paris, le Roi a convoqué son frère et son cousin pour leur demander quelques explications mais Monsieur a préféré s'enfuir à Orléans, dans " sa " ville ducale, tandis que Soissons battait en retraite vers Sedan où le duc de Bouillon lui a offert toute la compréhension désirable. Pour ce que j'en sais, Monsieur devrait rejoindre son cousin et madame sa mère qui se serait mise en route pour Sedan elle aussi.

- Mais Fontainebleau, c'est loin d'Orléans ?

- C'est une avancée qui peut laisser supposer à Monsieur qu'il pourrait bien voir le Roi son frère apparaître sous ses murs avant longtemps.

- Dans ce cas, des soldats auraient suffi ? Pourquoi la Reine et toute la Cour ?

- Pour que Monsieur ne s'effarouche pas une fois de plus. Il faut avant tout l'empêcher d'aller rejoindre Soissons et Bouillon dans les Ardennes où ils ont toute latitude de s'entendre avec les Espagnols...

Sylvie regarda sa compagne avec admiration :

- Comment savez-vous tout cela ?

Mlle de Hautefort tapota d'un air indulgent la main de la jeune fille.

- Je vous l'expliquerai plus tard. En outre, si le Roi emmène tout son monde, c'est aussi parce qu'il ne veut plus être séparé un seul jour de La Fayette. La Reine ne s'y est pas trompée qui l'a prise dans sa voiture.

- Sa Majesté n'est pas jalouse ?

- Si. Cela fait partie du caractère espagnol. On est jaloux par tradition, là-bas ! Mais elle estime plus judicieux de surveiller la donzelle de près que de lui laisser la bride sur le cou.

Ainsi qu'il était prévu, on s'arrêta ce soir-là près de Mennecy, dans le château construit à la fin du siècle précédent par le secrétaire d'État Neuville de Villeroy, le mauvais état des chemins et la brièveté des jours ne permettant pas d'effectuer d'une seule traite le trajet de Fontainebleau. La halte ne fut pas agréable. Si vaste que fussent château et communs, ils étaient un peu exigus pour un bon millier de personnes. Certes, on ne manqua ni de feu ni de nourriture mais, entassées dans quatre chambres, les filles d'honneur passèrent une nuit peu confortable. Encore dut-on s'estimer heureuses que le Cardinal eût choisi de faire étape dans son château de Fleury.

- Sinon, remarqua Anne d'Autriche avec une ironie acerbe, mes filles eussent sans doute couché dans la paille d'une grange. Quelle idée, mon Dieu, de nous envoyer sur les grands chemins par cet affreux temps d'hiver !

La Reine avait ses nerfs. Ce soir-là, Sylvie fut invitée à chanter pour elle et, ayant reçu permission de choisir à son gré, interpréta sa chanson préférée, une vieille romance apprise de Perceval qui lui aussi l'aimait beaucoup :

L'amour de moy si est enclose L'est dans ce joli jardinet Où croît la rosé et le muguet Et aussi fait la passerose...

La voix de Sylvie était d'une limpidité de cristal. Bientôt, tous furent sous le charme et plus encore la Reine. Quand la chanson fut finie, elle posa sa main sur la tête couleur de châtaigne de l'adolescente :

- Il m'avait bien semblé chez Mme de Vendôme, petit chat, que vous chantiez comme un ange. Je ne la remercierai jamais assez de vous avoir donnée à moi...

C'était le premier instant de chaleur entre les deux femmes. Sylvie en éprouva un vif plaisir qui se traduisit par un sourire :

- Votre Majesté veut-elle entendre autre chose ?

- Vous chantez aussi en espagnol m'a-t-on dit?

- Oui, Madame. Je puis chanter la " Chanson de la Vierge " du seigneur Lope de Vega, ou encore...

- Non, dit la Reine. Pas de chanson de mon pays aujourd'hui. Le Roi est notre trop proche voisin et cela pourrait lui déplaire. Répétez plutôt cette si jolie romance...

- Ne croyez-vous pas, Madame, proposa Marie de Hautefort, qu'il serait agréable au Roi de l'entendre ? Il aime la musique et plus encore les jolies voix.

Le regard de la jeune fille alla chercher Louise de La Fayette qui regardait distraitement par une fenêtre. Elle était jusqu'à présent la meilleure musicienne parmi toutes les filles d'honneur et Louis XIII aimait à l'écouter.

- Il ne veut entendre qu'une seule voix, murmura la Reine, reprise par ses préoccupations. Nous serions mal venues. Plus tard, peut-être...

Sylvie répéta sa chanson, chanta encore le " Lai du Rossignol ", puis ce fut tout pour ce soir-là. La Reine se retira dans sa chambre, procéda à son coucher, puis chacune regagna le lit plus ou moins de fortune qui l'attendait. Cependant, avant qu'elle quitte la chambre, Stéfanille retint Sylvie. C'était un geste tout à fait exceptionnel. La vieille femme de chambre castillane considérait le troupeau des filles d'honneur comme autant de suppôts de Satan et leur opposait en général une mine farouche qui n'adoucissaient pas ses sévères vêtements noirs. Cette fois, ses lèvres minces esquissèrent ce qui pouvait passer pour un sourire avec quelque imagination.