Tout cela, Perceval le savait et c'était l'une des raisons pour lesquelles il avait choisi de s'éloigner dès que la fortune lui avait souri. La haine que César éprouvait pour Richelieu lui tenait compagnie autant que ses mignons, mais ne lui suffisait certainement pas. Il entretenait d'excellentes relations de bon voisinage avec Monsieur, sans compter une correspondance discrète avec les ennemis acharnés du Cardinal : le comte de Soissons, réfugié à Sedan chez le redoutable duc de Bouillon, et Mme de Chevreuse, exilée comme lui en Touraine mais qui n'en demeurait pas moins fort active. Et Perceval craignait que les menées tortueuses du père ne causent dommages et douleurs à ceux de sa maison. César s'illusionnait s'il croyait que le tout-puissant ministre hésiterait un seul instant à faire tomber sa tête si elle devenait trop gênante, le Roi qui détestait son frère bâtard signerait l'arrêt de mort avec enthousiasme. Au moins, en cas de drame, Sylvie trouverait-elle un abri tout naturel chez celui qu'avec la permission de la duchesse Françoise, elle appelait maintenant parrain. Et c'était en pensant à elle qu'il s'était plu à arranger avec goût le petit hôtel dont il avait fait l'achat rue des Tournelles, aux abords immédiats de la place Royale, centre magique de l'élégance parisienne.
II y vivait au milieu des livres, servi par son fidèle Corentin qui attendait patiemment que Jeannette consente à " couronner sa flamme " et une vigoureuse commère de quarante ans, Nicole Hardouin, qui possédait toutes les qualités d'une grande ménagère et tenait sa maison d'une poigne de fer. Tout comme elle tenait son éternel amoureux, un exempt du Châtelet décoré du nom champêtre de Desormeaux.
C'était donc vers cette maison que Sylvie se hâtait, en compagnie de Jeannette, dans une des chaises de louage que l'on trouvait aux alentours du Louvre et qui " étaient un retranchement merveilleux contres les insultes de la boue ". Cette escapade l'enchantait. La jeune fille n'était allée que deux fois chez Perceval, mais elle gardait de sa maison un souvenir chaleureux. Peut-être parce que, habituée depuis l'enfance aux vastes demeures des Vendôme - l'immense hôtel de Paris, Anet, Vendôme, Chenonceau ou La Ferté-Alais - elle trouvait là une maison aux dimensions humaines : un petit hôtel entre cour et jardin offrant sur la rue un portail et sur la cour une sorte de pavillon bâti sous Henri IV avec, au rez-de-chaussée, de part et d'autre de l'escalier central en bois joliment sculpté, une assez grande salle, une chambre et une garde-robe. Au premier, il y avait le cabinet de Raguenel, bourré de livres, et deux chambres dont l'une était occupée par Nicole. Corentin s'était établi au-dessus de l'écurie, dans l'une des ailes sur cour, l'autre étant réservée à la cuisine et à ses dépendances. Sur le derrière de la maison, un petit jardin déployait son modeste parterre autour d'une jolie fontaine et, pour les jours chauds, recevait l'ombre d'un grand tilleul qui embaumerait quand juin reviendrait et qui, en attendant, faisait la joie d'Achille, le chat de dame Hardouin.
Ce fut lui que Sylvie et Jeannette rencontrèrent en premier. Il traversait la cour d'un pas exténué, leur jeta un regard désabusé et fila s'installer devant la cheminée de la cuisine dans l'espoir d'obtenir une avance sur son souper. Jeannette l'y suivit pour causer avec Nicole tandis que Corentin, un grand sourire sur sa bonne figure ronde, conduisait Sylvie jusqu'au cabinet de lecture où elle trouva son parrain en compagnie d'un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu en bourgeois d'un habit gris à col blanc rabattu et qui, à son entrée, tourna vers elle un visage étroit encore allongé par une barbiche poivre et sel comme les moustaches. Il avait posé sur un tabouret son chapeau à haut fond ceint d'une cordelière noire, son grand manteau, et tendait à la flamme de la cheminée ses pieds chaussés de gros souliers à boucle. Perceval et lui semblaient engagés dans une conversation animée d'où la politique ne devait pas être exclue car Sylvie saisit au vol les noms du duc d'Orléans et du comte de Soissons, mais son entrée l'arrêta net. Le visiteur sauta sur ses pieds en annonçant aussitôt qu'il lui fallait prendre congé :
- Ne soyez pas si pressé, mon ami, protesta Raguenel. Laissez-moi au moins vous présenter ma filleule, Mlle de L'Isle. Sylvie, voici un homme qui a voué sa vie au bien des autres : Théophraste Renaudot, médecin, philanthrope et, depuis tantôt six ans, éditeur de notre chère Gazette, ajouta-t-il en prenant sur sa table le petit cahier de huit feuillets dont les Parisiens guettaient, chaque semaine, la sortie. Il n'a qu'un seul défaut, reprit Perceval en riant, il adore le Cardinal !
- N'exagérons rien, sourit le publiciste en échangeant avec Sylvie les gracieux saluts rituels. Je ne l'adore pas mais je lui dois beaucoup puisque c'est le père Joseph, son intime conseiller, qui m'a tiré de mon Loudun natal pour m'amener à Paris. Là, j'ai réalisé, grâce à lui, à peu près tout ce que je souhaitais. Oh ! je sais ! ajouta-t-il en se drapant dans son manteau, qu'il est de bon ton si l'on veut briller dans le monde de vitupérer Son Éminence et j'admets volontiers qu'il est un homme de fer, mais j'espère sincèrement qu'un jour viendra où l'on rendra justice à ses grands desseins politiques. Il n'a qu'une idée en tête : la France, alors que les princes et même la Reine désirent seulement faire du royaume une colonie espagnole comme Cuba, le Mexique ou le Pérou !
- Vous n'avez sans doute pas tort, mon ami, mais j'aimerais qu'il ne se mêle pas tant des vies privées d'autrui... Il est tard et je vous raccompagne ! Réchauffez-vous au feu, petite Sylvie ! Je reviens dans l'instant.
La jeune fille ôta sa grande mante à capuchon doublée de vair, ses gants fourrés, et tira un tabouret pour être plus proche de la belle flambée. Elle lui tendit ses mains et ses pieds, glacés en dépit de leurs protections.
Quand il revint dans son cabinet, Perceval resta au seuil quelques secondes pour s'accorder le temps de la regarder. Elle sentit sa présence et se retourna :
- Eh bien, que faites-vous là au lieu de reprendre votre fauteuil ?
- Je vous regarde. Vous avez plus que jamais l'air d'un petit chat. Êtes-vous heureuse à la Cour?
- Heureuse est un bien grand mot, mais je reconnais que c'est plus agréable que je ne le craignais. La Reine est bonne et charmante et... je la crois très malheureuse à cause de cet amour du Roi pour Mlle de La Fayette. Qui elle-même pleure tout le temps et n'est pas plus heureuse. Et puis, si je ne suis pas au mieux avec les filles d'honneur, j'ai du moins une amie.
- Laquelle ?
- Mlle de Hautefort. Elle est belle, pleine de courage, très insolente et dévouée à notre maîtresse.
- Voilà qui est bien ! Vous auriez pu choisir plus mal !
- Oh ! c'est elle qui m'a choisie ! À présent, parrain, dites-moi, s'il vous plaît, à quoi je dois le plaisir de vous voir ?
Perceval se mit à rire :
- Peste ! Comme nous avons vite pris le ton de la Cour ! Mais je ne vous ai pas fait venir pour que nous échangions des madrigaux, fit-il soudain grave en s'asseyant auprès de sa filleule et en prenant l'une de ses mains dans les siennes. Connaissez-vous un M. de La Perrière ?
- Non. Qui est-ce ?
- C'est un officier aux gardes du Cardinal. Il a demandé votre main à Mme de Vendôme qui m'a priée de vous le faire savoir.
- Ma main ? Cela signifie qu'il veut m'épouser ?
- Il n'y a aucune autre traduction possible.
- Et... qu'est-ce que Mme la duchesse a répondu ?
- Qu'elle vous laissait maîtresse de votre choix et ne vous contraindrait jamais. Qu'en outre, je suis votre tuteur.
- Eh bien, mais c'est parfait ? Il n'y a plus à en parler.
- Oh si ! il faut en parler, parce que ce La Perrière va faire tous ses efforts pour vous plaire et qu'il pourrait y réussir : il est bien de sa personne et le Cardinal lui fera sans doute un sort enviable...
- Vous voulez dire que je pourrais le regarder favorablement quand je le connaîtrai ?
- Exactement. Or, Sylvie, en aucun cas vous ne devez accepter de mettre votre main dans la sienne. C'est pourquoi Mme de Vendôme a désiré que ce soit moi qui vous parle et non elle-même.
- N'est-ce pas un peu étrange ?
- Non, parce que moi je sais avec exactitude ce qu'est ce personnage et que Mme la duchesse ne sait, elle, que ce que je lui en ai dit. Dans l'état actuel des choses, elle s'est bornée à répondre que, de toute façon, elle vous trouvait trop jeune pour le mariage.
- Et c'est vrai ?
- Pas tout à fait. Bien des filles se marient à quinze ans. La Reine n'en avait que quatorze. Le Roi aussi d'ailleurs, mais revenons à votre prétendant. Vous ne devez à aucun prix lui permettre de vous séduire.
La jeune fille éclata soudain d'un rire frais et joyeux.
- Me séduire ? Mais personne ne peut me séduire. Vous savez bien que je n'aime et n'aimerai jamais que François...
- Ce sont de ces choses que l'on dit lorsque l'on a votre âge. Avec le temps, on change.
- Je ne changerai pas.
- Il vaudrait mieux pourtant, Sylvie. Outre qu'il ne vous épousera pas, il est incapable de garder sa foi à une seule femme. On le dit amoureux de Mme de Montbazon, de Mlle de Bourbon-Condé et de je ne sais qui d'autre encore...
- Aucune ne compte parce que, en réalité, il n'en aime qu'une seule et c'est la Reine !
- Petite malheureuse ! Voulez-vous bien ne pas dire de pareilles choses ! Même ici !
- C'est pourtant la vérité, soupira Sylvie avec tristesse, mais elle se reprit vite et, tournant vers Perceval son regard redevenu clair : " Revenons à notre premier propos : pourquoi ne dois-je à aucun prix écouter les prières de M. de La Perrière ?
Et pourquoi est-ce vous qui deviez me le faire savoir ? "
- Parce que... je vous aime beaucoup et que - du moins je l'espère - vous m'aimez un peu.
Sylvie quitta son tabouret et vint s'asseoir aux pieds de son parrain pour pouvoir appuyer sa tête contre ses genoux.
- Beaucoup plus que cela et vous savez bien que je vous écouterai toujours !
Ému, il caressa les cheveux châtains soyeux.
- Alors, essayez de me croire sans que j'aie à m'en expliquer davantage !
- Pourquoi ?
Il hésita puis, sans répondre à sa question :
- Vous souvenez-vous de votre petite enfance ? Je veux dire : avant que François ne vous amène chez sa mère ?
La jeune fille ferma les yeux pour mieux se concentrer.
- Un peu, oui... J'ai souvenance d'une jolie maison avec des arbres, d'une belle jeune femme que j'aimais et qui était ma mère... et aussi de ma nourrice qui était la mère de Jeannette... et puis de quelque chose de terrible, plutôt vague et que je n'explique pas...
- Est-ce que Jeannette vous parle quelquefois ? demanda Perceval inquiet. Depuis longtemps, il avait fait jurer à la jeune servante de ne jamais évoquer le château des Valaines afin de protéger Sylvie d'une vérité qu'il faudrait en venir peut-être à lui apprendre un jour, mais le plus tard possible.
- Non. Elle dit qu'elle ne se rappelle rien... mais je suis sûre qu'elle ment !
- Eh bien, faites comme si elle vous disait la vérité et ne l'interrogez pas ! Plus tard, je vous parlerai moi-même mais quand je le jugerai bon. Sachez seulement que La Perrière est lié à cette chose terrible que vous évoquiez il y a un instant. Cela vous suffira-t-il ?
Elle se redressa pour entourer son cou de ses bras et poser un baiser sur sa joue :
- Il le faudra bien !... À présent, je dois vous quitter. Il est l'heure de rentrer au Louvre. Et soyez en repos : je ne ferai rien qui puisse vous déplaire ou vous faire de la peine.
Sylvie repartie, Raguenel réfléchit un moment puis, s'asseyant devant sa table, il tailla une plume d'oie, la trempa dans l'encre et écrivit quelques mots. Ensuite il sabla, cacheta et appela Corentin :
- Tiens ! Trouve le duc de Beaufort et donne-lui ceci. Il faut que je le voie le plus vite possible !
Ensuite, il retourna s'asseoir dans son fauteuil et rêva longtemps, les yeux fixés dans le cour flambant du feu...
CHAPITRE 6
AU PALAIS-CARDINAL
Sylvie n'attendit pas très longtemps de rencontrer celui qui, pour une obscure raison connue de lui seul, venait de prétendre à sa main.
Il y avait fête ce soir-là au Louvre. Leurs Majestés recevaient le duc de Weimar, un prince protestant. Dans la Grande Galerie construite jadis par Catherine de Médicis à l'emplacement de la courtine du rempart de Charles V pour relier le Louvre à son château des Tuileries, les comédiens du Marais donnaient Le Cid. Le vieux Louvre était illuminé des jardins aux toits, des milliers de bougies brûlaient dans les appartements. La Cour était au grand complet et, pour la première fois, la nouvelle fille d'honneur put l'admirer dans toute sa splendeur. Hommes et femmes pour la circonstance faisaient assaut de luxe et d'élégance. Ce n'étaient partout que satins, brocarts, toiles et dentelles d'or ou d'argent, rubans, plumes et broderies servant d'écrins à une profusion de perles et de pierreries multicolores. Le Roi lui-même qui, sans aller jusqu'au négligé célèbre de son père, aimait à se vêtir simplement, brillait comme un soleil, mais sans parvenir à éteindre les deux pôles d'attraction de la soirée, la Reine et le cardinal de Richelieu : deux silhouettes éclatantes portant la même pourpre. On ne savait laquelle était la plus impressionnante, de la simarre de moire écarlate sur laquelle étincelait une grande croix du Saint-Esprit en diamants ou de la robe en brocart de Gênes d'Anne d'Autriche qui, pour ce soir, avait choisi les couleurs mêmes de son ennemi afin de ne pas le laisser accaparer les regards. Et elle y réussissait à merveille car, à la splendeur de son costume, s'ajoutait l'éclat de sa beauté. La ché-rusque de dentelle givrée de petits diamants encadrant son profond décolleté laissait admirer la blancheur de sa gorge sur laquelle s'étalait un fabuleux collier, composé de gros rubis en poire et d'un étonnant assemblage de diamants carrés, qui lui avait été offert par le roi d'Espagne, son père, au moment de son mariage mais qu'à cause de sa taille elle n'avait pu porter qu'une fois parvenue à l'âge adulte. Un " serre-tête " et six bracelets assortis achevaient cette parure d'une splendeur presque barbare et faisaient d'elle une idole devant laquelle on ne pouvait que s'agenouiller. Mais certains comprirent que la Reine, en arborant uniquement des joyaux espagnols à l'exclusion de ceux, splendides cependant, offerts par son époux, et cela pour écouter une pièce " espagnole " en compagnie d'un prince allemand, s'offrait le luxe d'un défi.
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