Marie de Hautefort ne s'y trompa pas et Beaufort non plus quand il vint, vêtu de toile d'or et de velours brun, saluer sa souveraine.
- Vous êtes belle à miracle, Madame, dit-il d'une voix émue. En vous voyant ainsi parée, on voudrait pouvoir tomber à vos pieds et prier, prier jusqu'à ce que vous accordiez un regard de douceur au malheureux ainsi prosterné.
- Auriez-vous à vous plaindre de celui que je vous accorde ? répondit-elle avec un sourire qui serra le cour de Sylvie.
En même temps, elle offrait une main chargée de bagues sur laquelle il posa ses lèvres en mettant genou en terre. La petite scène n'échappa pas au Roi :
- De quoi donc, Madame, récompensez-vous si royalement mon neveu Beaufort ? fit-il d'un ton où vibrait une note de colère. Mais sa femme ne s'émut pas.
- D'un compliment bien tourné, Sire ! Ce n'est pas sans prix aux yeux d'une femme, fût-elle reine.
- J'ai bien du malheur, moi, de n'avoir pas su trouver, avant M. de Beaufort, les mots capables de me valoir une telle faveur, dit le Cardinal qui s'était approché.
- Comme si Votre Éminence ne savait pas que c'est aux reines de s'agenouiller devant l'Église ? Le contraire n'aurait aucun sens, répondit-elle avec un imperceptible haussement d'épaules qui n'échappa cependant pas au regard du ministre dans lequel un éclair s'alluma. Mais l'escarmouche s'arrêta là : les comédiens demandaient respectueusement, par le truchement du maître des cérémonies, la permission de commencer. Chacun s'établit à sa place devant la scène qui tenait toute la largeur de la galerie et que fermait un grand rideau de velours.
En dépit de la petite douleur qu'elle venait de ressentir, Sylvie se passionna pour l'ouvre de M. Corneille. La beauté des vers l'enchanta autant que la dramatique histoire des deux amants séparés par les inflexibles lois de l'honneur. Mondory, le chef de la troupe, était un magnifique Rodrigue et Marguerite Guérin une sublime Chimène. La plupart de ceux qui les écoutaient avaient déjà vu Le Cid au théâtre du Marais, mais ils n'en acclamèrent pas moins les comédiens avec enthousiasme dès que le Roi eut donné le signal des applaudissements. Avec chaleur, d'ailleurs : cette pièce héroïque lui plaisait et il promit à la Reine, transportée, qu'il la ferait jouer encore pour elle. Richelieu, quant à lui, annonça qu'il ferait donner, lui aussi, quelques représentations au Palais-Cardinal et que l'auteur recevrait une pension. Seuls les applaudissements frénétiques du duc de Weimar pouvaient être sujets à caution : le cher homme, bercé par la musique des vers qu'il ne comprenait pas toujours très bien, avait dormi profondément.
Chez les filles d'honneur, l'excitation était à son comble.
- Cela est si beau, que cela pourrait donner de l'amour à la plus froide, disait l'une.
- J'ai cru pâmer au moins dix fois ! Ah ! " Percé jusques au fond du cour d'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle... ", ajouta sa voisine.
- Jamais on n'a ouï plus grands sentiments ! Ah ! c'est à en mourir, soupira une troisième. Voyez comme notre Reine est émue !
- M. Boileau a écrit : " Tout Paris, pour Chimène, a les yeux de Rodrigue ", dit Marie de Hautefort plus touchée qu'elle ne voulait l'admettre et qui riait afin de cacher son émotion. Mais nous pourrions dire aussi que toutes les femmes, pour Rodrigue, ont les yeux de Chimène. Et vous, petit chaton, ajouta-t-elle en se tournant vers Sylvie, quel est votre sentiment ?
- Le même que vous ! C'est tellement beau que les larmes m'en sont venues à plusieurs reprises.
- Eh bien, mesdemoiselles, il semble que vous ayez apprécié les vers de M. Corneille, émit une voix profonde qui les fit tressaillir avec un bel ensemble et perdre aussitôt contenance, comme c'était généralement le cas lorsque l'on se trouvait soudain en présence du Cardinal. Seule Marie de Hautefort, pas émue le moins du monde, fit face à la situation :
- J'espère que c'est aussi le cas de Votre Émi-nence. On sait l'infaillibilité de son goût en matière d'art et de belles-lettres ! Songerait-elle à faire notre auteur de l'Académie ?
Le plus grand homme a ses petites faiblesses. La flatterie de l'Aurore le fit sourire :
- Nous verrons ! Il est certain qu'il s'agit là d'une grande ouvre... même si l'on peut relever quelques légères faiblesses dans les vers. Mais je ne vois pas Mlle de La Fayette ?
- Elle est souffrante, relaya Mlle de Chémerault que la présence du ministre ne troublait pas longtemps. Elle avait si petite mine tout à l'heure que la Reine lui a vivement conseillé de prendre du repos. En fait, ajouta hardiment la jeune fille, Sa Majesté ne souhaitait certainement pas voir sa suivante et le Roi échanger à distance soupirs et regards langoureux.
- Je ne crois pas que la Reine apprécierait votre commentaire, mademoiselle ! gronda Hautefort dont les grands yeux bleus étaient pleins d'éclairs.
Le sourire de Richelieu qui la contemplait avec un visible plaisir se fit apaisant.
- Qui ne comprendrait la Reine ? Surtout en présence d'un prince étranger ! Ah ! mademoiselle de L'Isle ! Je ne vous voyais pas ! Il est vrai que tout s'efface un peu lorsque se lève l'aurore. Vous êtes pourtant bien charmante ! ajouta-t-il en détaillant d'un regard connaisseur la robe d'épaisse soie blanche brodée de fleurettes d'argent, don d'Elisabeth de Vendôme, que Sylvie mettait pour la première fois et qui lui seyait à ravir.
Un compliment fait toujours plaisir mais elle n'en rougit pas moins jusqu'aux cheveux quand le regard de l'Éminence frôla le large décolleté. Richelieu aimait les femmes ; cela se savait et plusieurs histoires à ce sujet couraient les " ruelles " des bavardes de la cour. Pour échapper à la gêne, la jeune fille plongea dans une révérence.
- Je remercie Votre Éminence, murmura-t-elle.
- Et de quoi ? C'est Dieu qu'il faut remercier de vous avoir créée pour le plaisir des yeux. Souffrez d'ailleurs que je vous présente à l'un de mes fidèles qui m'en a prié parce qu'il vous admire. Voici le baron de La Perrière, ajouta-t-il en se déplaçant pour faire place à celui que sa longue silhouette rouge occultait. Il est officier de mes gardes mais ce soir il n'est pas de service. Saluez Mlle de L'Isle, mon cher Justin : elle le permet.
Sylvie faillit dire qu'elle n'avait rien permis du tout mais estima plus sage de ne pas s'attirer le mécontentement du Cardinal pour une si mince affaire. Elle répondit au salut du nouveau venu en pensant que Perceval se tourmentait à tort : même s'il ne l'avait mise en garde contre le personnage, il lui aurait déplu à première vue : elle avait devant elle six pieds de velours vert soutaché, brodé, orné de petits nouds rouges et argent avec col de dentelle et " canons " de même. Au-dessus de tout cela, une barbe rousse qui n'était pas sans beauté et qui même lui eût peut-être plu si la bouche avait été moins molle et le regard vert moins sournois. En la saluant, il tourna un compliment dont elle n'entendit que la moitié tant il était ampoulé et que le Cardinal n'eut pas la patience d'écouter jusqu'au bout : il s'éloigna, faisant refluer du même coup le bataillon des filles d'honneur dévorées de curiosité. Sylvie était fascinée par les mains du baron : de véritables battoirs à linge émergeant des délicates manchettes de dentelle.
On annonça le souper et le laïus de La Perrière s'acheva sur sa demande d'être autorisé à la mener à la table et à lui tenir compagnie. La pauvrette qui pensait s'en tirer avec quelques banalités ne s'attendait pas à cela. Elle n'avait, bien entendu, aucune envie de finir la soirée en compagnie de ce reître et, ne sachant que répondre, elle chercha des yeux un quelconque secours, mais la Reine était déjà hors de la galerie, ses compagnes aussi. La Perrière, prenant son silence pour une acceptation, s'emparait de son poignet pour l'entraîner quand une voix chaude, nette et bien timbrée, se fit entendre derrière elle :
- Mille regrets, monsieur, mais c'est à moi que revient l'honneur de conduire Mlle de L'Isle au festin.
Superbe, arrogant, un sourire de loup goguenard retroussant ses lèvres sur ses dents blanches, François de Beaufort venait d'apparaître aux côtés de Sylvie dont il dégagea le poignet d'un geste ferme. L'autre fit la grimace, cachant à peine son mécontentement :
- Monsieur le duc, marmonna-t-il, on peut s'étonner qu'un aussi grand prince se fasse le cavalier d'une simple fille d'honneur ?
- Eh bien, étonnez-vous, mon cher ! Mais on pourrait aussi se demander d'où vous sortez, vous, pour ignorer qu'une jolie femme a droit à tous les hommages. Même ceux d'un roi ! Demandez plutôt à Mlle de La Fayette.
- Mlle de La Fayette est de grande maison...
- Mlle de L'Isle, pupille de ma mère, appartient à celle de Vendôme et j'ai pour elle la plus tendre affection. Aussi n'ai-je aucune envie de la voir se commettre avec un soudard du Cardinal !
La Perrière s'empourpra, cherchant machinalement à son côté une épée absente :
- Vous me rendrez raison de vos paroles, gronda-t-il.
- Un duel ? Avec vous ? Vous voulez rire ! Et que dirait votre bon maître si ses propres gardes piétinaient son édit favori, celui qui lui a permis de faire tomber la tête d'un Montmorency ? Serviteur, monsieur, je vous souhaite la bonne nuit.
Il éclata de rire au nez du baron et, levant la main de Sylvie qu'il n'avait pas lâchée, il l'entraîna en glissant sur les parquets en direction de la grande salle transformée pour ce soir en salle de festin. Sylvie était aux anges. Elle riait, elle aussi, en suivant la course folle de François, tandis que son ample robe se gonflait comme un ballon et que ses boucles folles dansaient le long de ses joues. Elle avait l'impression de s'envoler vers le Paradis...
- Comment avez-vous deviné que cet homme m'importunait, monseigneur ? Vous arrivez toujours à point nommé...
- C'est que, ma chère enfant, je le surveillais. Quand je pense que ce butor caressait l'idée de faire de vous sa femme ! On croit rêver !
- Mais... comment savez-vous cela ? Mme la duchesse vous a-t-elle annoncé la nouvelle ?
- Point du tout. C'est Raguenel qui s'en est chargé. L'autre soir, il m'a fait porter un billet demandant que je passe rue des Tournelles. Il était inquiet et m'a tout raconté
Sylvie s'arrêta net, obligeant son cavalier à en faire autant.
- Et il vous a chargé de veiller sur moi ? murmura-t-elle, redescendue de son nuage. C'était tellement merveilleux de croire qu'il avait volé spontanément à son secours !
- C'est tout naturel, puisque moi je vais à la Cour et pas lui ! Mais, de toute façon, prévenu ou non, je n'aurais pas permis à ce butor de poser ses pattes sur vous... mon petit chat !
- Vous aussi ! gémit Sylvie consternée. Bientôt tout le monde va m'appeler comme cela !
- D'abord, je ne suis pas tout le monde, et la Reine non plus ne l'est pas. Et pas davantage Mlle de Hautefort et les quelques personnes à qui vous plaisez dans ce palais.
Il la regardait avec, au fond de ses yeux bleus, une petite flamme qui réchauffa Sylvie.
- Ce surnom vous sied, continua-t-il en portant à ses lèvres la main qu'il tenait toujours. Vous avez toute la grâce, toute la spontanéité, tout le soyeux d'un chaton. Cela dit, Sylvie, il faut me promettre de me prévenir si ce La Perrière s'obstine à tourner autour de vous.
- Et que ferez-vous ? Une provocation en duel ? Vous seriez arrêté avant même d'avoir croisé le fer. Richelieu serait trop content de mettre la main sur vous. Cet homme doit être l'un de ses favoris...
- Alors, il a bien mauvais goût ! Mais ne vous souciez pas de ce que je pourrais faire. Promettez, un point c'est tout !
- Vous ne tenez pas en place ! Comment être certaine de vous atteindre ? En outre, le printemps va venir et avec lui la reprise des combats contre l'Espagne. Vous allez retourner aux armées...
Soudain rembruni, le visage de Beaufort se durcit.
- Non. Vous savez en quelle suspicion l'on nous tient ici. Mon père est toujours exilé. Seuls ma mère, ma sour, mon frère et moi sommes tolérés à la Cour où la Reine nous accueille toujours avec amitié. Et on nous refuse le droit d'aller nous battre pour notre pays ! conclut-il avec une amertume poignante.
- Quoi ? On ne vous permet pas de rejoindre vos postes ? Après votre exploit de Noyon ?
L'automne précédent, en effet, François, tête folle et cour vaillant, s'était élancé sur son cheval, seul, l'épée au poing, ses cheveux blonds et sa chemise volant au vent, sur les retranchements espagnols devant Noyon. Les autres bien sûr avaient suivi et emporté la journée. Cet acte insensé lui avait valu une blessure et l'admiration du Roi.
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