- Et traverser la rue d'Autriche à onze heures du soir sans protection et à votre âge ? N'y comptez pas ! Où que vous alliez, j'irai !

C'était bon de se sentir ainsi protégée et Sylvie chercha la main de sa fidèle compagne pour la serrer. Cependant la voiture s'ébranlait mais, au lieu de prendre à gauche pour gagner la rue Saint-Honoré, elle tourna à droite. Sylvie écarta les rideaux et se pencha pour interpeller Picard :

- Où me conduisez-vous ?

- Là où l'on m'a ordonné de vous mener, mademoiselle. Veuillez s'il vous plaît garder les rideaux fermés !

L'attente impatiente de la jeune fille se teinta de curiosité : François l'attendait-il dans une maison à lui ? Que pouvait-il avoir de si " secrait " qu'il n'ait pu venir au Louvre le lui dire ? Ou bien... souhaitait-il un moment de solitude à deux ?

Quelle merveille se serait ! Cette pensée la fit rosir d'émotion et le voyage lui parut interminable. Cependant, Jeannette entrebâillait discrètement les rideaux afin de suivre autant que possible le chemin parcouru.

- Nous allons quelque part dans le Marais, souffla-t-elle. Oh ! j'aperçois les tours de la Bastille et les feux que l'on y allume la nuit !

La voiture pénétrait peu après dans une rue étroite, puis dans la cour à peine éclairée d'un petit hôtel, plus petit que celui de Raguenel, dont le portail s'ouvrit au bruit du pas des chevaux et se referma aussitôt. La silhouette d'un laquais se dessina en ombre chinoise sur une faible source de lumière venue du vestibule. Sylvie descendit seule et marcha vers lui. L'endroit n'était meublé que d'un coffre sur lequel reposait un chandelier à trois branches dont l'homme - un inconnu - s'empara pour guider la visiteuse au long d'un escalier vétusté dont les marches se disjoignaient par endroits. Ensuite, on prit une galerie étroite dont les tapisseries effrangées sentaient le moisi. Sylvie n'arrivait pas à comprendre ce que François, toujours si magnifique, pouvait faire dans un endroit pareil, quand on ouvrit devant elle une porte.

Le décor changea. Elle se trouvait dans un grand cabinet tendu de cuir de Cordoue doré et peint, meublé comme un salon de conversation de fauteuils confortables, disposés aux environs d'une table supportant les restes d'un souper que la jeune fille considéra d'un oil sévère. Elle connaissait l'appétit quasi proverbial de François mais, en l'occasion, il aurait pu l'inviter.

Laissée à elle-même, elle vira sur ses talons pour inspecter chaque coin de la pièce et dut se rendre à l'évidence : il n'y avait personne. Elle s'assit dans un fauteuil puis, avisant un petit panier de cerises, elle alla en prendre une poignée qu'elle entreprit de déguster, jetant ensuite les noyaux et les queues dans la cheminée où l'on avait allumé un feu contre la fraîcheur humide de la soirée. Trop énervée par son rendez-vous, elle n'avait pu avaler qu'un morceau de craquelin.

Les cerises étaient délicieuses mais, à mesure qu'elle mangeait, Sylvie sentait croître son mécontentement : pourquoi François la faisait-il attendre de la sorte ? Elle alla en reprendre quelques-unes et regagnait sa place quand une porte dissimulée dans la boiserie s'ouvrit. Un homme entra mais ce n'était pas François : c'était le duc César.

La surprise, la déconvenue surtout, dressèrent Sylvie et lui firent oublier sa bonne éducation tandis que les cerises s'échappaient de ses doigts.

- Comment ? C'est vous ? s'écria-t-elle.

Visiblement, il ne s'attendait pas à ce genre d'accueil. En retardant son apparition, il comptait écraser cette petite fille sous la crainte et le respect. Or, elle le regardait avec des yeux flambant de colère et sans songer le moins du monde à le saluer.

- Si je ne le savais, je demanderais où vous avez été élevée, ma fille. Où sont les manières que la duchesse s'est évertuée à vous inculquer ?

Sylvie comprit qu'il lui fallait en rabattre et que persister dans son attitude n'arrangerait rien. Cet homme qu'elle n'avait jamais aimé était le père de François et devait être ménagé. Avec une grâce charmante, elle plia dans un profonde révérence :

- Monseigneur ! murmura-t-elle. Puis, comme il ne se pressait pas de la relever, elle ajouta : " Vous devez comprendre ma surprise : je reçois une lettre de F... M. le duc de Beaufort, j'accours et... "

- ... et vous tombez sur moi. Je veux bien vous accorder l'effet de surprise, mais il fallait que je vous parle.

- En ce cas, pourquoi avoir emprunté le nom de votre fils ? Il vous suffisait de m'appeler et je serais venue tout aussi bien.

- C'est possible mais ce n'est pas certain. D'autre part, le billet pouvait s'égarer, tomber en des mains indésirables, et je vous rappelle qu'il m'est interdit par le Roi non seulement de paraître à la Cour mais aussi de vivre à Paris. Relevez-vous, sacrebleu !

- Volontiers, monseigneur ! exhala Sylvie qui commençait à sentir son équilibre flageoler. Elle resta debout et le regarda. Avec quelque tristesse. Il y avait un certain temps qu'elle ne l'avait vu, mais elle pensa que l'exil, même doré, ne lui réussissait pas.

À quarante-trois ans, César de Vendôme ressemblait à une copie abîmée, vieillie, de François. S'il n'était pas encore empâté c'est que, comme tous les Bourbons, c'était un chasseur forcené et que les longues chevauchées et la pratique des armes lui conservaient silhouette et musculature. Le visage, lui, portait les traces des passions et des vices qui dévoraient cet homme. Comme François, il était très grand avec une carrure d'athlète. Comme François, il avait le nez arrogant et les yeux bleus de son père le Béarnais, mais ses yeux s'injectaient de sang, sa bouche s'amollissait, ses dents naguère magnifiques jaunissaient et ses cheveux blonds non seulement grisonnaient mais se clairsemaient, cependant que le nez commençait à bourgeonner à la suite de trop nombreuses beuveries. Que faire à la campagne après la chasse, sinon boire ? Et surtout s'adonner à un attrait trop vif pour les jeunes garçons qu'il récompensait largement, creusant ainsi dans sa fortune des trous inquiétants. Tandis que le regret lancinant de son gouvernement de Bretagne où il se sentait roi le rongeait éperdument. On lui avait rendu le titre mais pas la fonction, et il lui était même interdit d'y rentrer. Or ce terrien né d'une belle Picarde et d'un Béarnais attaché à chaque parcelle d'un royaume conquis de haute lutte adorait la mer. La seule de ses passions qu'il eût transmise à son fils cadet.

De son côté, César examinait l'adolescente avec un certain étonnement. Quoi, c'était là ce minuscule pruneau au teint brouillé dont la seule beauté résidait dans d'énormes yeux couleur noisette que François avait rapporté à la maison comme un chat perdu et que sa femme et sa fille avaient pris sous leur protection ? Sans doute n'atteindrait-elle jamais la beauté de madone de sa mère, mais le changement était tout de même impressionnant. Avec sa bouche un peu grande, son petit nez court et la forme légèrement étirée de ses yeux, elle évoquait toujours un petit chat, surnom qu'Elisabeth lui avait donné. Seulement le teint éclairci s'était doré et la masse des boucles châtaines retenue au-dessus de chaque oreille par des rubans jaunes montrait à présent dans son épaisseur soyeuse des reflets presque argentés d'un effet ravissant. Elle n'avait rien d'une madone mais sa frimousse espiègle ne manquait pas de charme. En somme, cette petite fille sur qui déteignait déjà le ton de la Cour séduirait sans doute plus d'un homme. L'important était que, parmi ceux-là, il n'y eût pas Beaufort, et César se sentit conforté dans un projet auquel il eût peut-être renoncé s'il s'était aperçu que " Mlle de L'Isle " était terne et insignifiante.

- Asseyez-vous ! dit-il enfin, désignant le fauteuil dont elle était sortie et venant s'adosser lui-même à la table du souper. Et d'abord, répondez à une question : quels sentiments éprouvez-vous pour mon fils Beaufort ?

Sous la brutalité des mots, Sylvie devint aussi rouge que les cerises de tout à l'heure. Cet homme qui dardait sur elle ses yeux glacés avec au coin des lèvres un demi-sourire sarcastique était bien la dernière personne au monde à qui elle souhaitât ouvrir son cour. Elle aurait encore préféré Richelieu qui, au moins, lui avait montré quelque sympathie. Cependant, elle s'appliqua à veiller sur sa voix pour l'empêcher de trembler.

- Tous ceux de votre maison me sont chers, monseigneur. Ceux tout au moins qui se sont montrés bons envers moi.

- Ce qui exclut Mercour qui ne vous aime guère, et moi-même...

- ... Qui ne m'aimez pas davantage. Pourtant, monseigneur, vous m'avez montré une grande générosité en me donnant un nom, des biens, une position enfin...

- C'est à la duchesse que vous devez tout cela. Elle est la femme la plus entêtée qui respire encore sur cette terre à présent que sa mère n'y est plus. Mais enfin, je suis satisfait de vous trouver reconnaissante et j'espère que vous saurez me le prouver. Mais... vous n'avez pas répondu à ma question, jeune fille ! Aimez-vous Beaufort comme chacun en est persuadé chez nous ? Ce que j'appelle aimer. C'est oui ou c'est non ?

Sylvie redressa la tête et planta son regard droit dans celui qui la scrutait :

- Oui.

Sans plus, mais avec tant de fermeté que le doute n'était pas possible. Puis, comme César ne disait rien et continuait à la regarder, elle serra très fort ses mains l'une contre l'autre et ajouta :

- Je crois que je l'ai toujours aimé depuis qu'il m'a trouvée dans la forêt et je suis certaine de n'aimer jamais quelqu'un d'autre.

Ce fut dit simplement : une paisible constatation qui n'en possédait que plus de force. Pas un instant Vendôme ne mit en doute sa parole. Il voulut cependant en savoir plus.

- Vous ne supposez tout de même pas que vous pourriez un jour devenir sa femme ? Puisqu'il ne sera pas de Malte, Beaufort ne peut s'unir qu'à une princesse.

- Je sais tout cela, mais point n'est besoin du mariage pour aimer. Point n'est besoin non plus d'être toujours ensemble. Le véritable amour supporte tout : l'éloignement, les séparations, la solitude et même la mort.

- Qui diable a pu vous apprendre tout ça ? s'exclama César surpris par la philosophie de cette jeune fille. Ce bon Raguenel qui fut votre maître ?

- Personne. Je crois, monseigneur, que je l'ai toujours su.

- Eh bien, c'est magnifique, mais il faut voir ce que cela donne dans la pratique et, si je vous ai fait venir, c'est pour juger de la solidité de votre amour. Si Beaufort était en danger, que feriez-vous ?

Le cour de Sylvie manqua un battement, mais elle n'en laissa rien paraître :

- Ce qu'il serait en mon pouvoir pour l'aider.

- C'est ce que nous allons voir ! Il est en danger, fit le duc en appuyant bien sur les syllabes.

- De quoi ?

- De mort si on lui met la main dessus. Ce qui n'est pas encore fait, fort heureusement.

- Mon Dieu ! Mais qu'est-il arrivé ?

- Il s'est battu en duel à Chenonceau et il a tué son adversaire.

Terrifiée, Sylvie ferma les yeux un instant. Elle savait à quel point étaient intraitables sur le sujet les édits de Richelieu. Un duel avait conduit Montmorency-Bouteville jusqu'à l'échafaud. Le terrible Cardinal n'hésiterait pas un instant à y envoyer un petit-fils d'Henri IV. Qui sait même s'il n'y prendrait pas plaisir ?

- À quel propos, ce duel ?

Vendôme hésitait à répondre mais Sylvie, levant sur lui son regard limpide, ajoutait :

- Une... femme ?

- Oui. Mme de Montbazon dont vous ignorez peut-être qu'elle est sa maîtresse, lança-t-il avec brutalité. M. de Thouars en a médit devant mon fils qui ne l'a pas supporté, faisant en cela son devoir de gentilhomme et d'amant. Marie de Montbazon est folle de lui...

- Mais lui en aime une autre, compléta Sylvie. Ce qui est assez dans la nature des choses...

- Une autre ? Et qui donc ?

- Si vous ne le savez, vous devez vous en douter. J'en suis venue à penser que la belle duchesse de Montbazon n'était qu'un magnifique paravent. Et c'est justement cette autre qui aggraverait son cas si d'aventure les hommes du Cardinal mettaient la main sur lui. Où est-il ?

- Je ne vous le dirai pas et, pour l'instant, le duel est encore secret. Cependant, un courant d'air est toujours possible. Si Richelieu l'apprend, il enverra l'un de ses tourmenteurs, Laffemas ou Laubardemont, extorquer la vérité aux témoins ou aux serviteurs. Et ces misérables feraient avouer à saint Pierre qu'il a voulu violer la Sainte Vierge tant leurs méthodes sont abominables. Si Beaufort est pris, rien ne pourra le sauver... sauf peut-être vous ?