- Moi ? Mais que pourrais-je faire ?

Le duc César prit un temps, quitta sa position nonchalante et alla ouvrir une armoire où il saisit quelque chose.

- Vous êtes au mieux, m'a-t-on affirmé, avec le Cardinal ?

- C'est beaucoup dire. J'ai eu l'honneur d'aller chanter pour lui, à trois reprises, dans son palais. Je reconnais qu'il m'a traitée avec une certaine bonté...

- Donc il ne se méfie pas de vous ! C'est excellent !

- Je ne vois pas pourquoi ? demanda Sylvie en qui pointait une inquiétude. Elle n'aimait pas le sourire cruel avec lequel Vendôme considérait ce qu'il tenait au creux de sa main.

- Eh bien, je vais vous ouvrir les yeux et juger, par la même occasion, de la solidité de ce grand amour que vous dites éprouver : si François est arrêté, rien ne pourra le sauver sauf...

- Sauf?

- La mort de Richelieu. Si le danger devient extrême, vous vous arrangerez pour que la Robe rouge vous demande de venir endormir ses douleurs avec votre musique... et vous l'endormirez définitivement.

Cette fois, la gorge de Sylvie se sécha d'un seul coup.

- Quoi ? Vous voulez que je...

- Que vous l'empoisonniez... avec ça ! fit-il en mettant sous le nez de la jeune fille une petite fiole de verre très foncé, soigneusement fermée d'un bouchon à l'émeri. Cela ne devrait pas vous être difficile : j'ai appris qu'à chacune de vos visites, vous buviez un peu de vin d'Espagne et que vous en prépariez un verre pour votre hôte.

Décidément, il savait beaucoup de choses mais Sylvie, emportée par l'indignation, remit à plus tard de s'interroger sur celui, celle ou ceux qui le renseignaient.

- Moi ? Faire une chose pareille ? Verser la mort avec discrétion puis la tendre - avec un sourire, j'imagine ? - à qui me reçoit en confiance ? Pourquoi ne vous adressez-vous pas à un quelconque valet stipendié ? Il y en a une armée au Palais-Cardinal.

- Pour une raison bien simple : Richelieu fait goûter tout ce qu'il mange ou boit. D'ailleurs, c'est un office que vous remplissez sans même vous en rendre compte car vous devez boire avant lui, j'imagine.

- Oui, c'est vrai. Il ne boit jamais le premier. Est-il donc si méfiant ?

- Plus encore. Qu'il aime les chats est certain, mais s'il y en a une telle quantité dans ses demeures, ce n'est pas non plus sans raison. Prenez ce flacon !

- Non. Jamais je ne me prêterai à un acte aussi vil, aussi lâche. Si vous voulez la mort de Richelieu, attaquez-le vous-même, de face et a visage découvert. Vendôme poussa un énorme soupir et haussa les épaules :

_ Je me demande si Raguenel ne vous a pas fait lire un peu trop de romans de chevalerie. De nos jours, il faut tuer ou être tué... A présent, si vous préférez que Beaufort monte sur lechafaud pour y laisser sa tête...

- Non ! Oh ! Dieu, non !

Elle avait crié parce que le temps d'un éclair son imagination lui avait montré l'image affreuse que le duc évoquait.

- Alors, ma chère, il vous faudra choisir entre ce précoce vieillard déjà rongé par la maladie et celui que vous prétendez aimer, mais si Beaufort est arrêté, il vous faudra choisir très vite.

Épouvantée par l'horrible marché, elle tenta de discuter :

- Il ne l'est pas encore ?

- J'en conviens, mais cela peut être dun moment à l'autre et soyez sûre que je vous le ferai savoir.

- Rien n'assure que le Cardinal me rappellera. Il ne l'a pas fait depuis qu'il est au château de Rueil.

- Cela ne veut rien dire. Le Louvre est plus près de chez lui que Saint-Germain de son domaine d'été où il a d'ailleurs d'autres distractions, mais il en reviendra. Si mon fils est pris, on l'enfermera à la Bastille sans doute et ce maudit homme rouge, trop content de le tenir enfin, voudra s'en rapprocher pour jouir plus commodément de ses tourments.

- Dans ce cas, il ne me demanderait sûrement pas de venir chanter. Il aurait, comme vous dites, d'autres distractions...

- Allons donc ! Il voudra jouir de votre angoisse. Vous êtes un ravissant bibelot : ça doit être amusant de voir souffrir un bibelot ?

- Vous êtes à même de vous en rendre compte, monseigneur, fit amèrement la jeune fille, et je n'ai pas conscience que cela vous amuse. Pourquoi Mgr François ne s'enfuit-il pas, s'il craint les gens du Cardinal ?

- Parce qu'il est fou et qu'il prend plaisir à jouer au chat et à la souris, même si c'est lui la souris. Enfin, je crois qu'aucune force au monde ne pourrait le convaincre de quitter la France où son cour a tant d'intérêts. Prenez ça ! Et agissez comme je vous l'ai ordonné en sachant bien ceci : que Beaufort pose sa tête sur le billot et vous ne vivrez pas assez pour le pleurer : je vous étranglerai avec ces deux mains.

- Vous n'auriez pas cette peine, monseigneur, riposta Sylvie. Qu'il meure et je mourrai aussi, sans avoir besoin du secours de vos mains. Vous obéir, c'est signer ma condamnation. Croyez-vous que le Roi me laissera vivre si je tue son ministre ?

- Si vous êtes assez habile, personne ne vous soupçonnera. N'aurez-vous pas bu avant lui ? C'est dans son verre, en versant le vin, qu'il faut jeter ceci. C'est, m'a-t-on assuré, un poison rapide, quelque chose comme l'aqua Tofana chère aux Vénitiens... Et puis, ajouta-t-il avec cynisme, si l'on vous arrête vous aurez au moins la satisfaction de savoir que vous aurez sauvé celui que vous aimez...

Décidément, Sylvie n'avait pas grand-chose à espérer de Vendôme. Elle tendit la main :

- Donnez ! fit-elle seulement.

Un large sourire s'épanouit sur le visage sombre de César :

- Allons, vous valez mieux que je ne le pensais ! Naturellement, cela devra rester entre nous.

Du coup, Sylvie lâcha la bride à la colère qui bouillonnait en elle depuis un moment :

- Ne me prenez pas pour une oie, monsieur le duc ! Que croyez-vous que je vais faire ? Brandir ceci sous le nez de la première personne rencontrée pour lui dire qu'ayant juré la perte du Cardinal vous n'avez rien trouvé de mieux que faire de moi une empoisonneuse ? Si elle apprenait ça, Mme la duchesse en mourrait, et pour rien au monde je ne voudrais lui causer la moindre peine.

- Alors, veillez à ce qu'elle n'ait pas celle de perdre son fils !

- C'est un peu trop facile ! En tout cas j'aimerais savoir ce que vous pourrez raconter à Mgr de Cospéan la prochaine fois que vous vous confesserez à lui ! Rien sans doute touchant ceci, ajouta-t-elle en agitant le flacon. En ce cas, votre confession sera nulle et vous iriez droit en enfer si d'aventure la mort venait vous prendre avant que vous n'ayez pu vous laver de ce crime. Et ce serait bien fait !

Sur cette flèche du Parthe, Sylvie fourra la fiole dans une poche de sa robe, ramassa sa mante qu'elle avait retirée en arrivant et, tournant le dos au duc sans lui adresser le moindre salut, elle releva bien haut son petit nez et quitta la pièce à pas rapides mais avec la majesté d'une reine.

Cependant, parvenue au bas de l'escalier, elle s'arrêta pour reprendre souffle comme au terme d'une longue course. Son cour battait la chamade et elle craignit de s'évanouir. Pour se calmer, elle alla s'asseoir sur le vieux coffre, avec la soudaine envie d'avaler le contenu du maudit flacon et d'en finir une bonne fois avec une existence qui n'avait plus rien à lui offrir. François s'était battu pour une femme qui était sa maîtresse mais il en aimait une autre qui n'était pas, ne serait jamais Sylvie. Et puis, l'idée lui vint que sa mort ne servirait pas François si elle se tuait maintenant. C'était vrai qu'il courait un terrible danger, car il n'aurait à attendre de pitié ni du Cardinal ni du Roi. La Reine sans doute plaiderait pour lui, mais de quel poids serait le plaidoyer d'une femme que le ministre haïssait et dont l'époux ne souhaitait que se débarrasser ?

Elle resta là un moment, cherchant à remettre de l'ordre dans ses pensées. Et puis, une idée lui vint : si François était arrêté, elle agirait comme le duc venait de lui ordonner mais, au lieu de verser le poison dans le verre du Cardinal, elle le verserait dans la carafe et boirait en même temps que sa victime. Au moins tout serait fini et cette solution offrait l'avantage, au cas où elle serait arrêtée, de lui éviter l'horreur d'une exécution en place publique... et peut-être de la torture. Oui, c'était à n'en pas douter la meilleure solution. Après, elle s'arrangerait avec Dieu comme elle pourrait.

Un peu rassérénée, elle remit le flacon dans sa poche, s'enveloppa de son manteau et rejoignit la voiture juste au moment où le valet accourait avec son chandelier, mais ses jeunes yeux s'étaient depuis un moment habitués à l'obscurité.

- Eh bien ? demanda Jeannette.

- Ne me pose pas de questions, je t'en prie ! Plus tard, peut-être, je te dirai...

Le portail se rouvrit et, cahotant sur les gros pavés, la voiture reprit le chemin du Louvre.

Le lendemain, Sylvie, mal remise de la pénible soirée qu'elle avait espérée si douce, reçut l'ordre de se préparer à accompagner la Reine qui se retirait pour un ou deux jours au Val-de-Grâce. Seuls, Mlle de Hautefort, La Porte et elle-même serviraient Sa Majesté. Elle y vit une marque de confiance qui la toucha et que Marie confirma : la Reine aimait bien son " petit chat " et souhaitait l'entendre chanter à la chapelle.

Le couvent du faubourg Saint-Jacques était cher au cour d'Anne d'Autriche pour diverses raisons dont la première était qu'elle en avait ordonné la construction, seize ans plus tôt. Elle y avait un appartement donnant sur le jardin où elle aimait à faire retraite. Enfin, le couvent, habité par des Bénédictines, se situait hors les murs de Paris, sur une route de campagne peuplée seulement de couvents comme il convenait à ce grand chemin qui était celui des étoiles, celui où depuis des siècles passaient des milliers de pèlerins qui s'en allaient à Saint-Jacques de Compostelle prier au tombeau de l'Apôtre, mais qui, pour la Reine, revêtait une double signification puisque ce chemin illustre était aussi celui de l'Espagne. Elle y était chez elle comme nulle part ailleurs et l'abbesse, Louise de Milly devenue mère de Saint-Etienne, était une amie d'autant plus dévouée qu'étant née franc-comtoise, elle était alors sujette du roi d'Espagne.

Fidèle à ses habitudes policières, le Cardinal avait essayé de se trouver une ou deux espionnes parmi les saintes filles, mais il semble qu'il n'y soit pas parvenu ou alors, prises dans une communauté entièrement dévouée à leur bienfaitrice, elles n'avaient jamais réussi à transmettre des informations valables.

Au Val, Anne d'Autriche menait, le jour, une vie quasi monacale. Elle participait aux offices en mêlant sa voix à celles des religieuses, avec une piété profonde, et prenait ses repas avec elles. Son logis, composé d'un petit pavillon avançant sur le jardin, ne contenait que deux pièces : un salon au rez-de-chaussée ouvert par une porte-fenêtre et, à l'étage, une chambre prolongée d'une petite terrasse. Quant à Hautefort et Sylvie, elles étaient censées dormir dans deux cellules en arrière du pavillon, mais la dernière comprit vite que, dans cette étrange maison de moniales ou tout au moins dans la partie habitée par Anne, la nuit n'était pas vraiment faite pour dormir et qu'au contraire on y déployait une grande activité. En arrivant, Marie entreprit de la chapitrer avant qu'elle ne pose des questions :

- Vous vous souvenez qu'à Villeroy, sur la route de Fontainebleau, je vous ai demandé si vous aimiez la Reine ?

- Et je vous ai répondu que je lui avais juré un dévouement total.

- C'est bien ainsi qu'elle et moi l'entendons et c'est pourquoi nous vous avons emmenée. Ici, notre bonne maîtresse a le droit d'être elle-même à l'abri des espions du Cardinal. Elle peut y recevoir qui elle veut - la nuit de préférence ! - et surtout mettre à jour la correspondance qu'elle entretient avec son frère, le Cardinal-Infant, avec Mme de Chevreuse, son amie exilée, et plusieurs autres personnes. Ce qui, au Louvre, est impossible.

- Il est pourtant aisé de sortir et de rentrer comme on veut ?

- Quand on est fille d'honneur et parce que, en principe, cela ne tire pas à conséquence, mais dites-vous qu'il y a des yeux partout et que tous sont braqués sur la Reine.

- Et ici ? Les nonnes seraient-elles aveugles ?

- Elles ne voient que ce que l'on veut bien leur montrer... c'est-à-dire rien. L'avantage de notre position, c'est d'être à la fois dans l'ensemble du couvent et autonomes. Seule la mère de Saint-Etienne est de connivence et fait en sorte que ses filles ignorent tout de ce qui se passe ici. S'il en allait autrement, je ne vois pas comment nous pourrions recevoir des émissaires et en envoyer...