Ainsi équipée, elle sortit par la fenêtre de la cellule qui donnait sur le jardin potager, atterrit dans un plant de choux dont elle s'efforça de ne pas bousculer les grosses têtes rondes. Ensuite elle prit sa course vers la porte, l'ouvrit, la referma et se trouva hors des murs, sur une petite place ornée d'un calvaire de l'autre côté de laquelle s'élevait le noviciat des Capucins. Ses yeux vifs en eurent vite fait le tour : aucun cheval n'était en vue. François, prudent pour une fois, avait dû venir à pied. Mais d'où ?

Il ne restait plus qu'à attendre. La lune, bien qu'allant vers son déclin, jouait à cache-cache avec de petits nuages mais elle éclairait encore beaucoup trop. Aussi, pour éviter d'être vue, Sylvie choisit de se tapir dans le lierre qui couvrait en vagues épaisses le mur de l'abbaye.

Sa faction, dans la nuit qui fraîchissait, lui parut interminable car deux heures venaient de sonner à la chapelle quand, enfin, François reparut. Il n'était pas seul : La Porte l'accompagnait, armé jusqu'aux dents. Ensemble, les deux hommes remontèrent le faubourg en direction de la porte Saint-Jacques. Furieuse mais décidée à aller jusqu'au bout, Sylvie suivit en priant Dieu que Beaufort n'ait pas laissé sa monture trop loin. Cependant, arrivés en vue des murailles plus ou moins écroulées de Paris, les deux hommes poursuivirent leur chemin au long des fossés en direction du sud. Sylvie serra les dents et continua sa poursuite en se demandant jusqu'où on allait l'emmener ainsi, mais elle était tenace et eût accepté de faire le tour de Paris pour échanger quelques mots avec l'homme qu'elle aimait, qui tenait sa vie entre ses mains et en jouait si follement...

La randonnée avait quelque chose d'irréel. Enfermé dans ses tours rondes ou pointues et ses crenaux, Paris vivait son inquiétante vie nocturne, éclairé par les rayons de plus en plus obliques de la lune. Le silence n'était troublé que par le cri des guetteurs sur le rempart, l'écho d'une chanson à boire dans un corps de garde, le cri des matous en chaleur, l'aboiement d'un chien dérangé. Et Sylvie marchait touj ours...

Enfin, on atteignit la Seine dont le large ruban brillait d'un éclat sourd de mercure et Sylvie comprit pourquoi on n'avait rencontré aucun cheval attaché à un arbre ou à un anneau quand les deux hommes descendirent à la grève et se séparèrent : un bateau était là sur lequel François sauta avec un geste d'adieu. Soudain désespérée de ne pouvoir lui parler, elle ouvrait la bouche pour crier, l'appeler, lui demander de l'attendre et -pourquoi pas ? - de l'emmener avec lui, mais il était déjà trop tard : poussé par les longues perches de deux bateliers, l'esquif était lancé dans le courant... Épuisée, Sylvie se laissa tomber à genoux, cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer. Elle ne vit même pas La Porte rebrousser chemin et passer à trois toises d'elle [xx] sans seulement l'apercevoir.

[xx] La toise équivalait à deux mètres environ.

Quand elle revint à la réalité et regarda autour d'elle, elle était seule dans un lieu obscur bordé d'un côté par la porte de Nesle et la silhouette sinistre de la vieille tour dont elle portait le nom, de l'autre par les jardins et le magnifique hôtel de la reine Marguerite. Laissés à l'abandon après sa mort, ils servaient de refuge à une faune étrange.

Se relevant péniblement, Sylvie songeait avec accablement qu'il allait falloir refaire tout le chemin parcouru, en espérant qu'elle arriverait à trouver sans encombre le faubourg Saint-Jacques, quand un cri affreux, celui de quelqu'un qu'on égorge, lui parvint, suivi aussitôt d'un râle puis d'un bruit de course. Quelqu'un lui arriva dessus comme un boulet de canon et la jeta à terre en jurant abominablement, se releva aussi vite et disparut dans les ténèbres, emportant une bizarre odeur de crasse et de cire chaude.

Cette fois, Sylvie, à bout de forces, mit un peu plus de temps à se relever. Elle venait tout juste de reprendre pied quand deux hommes surgirent des ombres épaisses de la tour. Eux aussi couraient. Ils faillirent la renvoyer d'où elle venait mais ils l'aperçurent à temps :

- Il y a quelqu'un ! Une femme, je crois.

- Dites plutôt une fille. À cette heure-ci, les femmes honnêtes sont couchées. As-tu vu un homme s'enfuir, la fille ?

- Démasquez votre lanterne, mon ami. Nous verrons au moins à quoi elle ressemble.

Une lumière jaune lui arriva en pleine figure, mais elle savait déjà à qui elle avait affaire. Seulement, elle était tellement surprise que la voix lui était restée dans la gorge.

- Vous, Sylvie ? s'exclama Perceval de Raguenel au comble de la stupéfaction. Mais que faites-vous ici et à pareille heure ?

CHAPITRE 8

LES IDÉES DE MLLE DE HAUTEFORT

Le compagnon de Perceval l'avait rejoint et Sylvie reconnut en lui l'homme de la Gazette, ce Théophraste Renaudot qu'elle avait rencontré chez lui. Sa présence lui parut plutôt gênante et elle choisit, technique bien féminine qu'elle maîtrisait déjà parfaitement, de répondre par une question :

- Mais vous-même ? Que faites-vous si loin de chez vous ?

- Nous traquons un criminel. La malchance a voulu que nous arrivions juste comme il venait de commettre son crime, et en plus il nous a échappé...

- Si j'avais su, je me serai accrochée à ses vêtements : il m'a jetée à terre comme vous avez failli le faire.

- Avez-vous vu son visage ?

- Comment vouliez-vous, dans cette obscurité où l'on ne distingue même pas une personne ? Je n'ai eu que son odeur. Pouah ! Elle était affreuse ! La saleté, la sueur, la cire chaude aussi, ce que je ne comprends pas bien.

- Je vous l'expliquerai plus tard. Ce que je veux savoir, c'est pourquoi vous êtes ici ? Qui vous y a menée ?

- Personne. Je suivais quelqu'un, voilà tout !

- Depuis le Louvre ? fit Perceval en désignant la rive d'en face. À travers la Seine ?

- Je ne viens pas du Louvre mais je ne vous en dirai pas plus. Pas maintenant, tout au moins, corrigea-t-elle.

Son regard s'attachait à Renaudot et Raguenel comprit ce qu'il voulait dire : son ami, de notoriété publique, était tout au Roi et au Cardinal dont on disait même qu'il leur arrivait d'écrire dans ses feuillets. Même si c'était le meilleur homme du monde - et de cela Perceval en était sur i - il aimait trop son métier et la recherche d'informations curieuses pour ne pas s'intéresser à ce que pouvait faire, à trois heures du matin, une fille d'honneur de la Reine sur les bords de la Seine où l'on ne trouvait guère que des mariniers et quelques filles toujours à leur service comme à celui d'une faune moins respectable.

- Comment êtes-vous venue ?

- À pied et je suis très lasse, aussi aimerais-je bien rentrer. Et vous ?

- En barque depuis l'île de la Cité. Mon ami Théophraste en a toujours une prête pour ses expéditions. Nous vous ramenons avec nous.

- Merci, parrain, mais cela ne me convient pas. Partez sans moi, je rentrerai seule...

À son grand regret, Renaudot comprit que cette étrange petite personne ne voulait pas dire d'où elle venait mais que Raguenel ne consentirait jamais à la laisser seule. Il comprit surtout qu'il était de trop.

- Le mieux est que je vous quitte, mon ami.

- J'allais vous en prier.

- Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver. Pour cette nuit, d'ailleurs, je serais étonné que notre homme frappe encore, bien qu'il ait un peu bâclé son ouvrage : le cachet n'est pas lisible...

Un instant plus tard, le gazetier se perdait dans les ombres denses de la tour de Nesle, rejoignant le bateau qu'il avait dû amarrer en amont. Sylvie et son parrain restèrent seuls.

- Me confierez-vous à présent d'où vous venez ? murmura celui-ci. Autant que vous le sachiez tout de suite, Sylvie, je ne vous lâcherai pas que vous ne soyez à l'abri.

- Je viens du Val-de-Grâce et, si vous le voulez bien, j'y retourne.

- Tout ce chemin ? Comment avez-vous fait ?

- C'est facile : on pose un pied après l'autre et l'on recommence.

- Ne dites pas de folies ! Vous devez être morte de fatigue ?

- Assez, oui. Pourtant, il faut que je rentre... bien que je n'en aie pas la moindre envie...

À bout de forces, elle se laissa tomber à terre et se mit à pleurer avec de gros sanglots de petite fille... ou de femme quand les nerfs, tendus à l'extrême, viennent à céder. Aussitôt Perceval fut à genoux auprès d'elle :

- Une seule question, mon petit ! Qui avezvous suivi jusqu'ici ? Vous savez qu'à moi vous pouvez tout dire !

La réponse sembla venir des profondeurs même de la terre.

- François... et La Porte qui l'a raccompagné à . un bateau. Il est parti par le fleuve. J'espérais pouvoir lui parler... mais cela n'a pas été possible avec ce La Porte.

- Attendez-moi !

Perceval avait remarqué, à l'entrée de la toute nouvelle rue de Seine, le portail d'un loueur de chevaux. Il entreprit de le réveiller, ce qui ne fut pas facile car le bonhomme avait le sommeil lourd, mais enfin, après quelques palabres et le passage de plusieurs pièces entre sa bourse et la main du maquignon, il obtint un cheval pour un prix honnête, prit Sylvie toujours en larmes dans ses bras pour l'y installer en croupe, se mit en selle et partit au petit trot. Sylvie, les bras autour du torse de son parrain et la tête reposant sur son dos, pleura tout le long du chemin. Perceval ne lui posa aucune autre question. D'abord, parce qu'il était difficile de causer sur le dos houleux d'un cheval, et ensuite parce qu'il réfléchissait.

Il était quatre heures quand on arriva en vue du Val et, aux alentours, les coqs de tous les couvents répondaient à celui du curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Sylvie, alors, sécha ses larmes et expliqua de quelle façon elle envisageait de rentrer.

- Une escalade à présent ? bougonna Rague-nel. Vous ne doutez de rien, décidément ! Je vais vous aider à grimper sur ce mur, mais écoutezmoi bien ! Quand vous rentrerez au Louvre, vous demanderez un congé de quelques jours pour vous occuper de votre vieux parrain qui a besoin de votre guitare pour apaiser ses crises de goutte et vous viendrez les passer chez moi. Avec Jeannette, bien sûr ! Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire...

Elle approuva d'un vigoureux hochement de tête, puis se haussa sur la pointe des pieds pour embrasser Perceval.

- Je ne sais pas du tout comment j'aurais fait sans vous, mon parrain. J'étais si malheureuse !... Peut-être que je me serais noyée ?

À sa façon brutale de la saisir aux épaules, Sylvie comprit qu'il avait peur :

- Je vous interdis jusqu'à la pensée d'une telle abomination ! Personne, vous m'entendez bien, personne ne vaut que l'on meure pour lui...

Un moment plus tard, Sylvie regagnait sa chambre et se déshabillait en hâte pour retrouver son lit. Ce fut alors qu'elle s'aperçut que sa robe était tachée de sang.

Le lendemain matin, elle était si fatiguée que c'est tout juste si elle arrivait à ouvrir les yeux. Pourtant, personne ne s'en aperçut, et pas davantage des quelques bévues dont elle se rendit coupable dans son service. Marie ne cessait de chuchoter avec la Reine et toutes deux semblaient au comble de l'excitation. En outre, Anne d'Autriche, que l'on n'avait pas vue d'aussi bonne humeur depuis longtemps, rayonnait. Ses joues étaient rosés, ses yeux verts scintillaient. Elle avait tellement l'air d'une femme heureuse que Sylvie s'interrogea sur les sentiments qu'elle lui inspirait. Jusqu'à cette nuit, elle l'aimait et la plaignait, mais ce matin, elle se demanda si elle n'était pas en train de se mettre à la détester pour toutes sortes de raisons : cette reine trahissait le pays dont elle occupait le trône, cette femme lui prenait l'être qu'elle aimait le plus au monde...

Cependant, la belle humeur d'Anne d'Autriche ne résista pas à son retour au Louvre. Ce soir-là, le Roi entra chez elle, la mine triomphante, agitant négligemment un papier au bout de ses longs doigts.

- Grande nouvelle, Madame ! s'écria-t-il. J'ai reçu avis de la victoire de nos troupes au Cateau-Cambrésis ! Celles de monsieur votre frère en ont été chassées pour toujours, je l'espère et, pour ce qui est de Landrecies, cela ne saurait tarder !

Les dames présentes applaudirent, cependant que la Reine pâlissait et ne trouvait rien à répondre.

- Eh bien ? reprit Louis XIII. Est-ce là tout ce que vous avez à dire ?

- Vous êtes content, Sire, cela suffit pour que je le sois aussi. Votre santé d'ailleurs semble meilleure ?