- Voici : le jour même où leur suzerain légitime, le duc César, était arrêté à Angers, en 1626, la baronne de Valaines qui m'était une amie chère, et toute sa famille, étaient assassinés. Seule la petite Sylvie put échapper et fut recueillie par celui qui est aujourd'hui le duc de Beaufort...

Longtemps, Perceval parla, suivi avec une attention passionnée par Jean d'Autancourt. Il dit tout : le vol des lettres de Marie de Médicis, le martyre de Chiara et la flétrissure imposée par son bourreau, sa propre quête de la vérité et, enfin, les liens de tendresse unissant Sylvie à François depuis qu'il l'avait ramenée à Anet.

- C'est trop naturel ! commenta Jean sans broncher.

- J'ajoute qu'elle a oublié ce drame de sa petite enfance. Ou, tout au moins, les souvenirs qu'elle en garde sont aussi flous que ceux d'un cauchemar.

- Et les assassins ? Les connaissez-vous ?

- J'en connais un : ce La Perrière qui s'intéresse si fort à ma petite. Il s'est fait donner le château sous prétexte qu'il en portait le nom et qu'il aurait dû lui appartenir depuis des années. Quant à l'autre, l'assassin au cachet de cire, je peux vous dire que si j'ignore toujours qui il est, j'ai la certitude qu'il se trouve à Paris et qu'il continue à tuer, de la même façon. La seule différence est qu'il s'attaque à présent aux ribaudes. Tout cela vous explique pourquoi je ne tenais pas à ce que Sylvie devienne fille d'honneur aussi jeune. À l'hôtel de Vendôme ou dans les châteaux de la famille, elle était beaucoup mieux protégée parce que rien ne l'y mettait en lumière. J'aurais cent fois préféré qu'elle vive auprès de moi.

- Mais vous n'étiez pas le maître ?

- Non. Surtout dès l'instant où la Reine souhaitait l'avoir auprès d'elle.

- Il faut faire avec ce que nous avons ! soupira le jeune homme. Pour commencer, mes gens ne relâcheront pas leur surveillance.

- C'est une petite personne très vive et très obstinée.

- Dites plutôt qu'elle est adorable...

- Et que vous l'adorez ? J'en suis bien certain, mais vous devez savoir qu'elle n'est pas prête pour le mariage, avec qui que ce soit, et qu'il sera peut-être difficile de détacher son cour de l'ami d'enfance qu'il pare de toutes les qualités...

- Vous essayez de me dire que je devrai être patient ? Je le serai, soyez-en sûr... mais laissez-moi quand même tenter ma chance !

- Pourquoi pas ? Peut-être arriverez-vous à l'amener doucement à... partager vos projets d'avenir. Ce soir, je lui dirai seulement que vous m'avez rendu visite et que je vous ai autorisé à venir la distraire chaque fois que vous le désirerez.

Le jeune marquis rougit de nouveau mais ses yeux gris s'illuminèrent :

- Vous croyez qu'elle acceptera ma présence ?

- Le contraire m'étonnerait. Elle vous trouve charmant. Et puis vous êtes un peu son héros, à présent ?

En effet, Sylvie, flattée au fond d'inspirer un sentiment sincère, découvrit avec plaisir un compagnon agréable dans le futur duc de Fontsomme. Il ne manquait ni d'esprit, ni de culture, ni de gaieté. Il aimait la musique, toutes les musiques comme celle des vers, et se révélait un admirateur passionné de M. Corneille. Sylvie passa auprès de lui des moments charmants, à la maison ou à l'ex térieur. Chaperonnés par Perceval de Raguenel et Jeannette, on les vit ensemble à la comédie, chez les libraires de la rue Saint-Jacques, dans les boutiques de curiosités du Marais, à la place Royale ou, en carrosse, à la promenade du Cours-la-Reine... On alla un peu partout, sauf dans les salons, en dépit de quelques invitations suscitées surtout par la curiosité, afin de ne pas officialiser une relation qui se voulait de pure amitié. . D'ailleurs Jean sut, avec une sagesse au-dessus de son âge, s'interdire la moindre allusion à ses sentiments profonds envers sa jeune compagne : il était là pour la distraire durant les vacances qu'on lui avait accordées...

Mais qui, au bout d'un mois, prirent fin par l'arrivée d'un billet de Mlle de Hautefort suppliant Sylvie de revenir au plus tôt. " J'ai grand besoin de vous, écrivait l'Aurore, et vous manquez à Sa Majesté. "

Que faire après cela, sinon ses bagages ? Sylvie et Jeannette quittèrent la rue des Tournelles en soupirant et retournèrent au Louvre.

CHAPITRE 9

ÉCHEC À LA REINE

Mlle de Hautefort s’était fait une entorse en descendant le Grand-Degré sans considération pour ses mules neuves à hauts talons mais, indomptable à son habitude, elle n’en avait pas abandonné pour autant ses fonctions de dame d’atour. Assise, par dérogation spéciale du Roi, sur un tabouret[22], son pied bandé posé sur un coussin, elle menait à un train d’enfer le ballet des femmes de chambre qui n’avaient pas trop à se louer de son humeur. Elle accueillit Sylvie avec la grâce d’un chien à qui l’on a retiré son os :

— Vous voilà tout de même ? Ma parole, je commençais à croire que l’on ne vous reverrait plus !

— Vous aviez tort. Je suis revenue dès que vous m’avez appelée.

— C’est bien ce que je vous reproche : il a fallu vous appeler ! Apparemment, l’idée que l’on pouvait avoir besoin de vous ne vous a pas effleurée. Il est vrai que vous étiez trop occupée à vous assurer un brillant avenir !

— Moi ? Un brillant avenir ? fit Sylvie un peu surprise de l’algarade.

— Et quoi d’autre ? On vous voit en tous lieux avec le futur duc de Fontsomme…

— Ce qui ne veut rien dire du tout ! M. d’Autancourt m’a secourue dans une pénible circonstance ; je lui en suis des plus reconnaissante et nous sommes devenus amis. Rien de plus !

Une flamme de gaieté brilla enfin dans l’œil bleu de l’Aurore.

— Je sais cela aussi… et ne prenez pas l’air guindé, Sylvie, cela ne vous va pas du tout ! J’ajoute, afin d’éviter tout malentendu, que je ne vous souhaite rien de mieux que de devenir l’épouse de ce gentil garçon. À présent, parlons d’autre chose ! La Reine désire se rendre demain au Val-de-Grâce. Je m’y ferai porter avec elle mais vous devez bien vous douter que nous aurons besoin de quelqu’un de plus ingambe.

— La Reine a une trentaine de filles d’honneur. Avez-vous tellement besoin de moi pour… faire oraison dans un couvent ? dit mi-figue mi-raisin Sylvie que la perspective n’enchantait pas. Mais, du coup, Marie changea de couleur :

— Qu’est-ce que ce langage ? Auriez-vous laissé votre fidélité sous les arbres de la place Royale ? Les Fontsomme sont dévoués au Roi et…

— Ils sont soldats ! coupa Sylvie. Il ferait beau voir que des officiers ne lui fussent pas dévoués. Autant d’ailleurs qu’à la Reine et ce n’est pas auprès d’eux que je prendrai des leçons de trahison. Nous devons aller au Val ? Eh bien, allons au Val ! J’ai seulement voulu vous taquiner un peu. Mon côté « petit chat », sans doute ? Je suis très espiègle ! conclut-elle avec un sourire ironique.

— Ce n’est pourtant pas le moment, je vous l’assure. Lors de notre dernière visite là-bas, pendant votre absence, La Porte qui avait rendez-vous avec Auger a failli se faire prendre par un détachement du guet à la poursuite d’un voleur qui avait franchi les murs de Paris par un éboulis…

Sylvie brûlait de savoir si François était revenu mais, à la mine de sa compagne, elle comprit qu’elle risquait de se faire rembarrer. D’ailleurs, Mlle de Pons venait d’entrer et, bien que ce fût quelqu’un de tout à fait anodin, ce n’était vraiment pas le moment. D’autant qu’on l’invitait à se rendre dans la chambre de la Reine qui venait de se lever et qui l’accueillit avec beaucoup de bonté :

— Savez-vous que vous me manquiez, mon enfant ? dit-elle en lui tendant une main sur laquelle Sylvie s’inclina. Votre voix possède le miraculeux pouvoir de chasser le souci et d’apaiser le chagrin. Ne me quittez plus !

— Votre Majesté sait à quel point je désire lui plaire. Je serais revenue plus tôt si j’avais osé penser que la Reine pouvait avoir besoin de moi.

— Plus que vous ne croyez ! Ce soir vous chanterez pour moi et demain vous m’accompagnerez à l’abbaye où vous chanterez les louanges de la Reine du Ciel. Nous avons grand besoin de son aide…

Anne d’Autriche semblait nerveuse et Sylvie constata que l’atmosphère du Louvre avait changé durant ce mois. Il y avait moins de monde autour de la Reine. L’été étant revenu, Paris se vidait sans doute au bénéfice des châteaux, mais il était bizarre que le cercle de Sa Majesté se limitât à une demi-douzaine de personnes. Sylvie ne put s’empêcher d’en faire la remarque à Marie. Celle-ci haussa les épaules :

— Vous oubliez que nous devrions, nous aussi, être à Fontainebleau ou à Chantilly que le Roi a désigné comme séjour d’été cette année, et où il désire que nous nous rendions au plus vite.

— Pourquoi n’y sommes-nous pas, alors ?

— Ne posez pas tant de questions ! La Reine s’est excusée sur ses bagages qui ne sont pas prêts… et sur votre absence puisque je suis assez empêchée, mais nous allons devoir quitter Paris prochainement. Et nous avons d’autant plus à faire. Puis, baissant la voix, elle ajouta : « Nous attendons des courriers… »

En effet, si le Louvre semblait un peu assoupi, le Val-de-Grâce se révéla plein d’activité. Installée dans le salon à une table couverte de papiers, Mlle de Hautefort, entre deux massages de son pied, rédigeait de longues dépêches cependant qu’Anne d’Autriche recevait nombre de visiteurs. Ceux du jour relevaient surtout de la charité. La Reine écouta des doléances, distribua des subsides, mais Sylvie savait que la vie nocturne était la plus intéressante. Le premier soir, la jeune fille introduisit un Anglais de haute mine, lord Montagu, qui était à la fois un ancien ami de Buckingham, un ancien amant de Mme de Chevreuse et un fidèle ami de la souveraine. Elle le reçut dans sa chambre mais la visite ne fut pas très longue : Walter Montagu venait seulement faire part à la Reine des inquiétudes de sa belle-sœur, la reine Henriette d’Angleterre, touchant les bruits de prochaine répudiation arrivés jusqu’à elle ; il lui apportait l’assurance qu’en cas de malheur, le royaume britannique serait disposé à l’accueillir. Après son départ, Anne fit ses prières, procéda à son coucher, et l’on éteignit tout à la surprise enchantée de Sylvie qui dormit comme un ange dans l’étroite couchette qui lui était attribuée. Le lendemain, la journée présenta le même profil : des offices d’autant plus nombreux que c’était la fête de sainte Anne, mère de la Vierge Marie, en l’honneur de qui Mlle de L’Isle fut invitée à chanter avec les nonnes, des repas bien sûr et quelques visites diurnes. Le soir venu, en voyant que La Porte s’apprêtait à sortir, Sylvie crut qu’il allait à la rencontre de François, mais comprit qu’il n’en était rien quand il prévint qu’il ne rentrerait qu’à l’ouverture normale des portes du couvent. D’ailleurs, la Reine déclara son intention de se coucher après le dernier office : elle se sentait lasse et désirait prendre un long repos.

— Nous n’attendons personne, cette nuit ? demanda Sylvie en aidant sa compagne à se mettre au lit. Elle en était si ravie que Marie se contenta de sourire :

— Non. Allez dormir !

La petite ne se le fit pas répéter. Elle était à la fois déçue et soulagée de ne pas voir François, mais des deux sentiments c’était le soulagement qui l’emportait. Un soulagement qui n’excéda pas le retour de la messe du lendemain.

— J’espère que vous avez bien profité de votre nuit, lui glissa l’Aurore. Parce que, aux approches de minuit, vous devrez vous trouver près de la petite porte. Nous attendons… un moine !

En se retrouvant dans le jardin à l’heure indiquée, Sylvie eut l’impression d’être seule au monde. À la fin de l’après-midi, un orage avait détendu l’atmosphère. L’air nocturne sentait bon la terre et l’herbe mouillée. À cause de la chaleur qui avait régné depuis plusieurs jours, les fenêtres de l’abbaye étaient ouvertes. Celles de la Reine aussi, mais la prudence avait commandé de tout éteindre, comme si le pavillon était plongé dans le sommeil. Ce silence, cette solitude avaient quelque chose d’angoissant et Sylvie avait peine à tenir en place.

Soudain, au quatrième coup de minuit, le signal se fit entendre et elle se hâta d’ouvrir la porte. Une haute silhouette encapuchonnée était derrière, qu’elle reconnut au battement accéléré de son cœur. Cependant, le moine eut un mouvement de recul :

— Vous n’êtes pas Marie ! chuchota-t-il.

— C’est évident, il me semble ? Entrez. Je suis Sylvie…

— Ah ! mon chaton ! Quelle joie ! On m’avait dit que vous aviez quitté votre poste pour aller vivre chez votre parrain et peut-être vous marier ?