— Et vous, on m’a dit que vous vous étiez battu en duel et que vous aviez tué votre adversaire. Alors que faites-vous ici, fou que vous êtes ?

Ça y est ! C’était dit ! Sylvie se sentit un peu mieux car il fallait qu’elle sache. Elle l’entendit rire tout bas :

— Cette double circonstance nous prouve qu’il ne faut pas trop écouter les bruits de la Cour. En général, il suffit de les couper en deux : vous n’êtes pas chez Raguenel et moi je n’ai tué personne !

— Vous ne vous êtes pas battu ?

— Si, mais M. de Thouars s’en tire avec une estafilade dont il ne me tient pas rancune parce qu’il espère bien que nous reprendrons notre entretien à une occasion prochaine. Quand j’aurai le temps !

Il allait s’élancer, mais elle le retint :

— Pourquoi, François ? Pourquoi tant d’imprudences ?

Alors il lui prit le menton comme il avait coutume de le faire jadis et, avec une infinie douceur :

— Mais parce que je l’aime comme le fou que je suis, petit chat. Et parce qu’elle m’aime aussi. Du moins je le crois… Vous comprendrez mieux quand vous serez plus âgée. Vous n’êtes encore qu’une petite fille.

Et il s’éloigna à longues enjambées silencieuses sans se douter de la tempête de chagrin et de fureur qu’il venait de soulever chez cette « petite fille ». Son excuse était qu’il ignorait tout des sentiments profonds de Sylvie, et l’orage intérieur se calma au rythme des excuses qu’elle s’efforçait de lui trouver. De leur bref entretien, cependant, quelque chose demeurait qui la consolait un peu : il n’avait pas tué son adversaire et ne risquait donc pas de tomber sous la terrible justice du Cardinal. Mais alors pourquoi le duc César était-il venu jusqu’à elle depuis son exil doré, au risque lui aussi de se faire prendre, s’il n’y avait pas eu mort d’homme ? Et pourquoi la fiole de poison ? Tout cela était incompréhensible, compliqué surtout… à moins que son brevet de fille d’honneur ne lui ait été donné à la demande de la Reine, non à cause de ses talents de chanteuse ou de sa connaissance de l’espagnol mais pour qu’il y ait auprès d’elle quelqu’un d’aveuglément dévoué à la maison de Vendôme… et surtout à François de Beaufort ?

Elle resta là jusqu’au chant du coq, assise sur un banc mouillé. À cet instant, le faux moine reparut, fila vers la porte où elle le rejoignit et qu’elle ouvrit sans un mot. Mais avant de la franchir, il se pencha, posa un baiser sur le front de Sylvie et disparut dans l’obscurité dense qui précède l’aube. Un baiser qui ne fit aucun plaisir à la jeune fille. Fallait-il que François fût heureux pour avoir eu ce geste spontané ! Une façon comme une autre de partager sa joie et aussi de la remercier d’avoir ouvert pour lui la porte du Paradis…

Alors, Sylvie retourna sur son banc et pleura jusqu’à ce que la fraîcheur de l’aube la chasse vers un lit et des vêtements secs…

Cinq jours plus tard, on quittait enfin Paris pour Chantilly. La Reine eut beau essayer de gagner du temps en se disant souffrante, il fallut tout de même en venir à rejoindre un époux qui s’impatientait. Mais, n’en ayant pas fini avec les affaires qu’elle pensait traiter au Val, elle laissa La Porte derrière elle avec plusieurs lettres à acheminer. Enfin, on se mit en route, sans grand enthousiasme.

— Je n’aime pas beaucoup Chantilly, confia la Reine à Sylvie, chemin faisant. Le domaine est magnifique, les pièces d’eau ravissantes et la forêt superbe, mais tout cela a été confisqué quand le Cardinal a fait tomber sur l’échafaud la tête d’Henri de Montmorency et j’éprouve toujours un sentiment de malaise en y entrant…

— La Reine croit aux fantômes ?

— Oh ! oui ! j’y crois ! Et les plus jeunes sont les plus douloureux.

Le beau regard vert s’évada. Sylvie n’osa pas poursuivre. Elle se demandait seulement à quelle ombre pensait Anne d’Autriche : celle de Montmorency… ou celle jamais oubliée de Buckingham ?

La nouvelle arriva comme une bombe, portée à Marie de Hautefort par M. de Chamblay qui était son cousin et lui servait à l’occasion de courrier : La Porte venait d’être arrêté rue Coquillière avec, sur lui, une lettre importante de la Reine à la duchesse de Chevreuse. On l’avait incarcéré à la Bastille où il attendait d’être interrogé. Mais il y avait pis encore : accompagné de l’évêque de Paris, Mgr de Gondi, le garde des Sceaux avait investi le Val-de-Grâce, fouillé le pavillon de la Reine et soumis la mère de Saint-Étienne à un interrogatoire en règle, toutes opérations qui ne donnèrent pas grand-chose : quelques vieilles lettres de Mme de Chevreuse ou d’amis peu appréciés du Roi, mais rien qui eût trait à l’Espagne. On devait d’ailleurs apprendre par la suite que Mgr de Gondi, grand ami des Vendôme et peu suspect de tendresse envers le Cardinal, avait prévenu la mère de Saint-Étienne qui avait fait le ménage. Il n’en fut pas moins obligé de la destituer et de demander aux religieuses de procéder à l’élection d’une nouvelle abbesse, après quoi, la mère et trois de ses moniales furent transférées dans un autre couvent.

Il n’entrait pas dans le tempérament de la fière Espagnole de laisser malmener ses fidèles sans réagir. Sachant que l’attaque était encore la meilleure défense, elle alla demander des comptes à son époux.

— Tout cela est indigne ! De la basse police comme le Cardinal l’aime. Que cherche-t-on, à la fin ?

— La preuve de votre collusion incessante avec l’ennemi. Une collusion qui, dans votre cas comme dans n’importe quel autre, s’appelle trahison.

— Trahison ? Parce qu’il m’arrive d’écrire à mes frères ? Ne saviez-vous pas que j’étais espagnole quand vous m’avez épousée ? Il fallait choisir quelqu’un d’autre.

— Je ne vous ai pas choisie. La politique l’a fait pour moi. Cela dit, c’est moins votre correspondance avec le Cardinal-Infant, qui est assez normale en effet dès qu’elle ne dépasse pas l’affection familiale, que celle avec le comte de Mirabel ! Celui-là n’est pas de votre famille, que je sache ?

En dépit de l’angoisse mortelle qu’elle éprouvait, la Reine fit bonne contenance.

— Je n’ai jamais écrit au comte de Mirabel depuis qu’il a été renvoyé de France à la reprise des hostilités.

C’était faire preuve d’aplomb, car elle ignorait si l’on avait trouvé, en fouillant chez La Porte, la cachette où il gardait son chiffre et son cachet, mais apparemment elle avait misé juste. Louis XIII haussa les épaules et lui tourna le dos pour signifier que l’entretien était terminé :

— C’est ce que nous saurons, dit-il seulement. Je vous souhaite une bonne nuit, Madame !

En dépit de son courage, la Reine ne dormit guère cette nuit-là, d’autant qu’avec cette belle opportunité des courtisans, la plus grande partie des femmes de son service d’honneur se découvrirent d’étranges maladies aussi subites qu’incommodantes. Seules restèrent Mlle de Hautefort, Mme de Senecey et Sylvie. La première écumait de fureur :

— Des lâches ou des traîtresses vendues au Cardinal ! s’écria-t-elle. On aura des comptes à me rendre dès que nous serons sorties de ce mauvais passage.

— Si nous en sortons jamais ! soupira Anne d’Autriche.

Mais le pire était à venir. Il apparut le lendemain en la personne du garde des Sceaux flanqué d’un greffier. Chancelier de France depuis un an et demi, Pierre Séguier était le membre le plus en vue d’une grande famille parlementaire. Ce n’en était pas moins, aux approches de la cinquantaine, un parvenu sans manières ni diplomatie, imbu de sa puissance et, en apparence au moins, totalement dépourvu de sentiments. Une lourde machine à faire régner la loi au pied de la lettre, sans nuances et sans souci de ce qu’il lui arrivait d’écraser sous ses gros pieds. Introduit chez la Reine qui le reçut assise dans un haut fauteuil aux allures de trône flanqué de Marie et de Sylvie, il salua avec tout juste ce qu’il fallait de politesse pour une dame mais certainement pas pour une souveraine, détail qui n’échappa pas à l’Aurore dont les beaux sourcils se froncèrent. L’attaque fut immédiate et cinglante.

— Eh bien, monsieur, que venez-vous faire ici avec votre robe rouge et vos papiers ? Ne savez-vous pas qu’il faut obtenir audience pour avoir l’honneur d’être reçu par la Reine ?

— L’urgence, madame, est mon excuse et aussi les ordres que j’ai reçus du Roi.

— Du Roi ou du Cardinal ?

— Du Roi, madame, et je vous prie de me laisser accomplir les devoirs de ma charge. C’est à la Reine que je veux parler, non à vous !

— Eh bien, parlez ! Que voulez-vous ? dit calmement Anne d’Autriche dont la main apaisante s’était posée sur celle de sa fidèle dame d’atour.

— Comme vous le savez, Madame, le sieur La Porte, votre portemanteau, a été arrêté, conduit à la Bastille et soumis à plusieurs interrogatoires, ayant été trouvé en possession de lettres compromettantes.

— Compromettantes pour qui ? Je suppose qu’il s’agit d’une lettre d’amitié destinée à Mme la duchesse de Chevreuse dont j’ai appris qu’elle était souffrante…

— La duchesse est exilée, Madame, et vous ne l’ignoriez pas ?

— En effet, mais cela doit-il porter atteinte à la grande amitié que je lui ai toujours portée… et que je lui garde ? Et le Roi le sait.

— Comme il sait la… tendresse que vous portez à nos ennemis mais…

— Le roi Philippe IV est mon frère ainsi que le Cardinal-Infant, son épouse est la sœur de votre Roi, coupa la Reine avec colère. Les dissensions politiques ne peuvent entamer les affections familiales. Mais peut-être ignorez-vous ce que ces mots-là signifient ?

— Nullement, Madame, nullement. Ma famille reçoit l’affection qui lui est due mais ce qui vaut pour un particulier ne saurait valoir lorsque l’on porte couronne. Seul le Roi, votre époux, Madame, et le royaume doivent occuper votre cœur. Au surplus, garder quelque tendresse à vos frères, le leur faire savoir même ne serait pas un grand crime s’il ne se cachait d’étranges révélations sous les élans du cœur…

Au prix d’un énorme effort de volonté, la Reine éclata d’un rire qu’un observateur attentif eût jugé un peu forcé :

— D’étranges révélations sous… pour le coup, monsieur le chancelier, vous êtes fou !

— Ne le prenez pas sur ce ton, Madame. Votre serviteur a déjà été entendu à plusieurs reprises…

— Il a été interrogé, murmura la Reine qui pâlissait. L’a-t-on…

— Soumis à la question ? Pas encore, mais cela ne saurait tarder s’il continue à s’obstiner. Il a, cette nuit, été entendu par son Éminence qui l’a fait extraire de sa prison afin de l’interroger en personne.

— On peut avouer n’importe quoi sous la torture ! Que ne diriez-vous pas, monsieur, si l’on vous posait les brodequins, si on vous enflait sous des pintes d’eau, si…

— Quand on n’a rien à se reprocher, on n’a rien à craindre ! émit vertueusement Séguier. Je crains cependant qu’il n’ait beaucoup à se reprocher… et vous aussi, Madame !

Incapable de se contenir, Marie de Hautefort bondit :

— Vous vous adressez à la Reine, monsieur ! Respectez au moins cette couronne dont vous vous dites si fidèle serviteur !

— Je n’en disconviens pas, mais je dois au Roi toute la lumière sur cette pénible affaire. Nul plus que moi ne souhaite trouver Sa Majesté innocente de tout crime, mais nous avons là une lettre…

Sans le regarder, il tendit le bras vers son greffier qui lui remit aussitôt un papier préparé dont la Reine suivit des yeux le cheminement avec une angoisse qu’elle avait peine à contrôler.

— Qu’est-ce que cette lettre ?

— Un… billet plutôt, écrit par la Reine à l’ancien ambassadeur d’Espagne, le comte de Mirabel. Et ce qu’il contient n’est pas de… nature à… apaiser la colère du Roi…

Il faisait mine de relire le document. Poussée alors par une frayeur soudaine, Anne d’Autriche commit une faute grave. Se levant vivement, elle arracha le dangereux papier des mains de Séguier et le fourra dans son décolleté. Surpris par la rapidité de l’attaque, le chancelier resta les mains ouvertes mais, aussitôt, ses yeux se rétrécirent.

— Il faut me rendre ce papier, Madame. Il est d’une importance extrême.

La reine releva le menton avec insolence :

— Quel papier ? Je n’ai vu aucun papier. À présent, monsieur le chancelier, veuillez vous retirer.

Mais Séguier ne bougea pas d’une ligne. D’une voix que la colère enflait peu à peu, il gronda :

— Ne jouez pas ce jeu avec moi, Madame ! Le Roi m’a donné tout pouvoir pour trouver la vérité. Je dois fouiller cet appartement.

— Eh bien, fouillez ! lança dédaigneusement Anne. Vous ne trouverez rien.