Dès lors, elle resta sans bouger dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, observant les progrès du mauvais temps. Vers quatre heures, l’orage éclata avec une violence qui fracassait les branches des arbres, arrachait les bâches des échafaudages dans la cour du Louvre et faisait envoler les ardoises de plusieurs maisons. Il dura longtemps, au point que le confesseur de la Reine conseilla aux dames de se mettre en prières. Seule Marie de Hautefort resta où elle était, mais si droite, si absente, si tendue vers le ciel noir dont elle semblait écouter les voix furieuses que nul n’osa la déranger…

Et puis, soudain, le vacarme du dehors s’augmenta de celui du palais. Des appels, des ordres après le galop d’un cheval, des claquements d’armes et l’annonce d’une approche relayée de porte en porte jusqu’à ce que celles de la Reine s’ouvrent devant un cavalier trempé dont, quand il salua, les plumes sans forme du chapeau envoyèrent des gouttes à tous les horizons.

— Eh bien, monsieur de Guitaut, que venez-vous nous dire en si grande hâte ? demanda Anne d’Autriche qui avait reconnu le capitaine des gardes.

— J’annonce le Roi, Madame… si toutefois Votre Majesté veut bien lui offrir l’hospitalité de son appartement ?

— Où se trouve mon époux ?

— Au couvent de la Visitation, Madame. Le Roi se rendait de Versailles à Saint-Maur où son service l’a précédé depuis ce matin, mais l’orage est si terrible que les dames du couvent ont supplié Sa Majesté de ne pas s’aventurer à travers la forêt de Vincennes où les arbres s’abattent. Le chemin est trop long. Le Louvre beaucoup plus proche…

Le sourire de la Reine alla rejoindre celui de Mlle de Hautefort qui s’était décidée à quitter son embrasure et l’avait rejointe avec un visage quasi rayonnant.

— Le Roi est partout chez lui, monsieur de Guitaut. J’espère qu’il ne doute pas du plaisir que je vais avoir à l’accueillir ?

— Non… En vérité non, mais le Roi craint de déranger fort Votre Majesté dans ses habitudes[24]. La Reine soupe tard, se couche tard et…

— Et mon époux n’aime ni l’un ni l’autre, conclut Anne d’Autriche en riant franchement. Retournez à son devant… ou plutôt envoyez quelqu’un de plus sec lui dire que les ordres vont être donnés et qu’il trouvera toutes choses à sa convenance.

— J’y vais moi-même car on ne peut être plus mouillé que je le suis ! Et je rends grâces à Votre Majesté !

Aussitôt, ce fut le branle-bas de combat. On envoya aux cuisines donner les ordres nécessaires à faire presser les préparations, on fit « mettre le chevet » dans la chambre de la Reine et le palais, avec la mine la plus riante qui soit, attendit son souverain dans une sorte de fièvre. L’événement que l’on attendait depuis si longtemps allait-il enfin se produire ? Le Roi se contenterait-il de dormir auprès de sa femme, ou bien… ?

Cette question, Sylvie ne put s’empêcher de la formuler tandis que, dans la garde-robe de la Reine, elle aidait la dame d’atour à rassembler les éléments de la toilette que leur maîtresse réclamait. Marie lui rit au nez :

— Comment voulez-vous que je vous réponde ? L’important c’est qu’il vienne et je suppose que notre sœur Louise-Angélique a dû tout faire pour en arriver là, comme je le lui avais demandé. Quant au reste, je peux seulement vous dire que notre roi dormira bien…

— Dormir ? Mais…

— Il n’a sûrement pas d’autre intention mais, sachez-le, on peut très bien dormir… et aussi faire de beaux rêves. J’y veillerai, soyez-en sûre !

L’air béat de la Cour contrastait fort avec celui, plutôt renfrogné, de Louis XIII quand il fit son entrée dans la cour Carrée à la tête de ses cavaliers. Le descendant de Saint Louis n’avait pas la figure de quelqu’un qui va faire de beaux rêves. Sans doute sa courtoisie fut-elle sans défaut et même exquise quand il fit compliment à sa femme de son teint, de son éclat et de ses ajustements, mais il ne souhaitait de toute évidence qu’une chose : que cette nuit à laquelle Louise et les éléments déchaînés le contraignaient passe le plus vite possible !

On soupa en petit comité, à la grande déception de la foule des courtisans qui pensait repaître sa curiosité de chaque parole, de chaque expression du royal visage. Après quoi Leurs Majestés se retirèrent pour la nuit, escortées de leurs dames et gentilshommes, en moins grand nombre sans doute mais comme cela s’était produit au soir de leur mariage. En fait, c’était un peu cela : il y avait trois ans pleins que le Roi n’était venu dans le lit de sa femme… Pourtant, la dernière image que l’on eut du couple royal n’avait rien d’encourageant : après avoir fait peser un regard noir sur les saluts et les révérences, Louis XIII souhaita la bonne nuit à la Reine, enfonça son bonnet sur ses yeux, s’établit dans son coin et s’endormit aussitôt, en homme qui a vécu une longue journée.

Chacun s’éloigna en commentant l’événement à voix basse afin de ne pas éveiller le Roi, mais surtout les échos du palais. Le bataillon des filles d’honneur bruissait comme un essaim d’abeilles. Sylvie se contenta, en rejoignant son amie, de lever de fins sourcils interrogateurs. Presque aussi laconique, Marie lui dédia un sourire goguenard :

— C’est long, une nuit ! murmura-t-elle.

Personne ne dormit au Louvre. Le Roi avait ordonné qu’on l’éveille de bonne heure afin qu’il pût aller rejoindre ses meubles et ses serviteurs à Saint-Maur. Pour ne pas manquer le moment où il se rendrait à la messe, les courtisans choisirent de ne pas rentrer chez eux et s’établirent du mieux qu’ils purent dans les antichambres, les galeries et les salles de réception. Gagné par la fièvre, le chapelain coucha là, lui aussi.

D’autres encore veillèrent. Dans la chapelle de la Visitation Sainte-Marie, comme au Val-de-Grâce, comme dans les communautés de Paris, on pria à la lumière des cierges qui n’arrivaient pas à réchauffer les dallages glacés. On pria heure après heure pour que le couple royal enfin réuni donne un héritier au royaume. Les prières de sœur Louise qui s’efforçait de faire taire en elle les cris d’un cœur en proie à une bien terrestre jalousie réclamèrent inlassablement à Dieu un fils. Surtout que ce soit un fils, pour que les supplications dont elle avait accablé son royal ami dans la journée ne soient pas à recommencer !

Enfin, le courant d’air ne s’étant pas limité aux abbayes et monastères, dans les tavernes on but gaillardement à la santé du Roi. Une nuit pas comme les autres, en vérité, qui déboucha sur un jour gris et froid mais calme. La violente tempête venue de la mer poursuivait son chemin vers l’est : il ne restait plus qu’à ôter les traces de son passage.

Lorsque Louis XIII fit son apparition, botté, sanglé dans ses vêtements de daim de coupe militaire, impeccable à son habitude, il laissa peser un instant son regard sombre sur la foule fripée, défaite et exténuée que pliaient devant lui les rites du protocole. Le spectacle devait être assez divertissant car l’ombre d’un sourire passa sous sa moustache :

— Si j’étais de vous, messieurs, j’irais dormir !

Et il passa avec ses gardes, ses cent-suisses, sa maison militaire qui, n’en étant pas à une nuit sans sommeil près, cachaient mal leur gaieté. Sans se décourager cependant, la Cour reprit sa faction : on n’avait rien pu lire sur le visage indéchiffrable du Roi ; il fallait voir celui de la Reine, et celle-ci dormit plus tard que d’habitude.

Tellement longtemps même que la plupart se décidèrent à rentrer faire un peu toilette quand on sut que la Reine entendait la messe dans son oratoire privé. Mais, dans la journée, le tout-Paris qui avait ses entrées à la Cour se précipita au Louvre dans le sillage du carrosse de Mme la princesse de Condé. Les plus hautes dames, les plus grands seigneurs – ceux qui n’étaient pas en exil, aux armées, auprès du Roi ou en poste en province – accoururent pour offrir leurs félicitations à la Reine comme si elle venait d’accomplir un exploit. La duchesse de Vendôme vint des premières. Emportée par son enthousiasme, elle serra Anne dans ses bras :

— Ma sœur ! Quel grand jour ! Je viens de voir monsieur Vincent. Il est transporté de joie. Il a eu, ces jours, la révélation que vous seriez grosse !

Le dernier à venir fut celui que l’on attendait le moins : François de Beaufort, à son tour, apportait ses hommages, mais son aspect lorsqu’il entra fit trembler Sylvie et ôta le sourire des lèvres de l’Aurore. En dépit de sa haute stature et de ses cheveux clairs, il ressemblait à une ombre. Somptueusement vêtu de velours gris brodé d’argent, il montrait sur la blancheur immaculée du collet empesé un visage tendu dont le hâle tournait au gris. Le chapeau d’une main, l’autre tourmentant le nœud de satin à la poignée de son épée, il s’avançait très droit, presque arrogant, et devant lui le cercle qui entourait la Reine se brisa, s’écarta.

— Mon Dieu, pria silencieusement Sylvie, faites qu’il ne commette pas de sottise ! Il a sa figure des mauvais jours…

— Ah, monsieur de Beaufort ! dit la Reine avec un grand sourire. Il y a longtemps qu’on ne vous a vu céans. Venez-vous aussi nous offrir vos compliments ?

— Certes, Madame ! J’ai appris avec une joie profonde que le Roi s’est enfin souvenu qu’il avait pour épouse la plus belle des dames. Et comme le bonheur est inscrit sur le visage de la Reine, je ne peux que m’estimer le plus heureux des hommes !

— Quel bon sujet vous faites, mon cher duc !

— Pas meilleur que les autres, Madame ! Je fais seulement comme tout le monde… Puis-je aussi complimenter Votre Majesté du ravissant éventail qu’elle manie avec tant de grâce ? Une très jolie chose en vérité !

— Et qui vient de loin. De Rome, pour ne vous rien cacher.

— Serait-ce mon oncle, le maréchal d’Estrées, qui en est l’envoyeur[25] ?

— Nullement. C’est un présent de monsignore Mazarini dont tous ici se souviennent avec plaisir, ajouta-t-elle en élevant la voix. Ce bibelot nous est arrivé avant-hier avec mille autres objets… N’est-ce pas qu’il est ravissant ?

De gris, Beaufort devint rouge brique. Ses yeux bleus étincelèrent de colère.

— Quelle audace chez ce fils de laquais qui n’est même pas prêtre d’oser faire des présents à la reine de France ! N’y a-t-il pas assez de bons gentilshommes chez nous pour offrir à notre souveraine tout ce qui pourrait lui plaire ?

Ce fut au tour de la Reine de rougir :

— Vous oubliez à la fois qui vous êtes et à qui vous parlez ! Vous insultez un absent, ce qui est grave puisqu’il ne peut vous répondre, et, ce qui l’est davantage encore, vous vous permettez de critiquer nos amitiés !

— Amitié ? Ce Mazarini est fort lié avec M. le Cardinal. Je ne savais pas que Votre Majesté partageait ses goûts.

— Il suffit, monsieur ! Retirez-vous. Votre présence ne nous est pas agréable !

L’apparition d’un couple retardataire – le gouverneur de Paris et sa femme, la ravissante duchesse de Montbazon – vint détendre l’atmosphère. François, très malheureux, recula, et plus encore qu’il ne l’eût voulut car Marie de Hautefort l’avait discrètement saisi par la ceinture et le tirait après elle jusqu’à ce qu’ils trouvent l’asile d’une encoignure où Sylvie vint les rejoindre.

Coincé entre une cariatide soutenant la grande tribune des musiciens et l’angle de la galerie, l’endroit, un peu à l’écart du tohu-bohu, était bien choisi. Quand Sylvie y arriva, Marie venait de passer à l’attaque :

— N’êtes-vous pas fou de venir ici avec une mine longue d’une aune et de vous en prendre à Sa Majesté comme si elle vous devait quelque chose ? En vérité, mon cher duc, je commence à regretter de m’être déclarée de votre parti. Vous n’êtes bon qu’à faire des sottises !

Aussitôt, Sylvie se glissa dans la robe de l’avocat :

— Ne soyez pas trop dure, Marie ! Ne voyez-vous pas qu’il est au supplice ?

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Parce que nous avons enfin obtenu que la Reine soit hors du danger d’être répudiée ? Vous venez là avec des airs de propriétaire et c’est tout juste si vous ne faites pas une scène de jalousie en règle.

— Quand on souffre, on ne raisonne pas vraiment… Il faut avoir pitié et consoler plutôt que d’accabler !

Vivement, François saisit la main de Sylvie pour y poser un baiser dévotieux puis la garda dans la sienne.

— Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai enduré cette nuit à la pensée de ce qui se passait ici. Je les imaginais dans les bras l’un de l’autre, je…

— Vous avez beaucoup trop d’imagination, duc ! fit l’Aurore. Et pas assez de cervelle ! Quand donc comprendrez-vous que cette nuit était nécessaire pour qu’on ne risque pas d’être chassée pour adultère ?