— Et personne ne s’est demandé qui avait pu l’assommer ? À moins qu’il n’ait fait ça tout seul ?
— On a conclu que quelqu’un l’avait surpris au moment de son forfait mais, terrifié par le spectacle, avait préféré se sauver.
— On n’a pas pensé non plus que le cachet et le reste pouvaient avoir été glissés dans ses poches par le meurtrier dont nous savons très bien, vous et moi, que ce ne peut pas être lui. Au fait, et M. Renaudot qui était avec lui ? Il n’a rien trouvé à dire ?
— Il en est incapable, car il est au lit avec une forte fièvre. On l’a découvert à quelques toises de l’Arsenal, couché à terre, avec une blessure à la tête. Lui aussi a dû être assommé.
— Et c’était aussi sur une femme égorgée ?
— Non. Il n’y avait rien. Le Lieutenant civil pense que notre maître a dû se prendre de querelle avec lui et qu’il a voulu le tuer avant d’aller commettre son forfait.
— Cela n’a pas de sens ! Tous deux cherchaient l’assassin au cachet de cire et, même s’il a une forte fièvre M. Renaudot doit pouvoir dire la vérité ?
— Eh non ! Il en est incapable car il n’a pas sa connaissance…
Terrifiée, Sylvie tourna vers Jeannette un regard lourd d’angoisse. Celle-ci demanda :
— Où est M. le chevalier à cette heure ?
— Au Grand Châtelet où on l’a ramené avec le corps. Mais comme il est gentilhomme, on va le conduire à la Bastille pour y instruire son procès.
— C’est ridicule ! Un homme comme lui, arrêté pour ces crimes abjects ? Il faut être fou ou idiot pour ne pas croire ce qu’il dit !
— Les gens de police, vous savez, croient ce qu’ils voient sans chercher plus loin. Si Desormeaux s’est laissé aller à nous aider un peu, c’est parce qu’il tient à Nicole et qu’il sait très bien ce qu’elle lui réserverait s’il en allait autrement. Déjà, ce matin, elle a voulu lui taper dessus avec une bassinoire !
— Il doit exister un moyen de faire reconnaître son innocence ? La seule idée qu’il est aux mains de cet abominable Laffemas m’épouvante. C’est un homme affreux !
— Oui, mais… il est au service du Roi.
— Le Roi ! s’écria soudain Sylvie, éclairée par ce que venait de dire Corentin. Il faut que je voie le Roi !
— Vous n’ignorez pas, mademoiselle Sylvie, que le Roi est parti tôt ce matin pour Versailles.
— La Reine alors ! Maintenant qu’elle attend un enfant, son époux n’a rien à lui refuser !
— La Reine ne peut rien dans ce cas, objecta Corentin, et je serais étonné qu’elle fasse quelque chose ! En outre, on dit à Paris que notre Sire n’est pas aussi content qu’on pourrait le croire… Si j’osais vous donner un conseil…
— Eh bien, donnez ! Ne traînez pas !
— Ce serait de voir le Cardinal. Vous êtes en bons termes avec lui. Et puis, Rueil n’est pas aussi loin que Versailles ?
Sylvie, qui s’était mise à marcher de long en large en serrant ses mains l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler, s’arrêta net.
— Vous pourriez bien avoir raison. Je vais y aller ! Mais il faut d’abord que j’obtienne la permission de sortir. Et puis il nous faut une voiture !
— Je ne suis pas venu à pied, mademoiselle Sylvie. J’ai pris la nôtre. Elle attend dehors sous la garde d’un gamin.
En se rendant chez la Reine, Sylvie avait dans l’idée de lui raconter l’histoire, dans l’espoir qu’elle parlerait à son époux. La malchance voulait que Marie de Hautefort, le meilleur avocat souhaitable pour plaider la cause de l’innocent Perceval, soit absente pour quelques jours, rappelée par sa famille au chevet de sa grand-mère, Mme de Flotte, dont elle avait reçu la survivance en tant que dame d’atour. Son influence sur le Roi était certaine et – Sylvie du moins le pensait – les choses avec elle se fussent arrangées plus aisément. Hélas, la jeune fille ne savait même pas où elle se trouvait. En outre, lorsqu’elle rejoignit le Grand Cabinet de la Reine, la pièce était remplie de monde, et pas des moins malveillants à son égard. Depuis l’annonce de la future naissance, la popularité d’Anne d’Autriche était remontée en flèche. Sylvie se contenta donc de demander à Mme de Senecey la permission de s’absenter du château pour quelques heures.
Elle entretenait de bonnes relations avec la dame d’honneur qui lui montrait beaucoup de gentillesse. Celle-ci n’eut besoin que d’un coup d’œil au charmant visage, toujours si souriant, du « petit chat » pour comprendre qu’il devait faire face à un problème sérieux.
— Vous n’avez pas l’air bien, mon enfant ! Que se passe-t-il ? Où voulez-vous aller, alors qu’il est déjà tard ?
— Je vais à Rueil, madame !
— Chez le Cardinal ? Vous a-t-il demandée ?
— Non. Pourtant, il faut que je le voie. Mon parrain, le chevalier de Raguenel, vient d’être arrêté pour un crime dont il est innocent. Je dois voir le Cardinal pour lui donner des explications qui, je l’espère, le convaincront.
— Mais, ma pauvre petite, on n’obtient pas une audience aussi facilement ! Il vous faut d’abord écrire, puis attendre une réponse, favorable ou non. Dans le premier cas, on vous indiquera une date, une heure…
— Quand il y va de la vie d’un homme, madame, c’est beaucoup trop long ! Chaque minute compte…
Sylvie montrait une telle détermination qu’elle impressionna Mme de Senecey.
— Bien ! soupira-t-elle. Dans ce cas, acceptez au moins un conseil. Quand vous serez à Rueil, essayez de savoir si M. de Chavigny se trouve au château. C’est, rappelez-vous, l’un des deux secrétaires d’État qui m’entouraient lorsque le Cardinal est venu à Chantilly. C’est un homme de bien et nous sommes amis. Je ne saurais trop vous conseiller de lui présenter votre affaire, mais s’il n’y est pas et puisque votre hâte est si grande, demandez le père Le Masle qui est le secrétaire de Son Éminence. Peut-être obtiendra-t-il que l’on vous reçoive ?
Vivement, Sylvie plia le genou pour une rapide révérence et, ce faisant, prit la main de la dame où elle déposa un baiser reconnaissant.
— Merci ! Oh ! merci, madame ! Je suivrai ce conseil-là !
Puis elle disparut dans un tourbillon de velours brun et de jupons blancs. Un moment plus tard, le petit carrosse de Perceval conduit par Corentin dévalait les hauteurs de Saint-Germain pour franchir la Seine au Pecq. À l’intérieur, Sylvie, enveloppée dans sa grande mante et assise auprès d’une Jeannette bien décidée à ne pas la quitter, s’efforçait avec peine de retrouver le calme obligatoire pour affronter l’homme le plus puissant du royaume dont elle savait qu’il pouvait être si redoutable. Afin de s’y aider, elle avait pris dans sa poche un chapelet et en égrenait les prières à mi-voix…
Pour y avoir figuré dans le ballet des Nations, quelques semaines plus tôt, Sylvie connaissait déjà le château de Rueil dont le Cardinal-duc avait fait un monument à sa gloire, si magnifique que d’importants événements s’y étaient déroulés, tels l’approbation des statuts de l’Académie française ou la signature du traité qui réunissait Colmar à la France. La demeure n’était pas immense, mais ses dépendances l’étaient. Entourée comme Limours de fossés profonds, elle disposait d’une chapelle, et aussi d’une oisellerie, d’un jeu de paume, d’une orangerie, de grandes écuries et surtout de jardins somptueux, plus beaux encore que ceux du Palais-Cardinal. Des grottes, des jeux d’eaux, des cascades les animaient, comme cette ravissante fontaine en forme de rose et cette haute « gerbe » jaillissant, devant la façade, d’un bassin octogonal. L’endroit était si charmant que le Roi aimait à s’y arrêter au retour de la chasse, pour causer avec son ministre en mangeant des tartes aux prunes.
Mais s’il lui était arrivé de le subir, ce charme, ce n’était plus le cas pour Sylvie, ce soir-là. Dans sa mémoire revenaient des récits entendus parfois, à voix basse, dans la chambre de la Reine. On disait que, sous le beau château, il y avait des oubliettes où le Cardinal faisait disparaître ceux qui le gênaient. On parlait d’exécutions secrètes, d’enterrements discrets dans le parc, de bourreaux masqués… Des légendes peut-être, mais à cette heure quasi nocturne où le jour déclinait, où les ombres prenaient de l’épaisseur, ces récits macabres devenaient singulièrement vivants et, dans son grand manteau, Sylvie frissonna.
Jeannette non plus n’était pas très rassurée. D’une voix un peu tremblante, elle murmura :
— Dieu que j’ai peur ! Pas vous, mademoiselle Sylvie ?
— Oh si ! Mais il faut y aller. Tu m’attendras dans la voiture.
M. de Chavigny n’était pas à Rueil, mais les gardes de la porte ne firent aucune difficulté pour aller prévenir le secrétaire de Son Éminence auprès de qui on la conduisit. C’était un religieux aimable, un peu replet, qui ne ressemblait en rien au père Joseph du Tremblay, fort heureusement. Il accueillit Mlle de L’Isle avec une surprise certaine mais une entière courtoisie.
— Son Éminence vous aurait-elle fait demander pour la distraire un moment ?
— Non, mon père. C’est moi qui, m’autorisant de la bonté qu’elle m’a toujours témoignée et, je l’avoue, avec une audace que je ne me serais pas permise en d’autres circonstances, souhaite obtenir d’elle un entretien.
— Maintenant ? Il est déjà plus de cinq heures et…
— Je sais qu’il est tard mais je vous supplie de croire qu’il s’agit d’une affaire très grave ! Dès l’instant où la vie d’un homme est en jeu…
— Ah ! Un homme ? Et qui vous touche de près ?
— C’est mon parrain ! Je l’aime et le respecte de tout mon cœur et il se trouve en ce moment victime d’une terrible erreur.
— Comment s’appelle ce bienheureux ?
— Bienheureux ? Alors qu’il risque l’échafaud ! Oh ! mon père !
— Ne vous offusquez pas. Je le disais bien heureux d’avoir su s’attirer tant d’affection de la part d’une si charmante jeune fille ! Alors, son nom ?
— Le chevalier Perceval de Raguenel. J’ajoute qu’il est un ami de M. Théophraste Renaudot que M. le Cardinal connaît bien.
— Et qui est fort malade, d’après ce que nous savons ? fit le secrétaire d’un ton plus froid. Eh bien, attendez ici ! Je vais voir si Son Éminence consent à vous recevoir…
Guidée par le chanoine-secrétaire, Sylvie parcourut de riches appartements sans y prêter attention : le Palais-Cardinal et la soirée du mois de janvier l’avaient habituée aux fastueux décors dont aimait s’entourer le ministre. La seule chose qui l’étonna fut de ne rencontrer nulle part Mme de Combalet. Ce qui d’ailleurs la soulagea d’un grand poids. S’il avait fallu s’expliquer devant cette jolie femme au sourire cruel, l’épreuve eût été plus rude encore que prévu.
Autre surprise, la porte que l’on ouvrit devant elle était celle de la chapelle qu’une courte galerie reliait au bâtiment principal. Il y faisait assez sombre, le lieu n’étant éclairé que par une poignée de cierges brûlant devant un extraordinaire crucifix d’ébène et d’or et par la lampe signalant la Présence. Une longue forme rouge qui priait, agenouillée sur un prie-Dieu, se redressa au bruit des pas et se tint debout devant elle tandis que le chanoine s’éclipsait. Elle semblait barrer le chemin de l’autel, pourtant la jeune fille choisit de l’ignorer délibérément pour s’agenouiller un instant et adresser au Ciel une courte oraison qui était un appel au secours. Et ce fut seulement une fois relevée qu’elle offrit au Cardinal la protocolaire révérence qu’il attendait et dont il ne se pressa pas de la relever :
— Dieu premier servi ! murmura-t-il. C’est trop juste… et c’est très bien ainsi. Relevez-vous !
— Monseigneur, exposa Sylvie, je demande mille pardons à Votre Éminence d’avoir osé venir ici sans y être invitée. Je la supplie de croire qu’il m’a fallu une raison bien… terrible pour justifier une si grande audace. Et de la trouver ici ajoute à mon angoisse, car je crains vraiment d’être importune. Votre Éminence priait…
— Vous avez été surprise que l’on vous amène ici ?
— En effet, monseigneur…
— Vous qui disiez n’avoir pas peur de moi, je crois que ce soir, vous avez peur. Est-ce à cause de la présence de Dieu ?
La jeune fille planta dans celui du Cardinal son regard limpide.
— Je confesse que je suis pleine de crainte mais pas de Dieu qui est suprême justice, suprême miséricorde, parce que je sais qu’il lit en moi. Je voudrais tant que Votre Éminence puisse en faire autant !
— Pourquoi pas ? C’est difficile de mentir dans une chapelle. Surtout à votre âge. On y… confesse, comme vous venez de le dire. Eh bien, je vous écoute, ajouta-t-il en gagnant la haute chaise disposée à la gauche de l’autel et d’où il suivait les offices. Sylvie alors se trouva séparée de lui par la table de communion en bronze doré et les deux marches qui y menaient. Elle se sentit d’autant plus mal à l’aise, ne sachant plus par où commencer. Peut-être éprouva-t-il un mouvement de pitié pour cette enfant fragile qu’il avait placée dans une situation d’accusée, car il commença avec un peu d’impatience :
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