— On me dit que vous voulez m’entretenir du cas – grave ! – d’un sieur Raguenel, convaincu d’avoir commis en la ville de Paris plusieurs crimes d’inspiration satanique ?

« Seigneur ! pensa Sylvie affolée. Du satanisme à présent ? S’ils le condamnent, ce sera au bûcher ! »

L’horreur de la situation de son cher parrain lui rendit tout son courage. Elle commença par abandonner la troisième personne.

— Permettez, monseigneur, que je rectifie vos paroles. Le « chevalier » de Raguenel est un homme de bien. Sans doute le meilleur que j’aie jamais connu. Il craint Dieu, vénère son Roi, respecte Votre Éminence et jamais n’eut rien à voir avec… le démon. Là, elle se signa rapidement avant de reprendre avec force : « Il est d’autant plus innocent des horribles choses dont on l’accuse que voilà des mois qu’avec son ami M. Renaudot, il cherche à atteindre l’assassin… »

— Disons qu’il a fait semblant pour mieux commettre ses forfaits et, pour finir, il a assommé mon pauvre gazetier qui avait dû finir par comprendre.

— Et quoi encore ? s’écria Sylvie soudain hors d’elle au point d’en oublier où elle se trouvait. Il est facile, me semble-t-il, d’interroger M. Renaudot !

— Le Lieutenant civil n’y manquera pas, soyez-en sûre. Encore faudrait-il que le malheureux sorte de l’état lamentable où il se trouve par une autre porte que celle de la mort… ou de la folie. Mais, dites-moi ce qu’est pour vous ce Raguenel ?

— Mon parrain. Mon tuteur aussi de par la volonté de Mme la duchesse de Vendôme dont il était l’écuyer et qui le connaît bien. Peut-être pourriez-vous l’entendre elle aussi ?

Richelieu haussa les épaules :

— La duchesse est à la fois une brouillonne et une sainte femme. Quand elle prend quelqu’un sous sa protection, elle dirait n’importe quoi, la main sur la Bible, pour le sauver.

— Un faux serment ? Et sur le Livre saint ? Oh ! monseigneur ! On voit que vous ne la connaissez pas !

— Je la connais très suffisamment ! Est-ce tout ce que vous aviez à me dire pour la défense de votre… parrain ? Que c’est un brave homme ? Vous n’imaginez pas quelles tares se cachent parfois sous les aspects les plus bénins…

— Je n’ai pas seulement dit cela. Si Votre Éminence veut bien s’en souvenir, j’ai mentionné tout à l’heure que M. de Raguenel cherchait l’assassin au cachet de cire rouge depuis plusieurs mois. Je devrais dire depuis des années…

— Des années ? Pour ce que nous en savons, ce misérable ne sévit que depuis le dernier printemps…

— Il avait déjà sévi une fois au moins, il y a onze ans, aux environs d’Anet…

— … qui est fief des Vendôme dont ce Raguenel était le serviteur. Je ne vois pas en quoi cette circonstance le déchargerait des crimes actuels ? Il me semble au contraire que cela l’accuse davantage.

— La victime était ma mère, que M. de Raguenel aimait. Elle et ses enfants ont été massacrés par une troupe d’hommes masqués afin de reprendre des lettres d’une grande importance pour un haut personnage. Leur chef était cet homme-là ! Et M. de Raguenel a juré de l’abattre un jour. C’est le hasard et M. Renaudot qui lui ont fait découvrir qu’à Paris l’homme commettait les mêmes meurtres…

— Votre mère et ses enfants ont été massacrés ? Et vous, alors ?

— Veuillez me pardonner : j’ai été la seule exception grâce à ma nourrice qui m’a couverte de son corps et ensuite à François de Vendôme qui m’a trouvée errant dans la forêt. J’avais quatre ans et lui dix !

Le Cardinal quitta soudain son siège, franchit la table de communion et prit Sylvie par le poignet :

— Venez avec moi ! Ce lieu sacré n’est pas fait pour que l’on y proclame de telles horreurs !

— N’entend-il jamais personne en confession ? Moi je dis la vérité et, ce faisant, je ne crains pas la colère de Dieu !

— Peut-être, mais je préfère que nous ne poursuivions pas ici. Vous comprendrez que nous allions dans mon cabinet…

Sylvie n’insista pas. La grande pièce de travail serait plus confortable pour cet homme vieilli avant l’âge dont la pâleur et les traits tirés, visibles en dépit d’un léger maquillage destiné à donner le change, l’avaient frappée lors du ballet. Et, de fait, revenu chez lui avec Sylvie à sa remorque, Richelieu enleva de son fauteuil de bureau son chat favori qui, réveillé, protesta. Le Cardinal s’installa à sa place et garda l’animal sur ses genoux. Quelques caresses le calmèrent rapidement.

— Il y a quelque chose de singulier dans votre histoire, mademoiselle de L’Isle. Je vous croyais originaire du sud du Vendômois où sont vos terres. Or vous me parlez d’un… château aux environs d’Anet ?

— En effet. Je porte un nom qui m’a été donné afin de me protéger…

— Êtes-vous en train de me dire que la Reine vous a prise à son service sans savoir votre identité véritable ?

— J’ignore ce qui s’est dit entre Mme la duchesse de Vendôme et Sa Majesté. Si elle sait, elle n’en a jamais rien témoigné. C’est d’ailleurs depuis peu que l’on m’a révélé ce qu’il en est de moi. Je m’appelle Sylvie de Valaines. Ma mère, une Florentine nommé Chiara Albizzi, était cousine de la reine Marie qui la prit à son service avant de la marier au baron de Valaines, mon père. Celui-ci n’était plus de ce monde quand le drame a eu lieu. Ma mère était seule à La Ferrière avec mon frère, ma sœur et moi, avec aussi nos serviteurs, dont ma nourrice. Tous ont été massacrés mais, avant de mourir, ma pauvre mère a subi un traitement ignoble : son assassin l’a violée et marquée au front d’un cachet de cire rouge portant la lettre oméga…

Et soudain, avant même que le Cardinal eût pu placer un mot, une bouffée de colère l’enflamma :

— Et que l’on ne vienne pas me dire que ce misérable était Perceval de Raguenel qui adorait ma mère et qui, ce jour-là, n’a pas quitté un instant Mme la duchesse de Vendôme ! Personne n’a oublié ce jour horrible, à Anet, et tous pourront en témoigner ! Il n’est allé là-bas que sur l’ordre de la duchesse après que le prince de Martigues m’eut ramenée au château, pieds nus et vêtue d’une chemise ensanglantée. Ce qu’il a vu à La Ferrière l’a bouleversé, ravagé de chagrin, et il a juré de retrouver le bourreau pour lui faire payer son forfait…

— Et il l’a retrouvé ?

— Vous savez bien que non. C’est l’autre qui l’a trouvé et qui veut le charger de ses crimes ! Et maintenant, on prétend les lui faire payer ? Comment un homme de Dieu comme Votre Éminence peut-il condamner ainsi sans savoir ? Oh ! c’est infâme, c’est infâme !

La colère de Sylvie cassa net. Sa résistance nerveuse aussi et elle s’écroula sur le tapis, secouée de sanglots convulsifs. Richelieu se leva et vint jusqu’à elle mais laissa passer, sagement, le plus gros de l’orage. Ce fut seulement quand les sanglots commencèrent à s’espacer qu’il se pencha pour lui prendre le bras :

— Allons, levez-vous ! Il est temps de vous calmer ! Nous avons encore à causer…

Elle obéit à la légère traction qu’il exerçait sur son bras et se laissa guider jusqu’à un siège sur lequel elle se laissa tomber, vidée de ses forces. Le Cardinal considéra le flot de velours brun au milieu duquel la fragile silhouette semblait perdue. Quinze ans et déjà, derrière elle, une histoire si terrible ! Même un cœur cuirassé comme le sien pouvait s’en émouvoir…

Obéissant à un sentiment de pitié, il alla, comme elle l’avait fait plusieurs fois lorsqu’elle venait chanter pour lui, verser dans un verre un peu de malvoisie :

— Tenez… Buvez, mon enfant, vous vous sentirez mieux ! Il faut vous ressaisir.

Elle leva sur lui ses yeux inondés de larmes mais, en prenant ce qu’on lui offrait, rougit brusquement. Elle pensait soudain à la petite fiole de poison remise par le duc César et dont elle ne s’était pas débarrassée avec l’idée qu’un jour, cette porte ouverte sur la mort pourrait lui être secourable si elle en venait à trop souffrir. Ce soir, elle n’avait pas songé à l’emporter. Pour quoi faire, d’ailleurs ? Elle-même devait rester bien en vie pour veiller sur Perceval et la mort du Cardinal n’aboutirait qu’à précipiter son trépas. On le ferait disparaître sans la moindre hésitation !

Chassant ces pensées débilitantes, elle but un peu de vin et, en effet, se sentit mieux :

— Que de bonté, monseigneur ! Je prie Votre Éminence de me pardonner mon mouvement de colère ! Il tient tout entier dans la tendresse que je porte à mon parrain…

— C’est bien ainsi que je l’ai compris. Restez assise, à présent, et causons !… Tout d’abord, comment s’appelle le château de votre enfance ?

— La Ferrière, monseigneur ! Il appartient maintenant au baron du même nom qui, voici peu, souhaitait obtenir ma main. Il estimait, paraît-il, que les Valaines n’y étaient que des intrus et il a réussi à obtenir de… du Roi qu’on le lui donne.

En dépit de son désarroi, Sylvie avait eu assez de présence d’esprit pour attribuer à Louis XIII un cadeau dont elle savait pertinemment qu’il venait du Cardinal. Les yeux de celui-ci parurent se rétrécir :

— Connaissiez-vous cela quand vous avez refusé M. de La Ferrière ?

— Nullement, monseigneur. Je n’ai su la vérité qu’il y a quelques semaines seulement. Je l’ai refusé parce que je ne l’aimais pas et que, même, il me faisait un peu peur. Non sans raison, car il n’a pas renoncé à me poursuivre. Cet été, à la place Royale, M. de Cinq-Mars s’est interposé entre lui et moi…

— Et il a bien fait ! Ce ne sont pas des procédés ! Autre chose, à présent ! À propos de la mort tragique de votre mère, vous parliez de lettres que l’on voulait lui reprendre. Savez-vous ce qu’étaient ces lettres ?

— Je ne sais pas grand-chose, monseigneur. Simplement qu’elles étaient de la main de la reine mère. C’était un peu normal, me semble-t-il, puisque ma mère lui était cousine, mais j’ignore ce qu’elles contenaient et à qui elles étaient adressées. Peut-être à ma mère ?

Le Cardinal eut une moue dubitative :

— Il faudrait qu’elles eussent contenu des confidences graves. Ce que j’ai peine à croire. Ne disiez-vous pas qu’elles étaient importantes pour un haut personnage ? De celui-ci, que savez-vous ?

— Rien du tout ! J’ai seulement pensé que c’était peut-être Sa Majesté le Roi, puisqu’il s’agissait de sa mère ?

— Le Roi eût envoyé des soldats commandés par l’un de ses grands serviteurs. Or, non seulement les gardes royaux n’ont pas vocation de massacrer les femmes et les enfants, mais vous avez mentionné des… inconnus masqués ?

— Oui, monseigneur. On a parlé d’une douzaine de cavaliers masqués et habillés de noir et…

— … et mes gens à moi sont vêtus de rouge et je n’emploie pas de spadassins ! fit sèchement Richelieu.

— Pardonnez-moi, monseigneur, mais le Roi et Votre Éminence ne sont pas les seuls que de telles lettres pouvaient intéresser et les hauts hommes sont assez nombreux qui disposent de troupes plus ou moins régulières, ajouta Sylvie qui, sachant ce que lui avait appris Perceval, ne doutait pas que les meurtriers eussent agi pour le compte du ministre. Elle admettait cependant volontiers que leur chef, agissant en même temps pour son compte personnel, eût outrepassé ses ordres. Le malheur voulait qu’il soit impossible de donner le fond de sa pensée et d’interroger le Cardinal. Savoir le nom de celui qu’il avait chargé de récupérer la dangereuse correspondance, c’était savoir celui de l’assassin au cachet de cire !

Sa réponse d’ailleurs avait l’air de convenir. Le dur visage se détendait un peu. Richelieu réfléchissait. Soudain, il demanda :

— Jureriez-vous sur l’Évangile qu’en cela vous m’avez dit la vérité ?

— Sans hésiter une seule seconde, monseigneur. Mettez-moi à l’épreuve !

Le regard sombre fouilla les prunelles claires au fond desquelles il ne réussit à déceler aucune ombre. Richelieu n’en avait pas encore fini pourtant avec l’affaire de La Ferrière.

— Ces cavaliers masqués, qui donc les a vus pour si bien les décrire ?

— Le village tout entier qu’ils ont terrifié. Ils sont venus en plein jour…

— C’est stupide ! Pour ce genre d’expédition, la nuit n’est-elle pas préférable ?

— Sans doute mais, dans la journée, surtout en été, portes et fenêtres sont ouvertes. En outre et pour ce que j’en sais, La Ferrière garde des défenses médiévales, des douves, un pont-levis…

— Pour ce que vous en savez ? N’y êtes-vous jamais retournée ?

— Jamais. Mme la duchesse de Vendôme tenait beaucoup à ce que j’oublie tout de ma petite enfance. Nous avions défense de diriger nos promenades de ce côté lorsque nous séjournions au château d’Anet.